(Sculpture antique) c'est un des plus beaux morceaux de sculpture grecque que nous possédions ; il est de la main de Polydore, d'Athénodore et d'Agesandre, trois excellents maîtres de Rhodes, qui le taillèrent de concert d'un seul bloc de marbre.

Cet ouvrage célèbre fut trouvé à Rome dans les ruines du palais de Titus, au commencement du XVIe siècle, sous le pontificat de Jules II. et passa depuis dans le palais Farnese. De tous ceux qui l'ont pu voir, il n'est personne qui doute de l'art supérieur des anciens à donner une âme vraiment noble, et prêter la parole au marbre et au bronze.

Laocoon, dont tout le monde sait l'histoire, est ici représenté avec ses deux fils, dans le temps que les deux affreux serpens, sortis de l'île de Ténédos, l'embrassent, se replient au-tour de son corps, le rongent et l'infectent de leur venin : lisez ce qu'en dit Virgile.

Serpens amplexus uterque

Implicat et miseros morsu depascitur artus ;

Corripiunt, spirisque ligant ingentibus, et jam

Bis medium amplexit, bis collo squamea circùm

Terga dati, superant capite, et cervicibus altis.

Mais que l'expression des figures du Laocoon de la Grèce est supérieure au tableau du poète de Rome ! vous n'en douterez point après avoir Ve le jugement brillant qu'en porte un moderne, connaisseur en ces matières. Je vais le laisser parler lui-même.

Une noble simplicité, nous dit-il, est surtout le caractère distinctif des chefs-d'œuvre des Grecs : ainsi que le fond de la mer reste toujours en repos, quelqu'agitée que soit la surface, de même l'expression que les Grecs ont mise dans leurs figures fait voir dans toutes les passions une âme grande et tranquille : cette grandeur, cette tranquillité règnent au milieu des tourments les plus affreux.

Le Laocoon en offre un bel exemple : lorsque la douleur se laisse apercevoir dans tous les muscles et dans tous les nerfs de son corps, au point qu'un spectateur attentif ne peut presque pas s'empêcher de la sentir ; en ne considérant même que la contraction douloureuse du bas ventre, cette grande douleur ne se montre avec furie ni dans le visage ni dans l'attitude. Laocoon, prêtre d'Apollon et de Neptune, ne jette point de cris effroyables, comme nous l'a représenté Virgile : l'ouverture de sa bouche ne l'indique pas, et son caractère aussi ferme qu'héroïque ne souffre point de l'imaginer ; il pousse plutôt des soupirs profonds, auxquels le comble du mal ne semble pas permettre un libre cours ; et c'est ainsi que le frère du fondateur de Troie a été dépeint par Sadolet. La douleur de son corps et la grandeur de son âme sont pour ainsi dire combinées la balance à la main, et repandues avec une force égale dans toute la configuration de la statue. Laocoon souffre beaucoup, mais il souffre comme le Philoctete de Sophocle : son malheur nous pénètre jusqu'au fond de l'âme, mais nous souhaitons en même temps de pouvoir supporter le malheur comme ce grand homme le supporte : l'expression d'une âme si sublime surpasse de beaucoup la représentation de la nature. Il fallait que l'artiste de cette expression sentit en lui-même la force de courage qu'il voulait imprimer à son marbre. C'est encore un des avantages de l'ancienne Grèce, que d'avoir possédé des artistes et des philosophes dans les mêmes personnes. La sagesse prêtant la main à l'art, mettait dans les figures des âmes élevées au-dessus des âmes communes.

Si l'artiste eut donné une draperie à Laocoon, parce qu'il était revêtu de la qualité de prêtre, il nous aurait à peine rendu sensible la moitié de la douleur que souffre le malheureux frère d'Anchise. De la façon au contraire dont il l'a représenté, l'expression est telle, que le Bernin prétendait découvrir dans le roidissement de l'une des cuisses de Laocoon le commencement de l'effet du venin du serpent. La douleur exprimée toute seule dans cette statue de Laocoon aurait été un défaut. Pour réunir ce qui caractérise l'âme et ce qui la rend noble, l'artiste a donné à ce chef-d'œuvre une action qui dans l'excès de douleur approche le plus de l'état du repos, sans que ce repos dégénere en indifférence ou en une espèce de léthargie.

Il est des censeurs qui n'applaudissant qu'à des ouvrages où dominent des attitudes extraordinaires et des actions rendues avec un feu outré, n'applaudissent point à ce chef-d'œuvre de la Grèce : de tels juges ne veulent sans-doute que des Ajax et des Capanées. Il faudrait pour mériter leurs suffrages que les figures eussent une âme semblable à celle qui sort de son orbite, mais on connaitra le prix solide de la statue de Laocoon en se familiarisant avec les ouvrages des Grecs, et en contractant pour ainsi dire l'habitude de vivre avec eux. Prents mes yeux, disait Nicomaque à un homme qui osait critiquer l'Helene de Zeuxis, prents mes yeux, et tu la trouveras divine.

Pline prit les yeux de Nicomaque pour juger du Laocoon. Selon lui la peinture ni la fonte n'ont jamais rien produit de si parfait. Opus omnibus, dit-il, et picturae et statuariae artis, praeferendum, lib. XXXVI. ch. Ve C'est aussi le premier des morceaux qui aient été représentés en taille-douce dans le livre des anciennes statues de la ville de Rome, mis au jour par Laurent Vaccarius en 1584. On a en France quelques copies de celui du palais Farnese, et en particulier celle qui est en bronze à Trianon. Ce fameux grouppe se trouve encore sur une gravure antique du cabinet du roi ; on remarque sur le devant un brasier, et dans le fond le commencement du frontispice du temple pour le sacrifice que ce grand-prêtre et ses enfants faisaient à Neptune lorsque les deux horribles serpens vinrent les envelopper et leur donner la mort. Enfin le Laocoon a été gravé merveilleusement sur un amétyste par le célèbre Sirlet, et cet ouvrage passe pour son chef-d'œuvre. (D.J.)