ou OECONOMIE, (Morale et Politique) ce mot vient de , maison, et de , loi, et ne signifie originairement que le sage et légitime gouvernement de la maison, pour le bien commun de toute la famille. Le sens de ce terme a été dans la suite étendu au gouvernement de la grande famille, qui est l'état. Pour distinguer ces deux acceptions, on l'appelle dans ce dernier cas, économie générale, ou politique ; et dans l'autre, économie domestique, ou particulière. Ce n'est que de la première qu'il est question dans cet article. Sur l'économie domestique, voyez PERE DE FAMILLE.


Quand il y aurait entre l'état et la famille autant de rapport que plusieurs auteurs le prétendent, il ne s'ensuivrait pas pour cela que les règles de conduite propres à l'une de ces deux sociétés, fussent convenables à l'autre : elles diffèrent trop en grandeur pour pouvoir être administrées de la même manière, et il y aura toujours une extrême différence entre le gouvernement domestique, où le père peut tout voir par lui-même, et le gouvernement civil, où le chef ne voit presque rien que par les yeux d'autrui. Pour que les choses devinssent égales à cet égard, il faudrait que les talents, la force, et toutes les facultés du père, augmentassent en raison de la grandeur de la famille, et que l'âme d'un puissant monarque fût à celle d'un homme ordinaire, comme l'étendue de son empire est à l'héritage d'un particulier.

Mais comment le gouvernement de l'état pourrait-il être semblable à celui de la famille dont le fondement est si différent ? Le père étant physiquement plus fort que ses enfants, aussi longtemps que son secours leur est nécessaire, le pouvoir paternel passe avec raison pour être établi par la nature. Dans la grande famille dont tous les membres sont naturellement égaux, l'autorité politique purement arbitraire quant à son institution, ne peut être fondée que sur des conventions, ni le magistrat commander aux autres qu'en vertu des lais. Les devoirs du père lui sont dictés par des sentiments naturels, et d'un ton qui lui permet rarement de desobéir. Les chefs n'ont point de semblable règle, et ne sont réellement tenus envers le peuple qu'à ce qu'ils lui ont promis de faire, et dont il est en droit d'exiger l'exécution. Une autre différence plus importante encore, c'est que les enfants n'ayant rien que ce qu'ils reçoivent du père, il est évident que tous les droits de propriété lui appartiennent, ou émanent de lui ; c'est tout le contraire dans la grande famille, où l'administration générale n'est établie que pour assurer la propriété particulière qui lui est antérieure. Le principal objet des travaux de toute la maison, est de conserver et d'accroitre le patrimoine du père, afin qu'il puisse un jour le partager entre ses enfants sans les appauvrir ; au lieu que la richesse du fisc n'est qu'un moyen, souvent fort mal entendu, pour maintenir les particuliers dans la paix et dans l'abondance. En un mot la petite famille est destinée à s'éteindre, et à se resoudre un jour en plusieurs autres familles semblables ; mais la grande étant faite pour durer toujours dans le même état, il faut que la première s'augmente pour se multiplier : et non-seulement il suffit que l'autre se conserve, mais on peut prouver aisément que toute augmentation lui est plus préjudiciable qu'utile.

Par plusieurs raisons tirées de la nature de la chose, le père doit commander dans la famille. Premièrement, l'autorité ne doit pas être égale entre le père et la mère ; mais il faut que le gouvernement soit un, et que dans les partages d'avis il y ait une voix prépondérante qui décide. 2°. Quelque legeres qu'on veuille supposer les incommodités particulières à la femme ; comme elles font toujours pour elle un intervalle d'inaction, c'est une raison suffisante pour l'exclure de cette primauté : car quand la balance est parfaitement égale, une paille suffit pour la faire pancher. De plus, le mari doit avoir inspection sur la conduite de sa femme ; parce qu'il lui importe de s'assurer que les enfants, qu'il est forcé de reconnaître et de nourrir, n'appartiennent pas à d'autres qu'à lui. La femme qui n'a rien de semblable à craindre, n'a pas le même droit sur le mari. 3°. Les enfants doivent obéir au père, d'abord par nécessité, ensuite par reconnaissance ; après avoir reçu de lui leurs besoins durant la moitié de leur vie, ils doivent consacrer l'autre à pourvoir aux siens. 4°. A l'égard des domestiques, ils lui doivent aussi leurs services en échange de l'entretien qu'il leur donne ; sauf à rompre le marché dès qu'il cesse de leur convenir. Je ne parle point de l'esclavage, parce qu'il est contraire à la nature, et qu'aucun droit ne peut l'autoriser.

Il n'y a rien de tout cela dans la société politique. Loin que le chef ait un intérêt naturel au bonheur des particuliers, il ne lui est pas rare de chercher le sien dans leur misere. La magistrature est-elle héréditaire, c'est souvent un enfant qui commande à des hommes : est-elle élective, mille inconvénients se font sentir dans les élections, et l'on perd dans l'un et l'autre cas tous les avantages de la paternité. Si vous n'avez qu'un seul chef, vous êtes à la discrétion d'un maître qui n'a nulle raison de vous aimer ; si vous en avez plusieurs, il faut supporter à la fois leur tyrannie et leurs divisions. En un mot, les abus sont inévitables et leurs suites funestes dans toute société, où l'intérêt public et les lois n'ont aucune force naturelle, et sont sans cesse attaqués par l'intérêt personnel et les passions du chef et des membres.

Quoique les fonctions du père de famille et du premier magistrat doivent tendre au même but, c'est par des voies si différentes ; leur devoir et leurs droits sont tellement distingués, qu'on ne peut les confondre sans se former de fausses idées des lois fondamentales de la société, et sans tomber dans des erreurs fatales au genre humain. En effet, si la voix de la nature est le meilleur conseil que doive écouter un bon père pour bien remplir ses devoirs, elle n'est pour le magistrat qu'un faux guide qui travaille sans cesse à l'écarter des siens, et qui l'entraîne tôt ou tard à sa perte ou à celle de l'état, s'il n'est retenu par la plus sublime vertu. La seule précaution nécessaire au père de famille, est de se garantir de la dépravation, et d'empêcher que les inclinations naturelles ne se corrompent en lui ; mais ce sont elles qui corrompent le magistrat. Pour bien faire, le premier n'a qu'à consulter son cœur ; l'autre devient un traitre au moment qu'il écoute le sien : sa raison même lui doit être suspecte, et il ne doit suivre d'autre règle que la raison publique, qui est la loi. Aussi la nature a-t-elle fait une multitude de bons pères de famille ; mais il est douteux que depuis l'existence du monde, la sagesse humaine ait jamais fait dix hommes capables de gouverner leurs semblables.

De tout ce que je viens d'exposer, il s'ensuit que c'est avec raison qu'on a distingué l'économie publique de l'économie particulière, et que l'état n'ayant rien de commun avec la famille que l'obligation qu'ont les chefs de rendre heureux l'un et l'autre, les mêmes règles de conduite ne sauraient convenir à tous les deux. J'ai cru qu'il suffirait de ce peu de lignes pour renverser l'odieux système que le chevalier Filmer a tâché d'établir dans un ouvrage intitulé Patriarcha, auquel deux hommes illustres ont fait trop d'honneur en écrivant des livres pour le réfuter : au reste, cette erreur est fort ancienne, puisqu'Aristote même a jugé à-propos de la combattre par des raisons qu'on peut voir au premier livre de ses Politiques.

Je prie mes lecteurs de bien distinguer encore l'économie publique dont j'ai à parler, et que j'appelle gouvernement, de l'autorité suprême que j'appelle souveraineté ; distinction qui consiste en ce que l'une a le droit législatif, et oblige en certains cas le corps même de la nation, tandis que l'autre n'a que la puissance exécutrice, et ne peut obliger que les particuliers. Voyez POLITIQUE et SOUVERAINETE.

Qu'on me permette d'employer pour un moment une comparaison commune et peu exacte à bien des égards, mais propre à me faire mieux entendre.

Le corps politique, pris individuellement, peut être considéré comme un corps organisé, vivant, et semblable à celui de l'homme. Le pouvoir souverain représente la tête ; les lois et les coutumes sont le cerveau, principe des nerfs et siège de l'entendement, de la volonté, et des sens, dont les juges et magistrats sont les organes ; le commerce, l'industrie, et l'agriculture, sont la bouche et l'estomac qui préparent la subsistance commune ; les finances publiques sont le sang qu'une sage économie, en faisant les fonctions du cœur, renvoye distribuer par tout le corps la nourriture et la vie ; les citoyens sont le corps et les membres qui font mouvoir, vivre, et travailler la machine, et qu'on ne saurait blesser en aucune partie, qu'aussi-tôt l'impression douloureuse ne s'en porte au cerveau, si l'animal est dans un état de santé.

La vie de l'un et de l'autre est le moi commun au tout, la sensibilité réciproque, et la correspondance interne de toutes les parties. Cette communication vient-elle à cesser, l'unité formelle à s'évanouir, et les parties contiguès à n'appartenir plus l'une à l'autre que par juxta-position ? l'homme est mort, ou l'état est dissous.

Le corps politique est donc aussi un être moral qui a une volonté ; et cette volonté générale, qui tend toujours à la conservation et au bien-être du tout et de chaque partie, et qui est la source des lais, est pour tous les membres de l'état par rapport à eux et à lui, la règle du juste et de l'injuste, vérité qui, pour le dire en passant, montre avec combien de sens tant d'écrivains ont traité de vol la subtilité prescrite aux enfants de Lacédémone, pour gagner leur frugal repas, comme si tout ce qu'ordonne la loi pouvait ne pas être légitime. Voyez au mot DROIT, la source de ce grand et lumineux principe, dont cet article est le développement.

Il est important de remarquer que cette règle de justice, sure par rapport à tous les citoyens, peut être fautive avec les étrangers ; et la raison de ceci est évidente : c'est qu'alors la volonté de l'état, quoique générale par rapport à ses membres, ne l'est plus par rapport aux autres états et à leurs membres, mais devient pour eux une volonté particulière et individuelle, qui a sa règle de justice dans la loi de nature, ce qui rentre également dans le principe établi : car alors la grande ville du monde devient le corps politique dont la loi de nature est toujours la volonté générale, et dont les états et peuples divers ne sont que des membres individuels.

De ces mêmes distinctions appliquées à chaque societé politique et à ses membres, découlent les règles les plus universelles et les plus sures sur lesquelles on puisse juger d'un bon ou d'un mauvais gouvernement, et en général, de la moralité de toutes les actions humaines.

Toute societé politique est composée d'autres sociétés plus petites, de différentes espèces dont chacune a ses intérêts et ses maximes ; mais ces sociétés que chacun aperçoit, parce qu'elles ont une forme extérieure et autorisée, ne sont pas les seules qui existent réellement dans l'état ; tous les particuliers qu'un intérêt commun réunit, en composent autant d'autres, permanentes ou passageres, dont la force n'est pas moins réelle pour être moins apparente, et dont les divers rapports bien observés font la véritable connaissance des mœurs. Ce sont toutes ces associations tacites ou formelles qui modifient de tant de manières les apparences de la volonté publique par l'influence de la leur. La volonté de ces sociétés particulières a toujours deux relations ; pour les membres de l'association, c'est une volonté générale ; pour la grande societé, c'est une volonté particulière, qui très-souvent se trouve droite au premier égard, et vicieuse au second. Tel peut être prêtre dévot, ou brave soldat, ou patricien zélé, et mauvais citoyen. Telle délibération peut être avantageuse à la petite communauté, et très-pernicieuse à la grande. Il est vrai que les sociétés particulières étant toujours subordonnées à celles qui les contiennent, on doit obéir à celles-ci préférablement aux autres, que les devoirs du citoyen vont avant ceux du sénateur, et ceux de l'homme avant ceux du citoyen : mais malheureusement l'intérêt personnel se trouve toujours en raison inverse du devoir, et augmente à mesure que l'association devient plus étroite et l'engagement moins sacré ; preuve invincible que la volonté la plus générale est aussi toujours la plus juste, et que la voix du peuple est en effet la voix de Dieu.

Il ne s'ensuit pas pour cela que les délibérations publiques soient toujours équitables ; elles peuvent ne l'être pas lorsqu'il s'agit d'affaires étrangères ; j'en ai dit la raison. Ainsi, il n'est pas impossible qu'une république bien gouvernée fasse une guerre injuste. Il ne l'est pas non plus que le conseil d'une démocratie passe de mauvais decrets et condamne les innocens : mais cela n'arrivera jamais, que le peuple ne soit séduit par des intérêts particuliers, qu'avec du crédit et de l'éloquence quelques hommes adroits sauront substituer aux siens. Alors autre chose sera la délibération publique, et autre chose la volonté générale. Qu'on ne m'oppose donc point la démocratie d'Athènes, parce qu'Athènes n'était point en effet une démocratie, mais une aristocratie très-tyrannique, gouvernée par des savants et des orateurs. Examinez avec soin ce qui se passe dans une délibération quelconque, et vous verrez que la volonté générale est toujours pour le bien commun ; mais très-souvent il se fait une scission secrète, une confédération tacite, qui pour des vues particulières sait éluder la disposition naturelle de l'assemblée. Alors le corps social se divise réellement en d'autres dont les membres prennent une volonté générale, bonne et juste à l'égard de ces nouveaux corps, injuste et mauvaise à l'égard du tout dont chacun d'eux se démembre.

On voit avec quelle facilité l'on explique à l'aide de ces principes, les contradictions apparentes qu'on remarque dans la conduite de tant d'hommes remplis de scrupule et d'honneur à certains égards, trompeurs et fripons à d'autres, foulant aux pieds les plus sacrés devoirs, et fidèles jusqu'à la mort à des engagements souvent illégitimes. C'est ainsi que les hommes les plus corrompus rendent toujours quelque sorte d'hommage à la foi publique ; c'est ainsi (comme on l'a remarqué à l'article DROIT) que les brigands mêmes, qui sont les ennemis de la vertu dans la grande societé, en adorent le simulacre dans leurs cavernes.

En établissant la volonté générale pour premier principe de l'économie publique, et règle fondamentale du gouvernement, je n'ai pas cru nécessaire d'examiner sérieusement si les magistrats appartiennent au peuple ou le peuple aux magistrats, et si dans les affaires publiques on doit consulter le bien de l'état ou celui des chefs. Depuis longtemps cette question a été décidée d'une manière par la pratique, et d'une autre par la raison ; et en général ce serait une grande folie d'espérer que ceux qui dans le fait sont les maîtres, préféreront un autre intérêt au leur. Il serait donc à propos de diviser encore l'économie publique en populaire et tyrannique. La première est celle de tout état, où règne entre le peuple et les chefs unité d'intérêt et de volonté ; l'autre existera nécessairement par-tout où le gouvernement et le peuple auront des intérêts différents et par conséquent des volontés opposées. Les maximes de celle-ci sont inscrites au long dans les archives de l'histoire et dans les satyres de Machiavel. Les autres ne se trouvent que dans les écrits des philosophes qui osent reclamer les droits de l'humanité.

I. La première et plus importante maxime du gouvernement légitime ou populaire, c'est-à-dire de celui qui a pour objet le bien du peuple, est donc, comme je l'ai dit, de suivre en tout la volonté générale ; mais pour la suivre il faut la connaître, et surtout la bien distinguer de la volonté particulière en commençant par soi-même ; distinction toujours fort difficîle à faire, et pour laquelle il n'appartient qu'à la plus sublime vertu de donner de suffisantes lumières. Comme pour vouloir il faut être libre, une autre difficulté qui n'est guère moindre, est d'assurer à la fois la liberté publique et l'autorité du gouvernement. Cherchez les motifs qui ont porté les hommes unis par leurs besoins mutuels dans la grande société, à s'unir plus étroitement par des sociétés civiles ; vous n'en trouverez point d'autre que celui d'assurer les biens, la vie, et la liberté de chaque membre par la protection de tous : or comment forcer des hommes à defendre la liberté de l'un d'entr'eux, sans porter atteinte à celle des autres ? et comment pourvoir aux besoins publics sans altérer la proprieté particulière de ceux qu'on force d'y contribuer ? De quelques sophismes qu'on puisse colorer tout cela, il est certain que si l'on peut contraindre ma volonté, je ne suis plus libre, et que je ne suis plus maître de mon bien, si quelqu'autre peut y toucher. Cette difficulté, qui devait sembler insurmontable, a été levée avec la première par la plus sublime de toutes les institutions humaines, ou plutôt par une inspiration céleste, qui apprit à l'homme à imiter ici-bas les decrets immuables de la divinité. Par quel art inconcevable a-t-on pu trouver le moyen d'assujettir les hommes pour les rendre libres ? d'employer au service de l'état les biens, les bras, et la vie même de tous ses membres, sans les contraindre et sans les consulter ? d'enchainer leur volonté de leur propre aveu ? de faire valoir leur consentement contre leur refus, et de les forcer à se punir eux-mêmes, quand ils font ce qu'ils n'ont pas voulu ? Comment se peut-il faire qu'ils obéissent et que personne ne commande, qu'ils servent et n'aient point de maître ; d'autant plus libres en effet que sous une apparente sujétion, nul ne perd de sa liberté que ce qui peut nuire à celle d'un autre ? Ces prodiges sont l'ouvrage de la loi. C'est à la loi seule que les hommes doivent la justice et la liberté. C'est cet organe salutaire de la volonté de tous, qui rétablit dans le droit l'égalité naturelle entre les hommes. C'est cette voix céleste qui dicte à chaque citoyen les préceptes de la raison publique, et lui apprend à agir selon les maximes de son propre jugement, et à n'être pas en contradiction avec lui-même. C'est elle seule aussi, que les chefs doivent faire parler quand ils commandent ; car si-tôt qu'indépendamment des lais, un homme en prétend soumettre un autre à sa volonté privée, il sort à l'instant de l'état civil, et se met vis-à-vis de lui dans le pur état de nature, où l'obéissance n'est jamais prescrite que par la nécessité.

Le plus pressant intérêt du chef, de même que son devoir le plus indispensable est donc de veiller à l'observation des lois dont il est le ministre, et sur lesquelles est fondée toute son autorité. S'il doit les faire observer aux autres, à plus forte raison doit-il les observer lui-même qui jouit de toute leur faveur. Car son exemple est de telle force, que quand même le peuple voudrait bien souffrir qu'il s'affranchit du joug de la loi, il devrait se garder de profiter d'une si dangereuse prérogative, que d'autres s'efforceraient bien-tôt d'usurper à leur tour, et souvent à son préjudice. Au fond, comme tous les engagements de la societé sont réciproques par leur nature, il n'est pas possible de se mettre au-dessus de la loi sans renoncer à ses avantages, et personne ne doit rien à quiconque prétend ne rien devoir à personne. Par la même raison nulle exemption de la loi ne sera jamais accordée à quelque titre que ce puisse être dans un gouvernement bien policé. Les citoyens mêmes, qui ont bien mérité de la patrie, doivent être récompensés par des honneurs et jamais par des privilèges : car la république est à la veille de sa ruine, si-tôt que quelqu'un peut penser qu'il est beau de ne pas obéir aux lais. Mais si jamais la noblesse ou le militaire, ou quelqu'autre ordre de l'état, adoptait une pareille maxime, tout serait perdu sans ressource.

La puissance des lois dépend encore plus de leur propre sagesse que de la sévérité de leurs ministres, et la volonté publique tire son plus grand poids de la raison qui l'a dictée : c'est pour cela que Platon regarde comme une précaution très-importante, de mettre toujours à la tête des édits un préambule raisonné qui en montre la justice et l'utilité. En effet, la première des lois est de respecter les lois : la rigueur des châtiments n'est qu'une vaine ressource imaginée par de petits esprits, pour substituer la terreur à ce respect qu'ils ne peuvent obtenir. On a toujours remarqué que les pays où les supplices sont le plus terribles, sont aussi ceux où ils sont le plus fréquents ; de sorte que la cruauté des peines ne marque guère que la multitude des infracteurs, et qu'en punissant tout avec la même séverité, l'on force les coupables de commettre des crimes pour échapper à la punition de leurs fautes.

Mais quoique le gouvernement ne soit pas le maître de la loi, c'est beaucoup d'en être le garant et d'avoir mille moyens de la faire aimer. Ce n'est qu'en cela que consiste le talent de régner. Quand on a la force en main, il n'y a point d'art à faire trembler tout le monde, et il n'y en a pas même beaucoup à gagner les cœurs ; car l'expérience a dépuis longtemps appris au peuple, à tenir grand compte à ses chefs de tout le mal qu'ils ne lui font pas, et à les adorer quand il n'en est pas haï. Un imbécile obéï peut comme un autre punir les forfaits : le véritable homme d'état sait les prévenir ; c'est sur les volontés encore plus que sur les actions qu'il étend son respectable empire. S'il pouvait obtenir que tout le monde fit bien, il n'aurait lui-même plus rien à faire, et le chef-d'œuvre de ses travaux serait de pouvoir rester aisif. Il est certain, du moins, que le plus grand talent des chefs est de déguiser leur pouvoir pour le rendre moins odieux, et de conduire l'état si paisiblement qu'il semble n'avoir pas besoin de conducteurs.

Je conclus donc que, comme le premier devoir du législateur est de conformer les lois à la volonté générale, la première règle de l'économie publique est que l'administration soit conforme aux lais. C'en sera même assez pour que l'état ne soit pas mal gouverné, si le legislateur a pourvu comme il le devait à tout ce qu'exigeaient les lieux, le climat, le sol, les mœurs, le voisinage, et tous les rapports particuliers du peuple qu'il avait à instituer. Ce n'est pas qu'il ne reste encore une infinité de détails de police et d'économie, abandonnés à la sagesse du gouvernement : mais il a toujours deux règles infaillibles pour se bien conduire dans ces occasions ; l'une est l'esprit de la loi qui doit servir à la décision des cas qu'elle n'a pu prévoir ; l'autre est la volonté générale, source et supplément de toutes les lois, et qui doit toujours être consultée à leur défaut. Comment, me dira-t-on, connaître la volonté générale dans les cas où elle ne s'est point expliquée ? Faudra-t-il assembler toute la nation à chaque événement imprévu ? Il faudra d'autant moins l'assembler, qu'il n'est pas sur que sa décision fût l'expression de la volonté générale ; que ce moyen est impraticable dans un grand peuple, et qu'il est rarement nécessaire quand le gouvernement est bien intentionné : car les chefs savent assez que la volonté générale est toujours pour le parti le plus favorable à l'intérêt public, c'est-à-dire le plus équitable ; de sorte qu'il ne faut qu'être juste pour s'assurer de suivre la volonté générale. Souvent quand on la choque trop ouvertement, elle se laisse apercevoir malgré le frein terrible de l'autorité publique. Je cherche le plus près qu'il m'est possible les exemples à suivre en pareil cas. A la Chine, le prince a pour maxime constante de donner le tort à ses officiers dans toutes les altercations qui s'élèvent entr'eux et le peuple. Le pain est-il cher dans une province, l'intendant est mis en prison : se fait-il dans une autre une émeute, le gouverneur est cassé, et chaque mandarin répond sur sa tête de tout le mal qui arrive dans son département. Ce n'est pas qu'on n'examine ensuite l'affaire dans un procès régulier ; mais une longue expérience en a fait prévenir ainsi le jugement. L'on a rarement en cela quelque injustice à réparer ; et l'empereur persuadé que la clameur publique ne s'élève jamais sans sujet, démêle toujours au-travers des cris séditieux qu'il punit, de justes griefs qu'il redresse.

C'est beaucoup que d'avoir fait régner l'ordre et la paix dans toutes les parties de la république ; c'est beaucoup que l'état soit tranquille et la loi respectée : mais si l'on ne fait rien de plus, il y aura dans tout cela plus d'apparence que de réalité, et le gouvernement se fera difficilement obéir s'il se borne à l'obéissance. S'il est bon de savoir employer les hommes tels qu'ils sont, il vaut beaucoup mieux encore les rendre tels qu'on a besoin qu'ils soient ; l'autorité la plus absolue est celle qui pénétre jusqu'à l'intérieur de l'homme, et ne s'exerce pas moins sur la volonté que sur les actions. Il est certain que les peuples sont à la longue ce que le gouvernement les fait être. Guerriers, citoyens, hommes, quand il le veut ; populace et canaille quand il lui plait : et tout prince qui méprise ses sujets, se déshonore lui-même en montrant qu'il n'a pas su les rendre estimables. Formez donc des hommes si vous voulez commander à des hommes ; si vous voulez qu'on obéisse aux lais, faites qu'on les aime, et que pour faire ce qu'on doit, il suffise de songer qu'on le doit faire. C'était là le grand art des gouvernements anciens, dans ces temps reculés, où les philosophes donnaient des lois aux peuples, et n'employaient leur autorité qu'à les rendre sages et heureux. De-là tant de lois somptuaires, tant de règlements sur les mœurs, tant de maximes publiques admises ou rejetées avec le plus grand soin. Les tyrants mêmes n'oubliaient pas cette importante partie de l'administration, et on les voyait attentifs à corrompre les mœurs de leurs esclaves, avec autant de soin qu'en avaient les magistrats à corriger celles de leurs concitoyens. Mais nos gouvernements modernes qui croient avoir tout fait quand ils ont tiré de l'argent, n'imaginent pas même qu'il soit nécessaire ou possible d'aller jusque-là.

II. Seconde règle essentielle de l'économie publique, non moins importante que la première. Voulez-vous que la volonté générale soit accomplie ? faites que toutes les volontés particulières s'y rapportent ; et comme la vertu n'est que cette conformité de la volonté particulière à la générale, pour dire la même chose en un mot, faites régner la vertu.

Si les politiques étaient moins aveuglés par leur ambition, ils verraient combien il est impossible qu'aucun établissement quel qu'il sait, puisse marcher selon l'esprit de son institution, s'il n'est dirigé selon la loi du devoir ; ils sentiraient que le plus grand ressort de l'autorité publique est dans le cœur des citoyens, et que rien ne peut suppléer aux mœurs pour le maintien du gouvernement. Non-seulement il n'y a que des gens de bien qui sachent administrer les lais, mais il n'y a dans le fond que d'honnêtes gens qui sachent leur obéir. Celui qui vient à bout de braver les remords, ne tardera pas à braver les supplices ; châtiment moins rigoureux, moins continuel, et auquel on a du moins l'espoir d'échapper ; et quelques précautions qu'on prenne, ceux qui n'attendent que l'impunité pour mal faire, ne manquent guère de moyens d'éluder la loi ou d'échapper à la peine. Alors, comme tous les intérêts particuliers se réunissent contre l'intérêt général qui n'est plus celui de personne, les vices publics ont plus de force pour énerver les lais, que les lois n'en ont pour réprimer les vices ; et la corruption du peuple et des chefs s'étend enfin jusqu'au gouvernement, quelque sage qu'il puisse être : le pire de tous les abus est, de n'obéir en apparence aux lois que pour les enfreindre en effet avec sûreté. Bientôt les meilleures lois deviennent les plus funestes : il vaudrait mieux cent fois qu'elles n'existassent pas ; ce serait une ressource qu'on aurait encore quand il n'en reste plus. Dans une pareille situation, l'on ajoute vainement édits sur édits, règlements sur règlements. Tout cela ne sert qu'à introduire d'autres abus sans corriger les premiers. Plus vous multipliez les lais, plus vous les rendez méprisables ; et tous les surveillans que vous instituez, ne sont que de nouveaux infracteurs destinés à partager avec les anciens, ou à faire leur pillage à part. Bien-tôt le prix de la vertu devient celui du brigandage : les hommes les plus vils sont les plus accrédités ; plus ils sont grands, plus ils sont méprisables ; leur infamie éclate dans leurs dignités, et ils sont déshonorés par leurs honneurs. S'ils achetent les suffrages des chefs ou la protection des femmes, c'est pour vendre à leur tour la justice, le devoir et l'état ; et le peuple qui ne voit pas que ses vices sont la première cause de ses malheurs, murmure et s'écrie en gémissant : " Tous mes maux ne viennent que de ceux que je paye pour m'en garantir ".

C'est alors qu'à la voix du devoir qui ne parle plus dans les cœurs, les chefs sont forcés de substituer le cri de la terreur, ou le leurre d'un intérêt apparent dont ils trompent leurs créatures. C'est alors qu'il faut recourir à toutes les petites et méprisables ruses qu'ils appellent maximes d'état, et mystères du cabinet. Tout ce qui reste de vigueur au gouvernement est employé par ses membres à se perdre et supplanter l'un l'autre, tandis que les affaires demeurent abandonnées, ou ne se font qu'à mesure que l'intérêt personnel le demande, et selon qu'il les dirige. Enfin toute l'habileté de ces grands politiques, est de fasciner tellement les yeux de ceux dont ils ont besoin, que chacun croye travailler pour son intérêt en travaillant pour le leur ; je dis le leur, si tant est qu'en effet le véritable intérêt des chefs soit d'anéantir les peuples pour les soumettre, et de ruiner leur propre bien pour s'en assurer la possession.

Mais quand les citoyens aiment leur devoir, et que les dépositaires de l'autorité publique s'appliquent sincèrement à nourrir cet amour par leur exemple et par leurs soins, toutes les difficultés s'évanouissent, l'administration prend une facilité qui la dispense de cet art ténébreux, dont la noirceur fait tout le mystère. Ces esprits vastes, si dangereux et si admirés, tous ces grands ministres dont la gloire se confond avec les malheurs du peuple, ne sont plus regrettés : les mœurs publiques suppléent au génie des chefs ; et plus la vertu règne, moins les talents sont nécessaires. L'ambition même est mieux servie par le devoir que par l'usurpation : le peuple convaincu que ses chefs ne travaillent qu'à faire son bonheur, les dispense par sa déférence de travailler à affermir leur pouvoir ; et l'histoire nous montre en mille endroits, que l'autorité qu'il accorde à ceux qu'il aime et dont il est aimé, est cent fois plus absolue que toute la tyrannie des usurpateurs. Ceci ne signifie pas que le gouvernement doive craindre d'user de son pouvoir, mais qu'il n'en doit user que d'une manière légitime. On trouvera dans l'histoire mille exemples de chefs ambitieux ou pusillanimes, que la mollesse ou l'orgueil ont perdus, aucun qui se soit mal trouvé de n'être qu'équittable. Mais on ne doit pas confondre la négligence avec la modération, ni la douceur avec la faiblesse. Il faut être sévère pour être juste : souffrir la méchanceté qu'on a le droit et le pouvoir de réprimer, c'est être méchant soi-même.

Ce n'est pas assez de dire aux citoyens, soyez bons ; il faut leur apprendre à l'être ; et l'exemple même, qui est à cet égard la première leçon, n'est pas le seul moyen qu'il faille employer : l'amour de la patrie est le plus efficace ; car comme je l'ai déjà dit, tout homme est vertueux quand sa volonté particulière est conforme en tout à la volonté générale, et nous voulons volontiers ce que veulent les gens que nous aimons.

Il semble que le sentiment de l'humanité s'évapore et s'affoiblisse en s'étendant sur toute la terre, et que nous ne saurions être touchés des calamités de la Tartarie ou du Japon, comme de celles d'un peuple européen. Il faut en quelque manière borner et comprimer l'intérêt et la commisération pour lui donne, de l'activité. Or comme ce penchant en nous ne peut être utîle qu'à ceux avec qui nous avons à vivre, il est bon que l'humanité concentrée entre les concitoyens, prenne en eux une nouvelle force par l'habitude de se voir, et par l'intérêt commun qui les réunit. Il est certain que les plus grands prodiges de vertu ont été produits par l'amour de la patrie : ce sentiment doux et vif, qui joint la force de l'amour propre à toute la beauté de la vertu, lui donne une énergie qui, sans la défigurer, en fait la plus héroïque de toutes les passions. C'est lui qui produisit tant d'actions immortelles dont l'éclat éblouit nos faibles yeux, et tant de grands hommes dont les antiques vertus passent pour des fables, depuis que l'amour de la patrie est tourné en dérision. Ne nous en étonnons pas ; les transports des cœurs tendres paraissent autant de chimères à quiconque ne les a point sentis ; et l'amour de la patrie, plus vif et plus délicieux cent fois que celui d'une maîtresse, ne se conçoit de même qu'en l'éprouvant : mais il est aisé de remarquer dans tous les cœurs qu'il échauffe, dans toutes les actions qu'il inspire, cette ardeur bouillante et sublime dont ne brille pas la plus pure vertu quand elle en est séparée. Osons opposer Socrate même à Caton : l'un était plus philosophe, et l'autre plus citoyen. Athènes était déjà perdue, et Socrate n'avait plus de patrie que le monde entier : Caton porta toujours la sienne au fond de son cœur ; il ne vivait que pour elle et ne put lui survivre. La vertu de Socrate est celle du plus sage des hommes : mais entre César et Pompée, Caton semble un dieu parmi des mortels. L'un instruit quelques particuliers, combat les sophistes, et meurt pour la vérité : l'autre défend l'état, la liberté, les lois contre les conquérants du monde, et quitte enfin la terre quand il n'y voit plus de patrie à servir. Un digne éléve de Socrate serait le plus vertueux de ses contemporains ; un digne émule de Caton en serait le plus grand. La vertu du premier ferait son bonheur, le second chercherait son bonheur dans celui de tous. Nous serions instruits par l'un et conduits par l'autre, et cela seul déciderait de la préférence : car on n'a jamais fait un peuple de sages, mais il n'est pas impossible de rendre un peuple heureux.

Voulons-nous que les peuples soient vertueux ? commençons donc par leur faire aimer la patrie : mais comment l'aimeront-ils si la patrie n'est rien de plus pour eux que pour des étrangers, et qu'elle ne leur accorde que ce qu'elle ne peut refuser à personne ? Ce serait bien pis s'ils n'y jouissaient pas même de la sûreté civile, et que leurs biens, leur vie ou leur liberté fussent à la discrétion des hommes puissants, sans qu'il leur fût possible ou permis d'oser reclamer les lais. Alors soumis aux devoirs de l'état civil, sans jouir même des droits de l'état de nature, et sans pouvoir employer leurs forces pour se défendre, ils seraient par conséquent dans la pire condition où se puissent trouver des hommes libres, et le mot de patrie ne pourrait avoir pour eux qu'un sens odieux ou ridicule. Il ne faut pas croire que l'on puisse offenser ou couper un bras, que la douleur ne s'en porte à la tête ; et il n'est pas plus croyable que la volonté générale consente qu'un membre de l'état, quel qu'il sait, en blesse ou détruise un autre, qu'il ne l'est que les doigts d'un homme usant de sa raison aillent lui crever les yeux. La sûreté particulière est tellement liée avec la confédération publique, que sans les égards que l'on doit à la faiblesse humaine, cette convention serait dissoute par le droit, s'il périssait dans l'état un seul citoyen qu'on eut pu secourir ; si l'on en retenait à tort un seul en prison, et s'il se perdait un seul procès avec une injustice évidente : car les conventions fondamentales étant enfreintes, on ne voit plus quel droit ni quel intérêt pourrait maintenir le peuple dans l'union sociale, à moins qu'il n'y fût retenu par la seule force qui fait la dissolution de l'état civil.

En effet, l'engagement du corps de la nation n'est-il pas de pourvoir à la conservation du dernier de ses membres, avec autant de soin qu'à celle de tous les autres ? et le salut d'un citoyen est-il moins la cause commune que celui de tout l'état ? Qu'on nous dise qu'il est bon qu'un seul périsse pour tous, j'admirerai cette sentence dans la bouche d'un digne et vertueux patriote, qui se consacre volontairement et par devoir à la mort pour le salut de son pays : mais si l'on entend qu'il soit permis au gouvernement de sacrifier un innocent au salut de la multitude, je tiens cette maxime pour une des plus exécrables que jamais la tyrannie ait inventée, la plus fausse qu'on puisse avancer, la plus dangereuse qu'on puisse admettre, et la plus directement opposée aux lois fondamentales de la société. Loin qu'un seul doive périr pour tous, tous ont engagé leurs biens et leurs vies à la défense de chacun d'eux, afin que la faiblesse particulière fût toujours protégée par la force publique, et chaque membre par tout l'état. Après avoir par supposition retranché du peuple un individu après l'autre, pressez les partisans de cette maxime à mieux expliquer ce qu'ils entendent par le corps de l'état, et vous verrez qu'ils le réduiront à la fin à un petit nombre d'hommes qui ne sont pas le peuple, mais les officiers du peuple, et qui s'étant obligés par un serment particulier à périr eux-mêmes pour son salut, prétendent prouver par-là que c'est à lui de périr pour le leur.

Veut-on trouver des exemples de la protection que l'état doit à ses membres, et du respect qu'il doit à leurs personnes ? ce n'est que chez les plus illustres et les plus courageuses nations de la terre qu'il faut les chercher, et il n'y a guère que les peuples libres où l'on sache ce que vaut un homme. A Sparte, on sait en quelle perplexité se trouvait toute la république lorsqu'il était question de punir un citoyen coupable. En Macédoine, la vie d'un homme était une affaire si importante, que dans toute la grandeur d'Alexandre, ce puissant monarque n'eut osé de sang froid faire mourir un Macédonien criminel, que l'accusé n'eut comparu pour se défendre devant ses concitoyens, et n'eut été condamné par eux. Mais les Romains se distinguèrent au-dessus de tous les peuples de la terre, par les égards du gouvernement pour les particuliers, et par son attention scrupuleuse à respecter les droits inviolables de tous les membres de l'état. Il n'y avait rien de si sacré que la vie des simples citoyens ; il ne fallait pas moins que l'assemblée de tout le peuple pour en condamner un : le sénat même ni les consuls, dans toute leur majesté, n'en avaient pas le droit, et chez le plus puissant peuple du monde, le crime et la peine d'un citoyen était une désolation publique ; aussi parut-il si dur d'en verser le sang pour quelque crime que ce put être, que par la loi Porcia la peine de mort fut commuée en celle de l'exil, pour tous ceux qui voudraient survivre à la perte d'une si douce patrie. Tout respirait à Rome et dans les armées cet amour des concitoyens les uns pour les autres, et ce respect pour le nom romain qui élevait le courage et animait la vertu de quiconque avait l'honneur de le porter. Le chapeau d'un citoyen délivré d'esclavage, la couronne civique de celui qui avait sauvé la vie à un autre, étaient ce qu'on regardait avec le plus de plaisir dans la pompe des triomphes ; et il est à remarquer que des couronnes dont on honorait à la guerre les belles actions, il n'y avait que la civique et celle des triomphateurs qui fussent d'herbe et de feuilles, toutes les autres n'étaient que d'or. C'est ainsi que Rome fut vertueuse, et devint la maîtresse du monde. Chefs ambitieux ! Un pâtre gouverne ses chiens et ses troupeaux, et n'est que le dernier des hommes. S'il est beau de commander, c'est quand ceux qui nous obéissent peuvent nous honorer : respectez donc vos concitoyens, et vous vous rendrez respectables ; respectez la liberté, et votre puissance augmentera tous les jours : ne passez jamais vos droits, et bien-tôt ils seront sans bornes.

Que la patrie se montre donc la mère commune des citoyens ; que les avantages dont ils jouissent dans leur pays le leur rende cher ; que le gouvernement leur laisse assez de part à l'administration publique pour sentir qu'ils sont chez eux, et que les lois ne soient à leurs yeux que les garants de la commune liberté. Ces droits, tout beaux qu'ils sont, appartiennent à tous les hommes ; mais sans paraitre les attaquer directement, la mauvaise volonté des chefs en réduit aisément l'effet à rien. La loi dont on abuse sert à la fois au puissant d'arme offensive, et de bouclier contre le faible, et le prétexte du bien public est toujours le plus dangereux fléau du peuple. Ce qu'il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficîle dans le gouvernement, c'est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche. Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C'est sur la médiocrité seule que s'exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misere du pauvre ; le premier les élude, le second leur échappe ; l'un brise la toile, et l'autre passe au-travers.

C'est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l'extrême inégalité des fortunes, non en enlevant les trésors à leurs possesseurs, mais en ôtant à tous les moyens d'en accumuler ; ni en bâtissant des hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir. Les hommes inégalement distribués sur le territoire, et entassés dans un lieu tandis que les autres se dépeuplent ; les arts d'agrément et de pure industrie favorisés aux dépens des métiers utiles et pénibles ; l'agriculture sacrifiée au commerce ; le publicain rendu nécessaire par la mauvaise administration des deniers de l'état ; enfin la vénalité poussée à tel excès, que la considération se compte avec les pistoles, et que les vertus mêmes se vendent à prix d'argent : telles sont les causes les plus sensibles de l'opulence et de la misere, de l'intérêt particulier substitué à l'intérêt public, de la haine mutuelle des citoyens, de leur indifférence pour la cause commune, de la corruption du peuple, et de l'affoiblissement de tous les ressorts du gouvernement. Tels sont par conséquent les maux qu'on guérit difficilement quand ils se font sentir, mais qu'une sage administration doit prévenir, pour maintenir avec les bonnes mœurs le respect pour les lais, l'amour de la patrie, et la vigueur de la volonté générale.

Mais toutes ces précautions seront insuffisantes, si l'on ne s'y prend de plus loin encore. Je finis cette partie de l'économie publique, par où j'aurais dû la commencer. La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu, ni la vertu sans les citoyens : vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n'aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l'état. Or former des citoyens n'est pas l'affaire d'un jour ; et pour les avoir hommes, il faut les instruire enfants. Qu'on me dise que quiconque a des hommes à gouverner, ne doit pas chercher hors de leur nature une perfection dont ils ne sont pas susceptibles ; qu'il ne doit pas vouloir détruire en eux les passions, et que l'exécution d'un pareil projet ne serait pas plus désirable que possible. Je conviendrai d'autant mieux de tout cela, qu'un homme qui n'aurait point de passions serait certainement un fort mauvais citoyen : mais il faut convenir aussi que si l'on n'apprend point aux hommes à n'aimer rien, il n'est pas impossible de leur apprendre à aimer un objet plutôt qu'un autre, et ce qui est véritablement beau, plutôt que ce qui est difforme. Si par exemple, on les exerce assez-tôt à ne jamais regarder leur individu que par ses relations avec le corps de l'Etat, et à n'apercevoir, pour ainsi dire, leur propre existence que comme une partie de la sienne, ils pourront parvenir enfin à s'identifier en quelque sorte avec ce plus grand tout, à se sentir membres de la patrie, à l'aimer de ce sentiment exquis que tout homme isolé n'a que pour soi-même, à élever perpétuellement leur âme à ce grand objet, et à transformer ainsi en une vertu sublime, cette disposition dangereuse d'où naissent tous nos vices. Non-seulement la Philosophie démontre la possibilité de ces nouvelles directions, mais l'Histoire en fournit mille exemples éclatants : s'ils sont si rares parmi nous, c'est que personne ne se soucie qu'il y ait des citoyens, et qu'on s'avise encore moins de s'y prendre assez-tôt pour les former. Il n'est plus temps de changer nos inclinations naturelles quand elles ont pris leur cours, et que l'habitude s'est jointe à l'amour propre ; il n'est plus temps de nous tirer hors de nous-mêmes, quand une fois le moi humain concentré dans nos cœurs y a acquis cette méprisable activité qui absorbe toute vertu et fait la vie des petites ames. Comment l'amour de la patrie pourrait-il germer au milieu de tant d'autres passions qui l'étouffent ? et que reste-t-il pour les concitoyens d'un cœur déjà partagé entre l'avarice, une maîtresse, et la vanité ?

C'est du premier moment de la vie, qu'il faut apprendre à mériter de vivre ; et comme on participe en naissant aux droits des citoyens, l'instant de notre naissance doit être le commencement de l'exercice de nos devoirs. S'il y a des lois pour l'âge mur, il doit y en avoir pour l'enfance, qui enseignent à obéir aux autres ; et comme on ne laisse pas la raison de chaque homme unique arbitre de ses devoirs, on doit d'autant moins abandonner aux lumières et aux préjugés des pères l'éducation de leurs enfants, qu'elle importe à l'état encore plus qu'aux pères ; car selon le cours de la nature, la mort du père lui dérobe souvent les derniers fruits de cette éducation, mais la patrie en sent tôt ou tard les effets ; l'état demeure, et la famille se dissout. Que si l'autorité publique en prenant la place des pères, et se chargeant de cette importante fonction, acquiert leurs droits en remplissant leurs devoirs, ils ont d'autant moins sujet de s'en plaindre, qu'à cet égard ils ne font proprement que changer de nom, et qu'ils auront en commun, sous le nom de citoyens, la même autorité sur leurs enfants qu'ils exerçaient séparément sous le nom de pères, et n'en seront pas moins obéis en parlant au nom de la loi, qu'ils l'étaient en parlant au nom de la nature. L'éducation publique sous des règles prescrites par le gouvernement, et sous des magistrats établis par le souverain, est donc une des maximes fondamentales du gouvernement populaire ou légitime. Si les enfants sont élevés en commun dans le sein de l'égalité, s'ils sont imbus des lois de l'état et des maximes de la volonté générale, s'ils sont instruits à les respecter par-dessus toutes choses, s'ils sont environnés d'exemples et d'objets qui leur parlent sans cesse de la tendre mère qui les nourrit ; de l'amour qu'elle a pour eux, des biens inestimables qu'ils reçoivent d'elle, et du retour qu'ils lui doivent, ne doutons pas qu'ils n'apprennent ainsi à se chérir mutuellement comme des frères, à ne vouloir jamais que ce que veut la société, à substituer des actions d'hommes et de citoyens au stérîle et vain babil des sophistes, et à devenir un jour les défenseurs et les pères de la patrie dont ils auront été si longtemps les enfants.

Je ne parlerai point des magistrats destinés à présider à cette éducation, qui certainement est la plus importante affaire de l'état. On sent que si de telles marques de la confiance publique étaient légèrement accordées, si cette fonction sublime n'était pour ceux qui auraient dignement rempli toutes les autres, le prix de leurs travaux, l'honorable et doux repos de leur vieillesse, et le comble de tous les honneurs, toute l'entreprise serait inutîle et l'éducation sans succès ; car par-tout où la leçon n'est pas soutenue par l'autorité, et le précepte par l'exemple, l'instruction demeure sans fruit, et la vertu même perd son crédit dans la bouche de celui qui ne la pratique pas. Mais que des guerriers illustres courbés sous le faix de leurs lauriers prêchent le courage ; que des magistrats intègres, blanchis dans la pourpre et sur les tribunaux, enseignent la justice ; les uns et les autres se formeront ainsi de vertueux successeurs, et transmettront d'âge en âge aux générations suivantes, l'expérience et les talents des chefs, le courage et la vertu des citoyens, et l'émulation commune à tous de vivre et mourir pour la patrie.

Je ne sache que trois peuples qui aient autrefois pratiqué l'éducation publique ; savoir, les Crétais, les Lacédemoniens, et les anciens Perses : chez tous les trois elle eut le plus grand succès, et fit des prodiges chez les deux derniers. Quand le monde s'est trouvé divisé en nations trop grandes pour pouvoir être bien gouvernées, ce moyen n'a plus été praticable ; et d'autres raisons que le lecteur peut voir aisément, ont encore empêché qu'il n'ait été tenté chez aucun peuple moderne. C'est une chose très-remarquable que les Romains aient pu s'en passer ; mais Rome fut durant cinq cent ans un miracle continuel, que le monde ne doit plus espérer de revoir. La vertu des Romains engendrée par l'horreur de la tyrannie et des crimes des tyrants, et par l'amour inné de la patrie, fit de toutes leurs maisons autant d'écoles de citoyens ; et le pouvoir sans bornes des pères sur leurs enfants, mit tant de sévérité dans la police particulière, que le père plus craint que les magistrats était dans son tribunal domestique le censeur des mœurs et le vengeur des lais.

C'est ainsi qu'un gouvernement attentif et bien intentionné, veillant sans cesse à maintenir ou rappeler chez le peuple l'amour de la patrie et les bonnes mœurs, prévient de loin les maux qui résultent tôt ou tard de l'indifférence des citoyens pour le sort de la république, et contient dans d'étroites bornes cet intérêt personnel, qui isole tellement les particuliers, que l'état s'affoiblit par leur puissance et n'a rien à espérer de leur bonne volonté. Par-tout où le peuple aime son pays, respecte les lais, et vit simplement, il reste peu de chose à faire pour le rendre heureux ; et dans l'administration publique où la fortune a moins de part qu'au sort des particuliers, la sagesse est si près du bonheur que ces deux objets se confondent.

III. Ce n'est pas assez d'avoir des citoyens et de les protéger, il faut encore songer à leur subsistance ; et pourvoir aux besoins publics, est une suite évidente de la volonté générale, et le troisième devoir essentiel du gouvernement. Ce devoir n'est pas, comme on doit le sentir, de remplir les greniers des particuliers et les dispenser du travail, mais de maintenir l'abondance tellement à leur portée, que pour l'acquérir le travail soit toujours nécessaire et ne soit jamais inutile. Il s'étend aussi à toutes les opérations qui regardent l'entretien du fisc, et les dépenses de l'administration publique. Ainsi après avoir parlé de l'économie générale par rapport au gouvernement des personnes, il nous reste à la considérer par rapport à l'administration des biens.

Cette partie n'offre pas moins de difficultés à résoudre, ni de contradictions à lever que la précédente. Il est certain que le droit de propriété est le plus sacré de tous les droits des citoyens, et plus important à certains égards que la liberté même ; soit parce qu'il tient de plus près à la conservation de la vie ; soit parce que les biens étant plus faciles à usurper et plus pénibles à défendre que la personne, on doit plus respecter ce qui se peut ravir plus aisément ; soit enfin parce que la propriété est le vrai fondement de la société civile, et le vrai garant des engagements des citoyens : car si les biens ne répondaient pas des personnes, rien ne serait si facîle que d'éluder ses devoirs et de se moquer des lais. D'un autre côté, il n'est pas moins sur que le maintien de l'état et du gouvernement exige des frais et de la dépense ; et comme quiconque accorde la fin ne peut refuser les moyens, il s'ensuit que les membres de la société doivent contribuer de leurs biens à son entretien. De plus, il est difficîle d'assurer d'un côté la propriété des particuliers sans l'attaquer d'un autre, et il n'est pas possible que tous les règlements qui regardent l'ordre des successions, les testaments, les contrats, ne gênent les citoyens à certains égards sur la disposition de leur propre bien, et par conséquent sur leur droit de propriété.

Mais outre ce que j'ai dit ci-devant de l'accord qui règne entre l'autorité de la loi et la liberté du citoyen, il y a par rapport à la disposition des biens une remarque importante à faire, qui lève bien des difficultés. C'est comme l'a montré Puffendorf, que par la nature du droit de propriété, il ne s'étend point au-delà de la vie du propriétaire, et qu'à l'instant qu'un homme est mort, son bien ne lui appartient plus. Ainsi lui prescrire les conditions sous lesquelles il en peut disposer, c'est au fond moins altérer son droit en apparence, que l'étendre en effet.

En général, quoique l'institution des lois qui règlent le pouvoir des particuliers dans la disposition de leur propre bien n'appartienne qu'au souverain, l'esprit de ces lois que le gouvernement doit suivre dans leur application, est que de père en fils et de proche en proche, les biens de la famille en sortent et s'alienent le moins qu'il est possible. Il y a une raison sensible de ceci en faveur des enfants, à qui le droit de propriété serait fort inutile, si le père ne leur laissait rien, et qui de plus ayant souvent contribué par leur travail à l'acquisition des biens du père, sont de leur chef associés à son droit. Mais une autre raison plus éloignée et non moins importante, est que rien n'est plus funeste aux mœurs et à la république, que les changements continuels d'état et de fortune entre les citoyens ; changements qui sont la preuve et la source de mille désordres, qui bouleversent et confondent tout, et par lesquels ceux qui sont élevés pour une chose, se trouvant destinés pour une autre, ni ceux qui montent ni ceux qui descendent ne peuvent prendre les maximes ni les lumières convenables à leur nouvel état, et beaucoup moins en remplir les devoirs. Je passe à l'objet des finances publiques.

Si le peuple se gouvernait lui-même, et qu'il n'y eut rien d'intermédiaire entre l'administration de l'état et les citoyens, ils n'auraient qu'à se cotiser dans l'occasion, à proportion des besoins publics et des facultés des particuliers ; et comme chacun ne perdrait jamais de vue le recouvrement ni l'emploi des deniers, il ne pourrait se glisser ni fraude ni abus dans leur maniement : l'état ne serait jamais obéré de dettes, ni le peuple accablé d'impôts, ou du moins la sûreté de l'emploi le consolerait de la dureté de la taxe. Mais les choses ne sauraient aller ainsi ; et quelque borné que soit un état, la société civîle y est toujours trop nombreuse pour pouvoir être gouvernée par tous ses membres. Il faut nécessairement que les deniers publics passent par les mains des chefs, lesquels, outre l'intérêt de l'état, ont tous le leur particulier, qui n'est pas le dernier écouté. Le peuple de son côté, qui s'aperçoit plutôt de l'avidité des chefs et de leurs folles dépenses, que des besoins publics, murmure de se voir dépouiller du nécessaire pour fournir au superflu d'autrui, et quand une fois ces manœuvres l'ont aigri jusqu'à certain point, la plus intègre administration ne viendrait pas à bout de rétablir la confiance. Alors si les contributions sont volontaires, elles ne produisent rien ; si elles sont forcées, elles sont illégitimes ; et c'est dans cette cruelle alternative de laisser périr l'état ou d'attaquer le droit sacré de la propriété, qui en est le soutien, que consiste la difficulté d'une juste et sage économie.

La première chose que doit faire, après l'établissement des lais, l'instituteur d'une république, c'est de trouver un fonds suffisant pour l'entretien des magistrats et autres officiers, et pour toutes les dépenses publiques. Ce fonds s'appelle aerarium ou fisc, s'il est en argent ; domaine public, s'il est en terres, et ce dernier est de beaucoup préférable à l'autre, par des raisons faciles à voir. Quiconque aura suffisamment réfléchi sur cette matière, ne pourra guère être à cet égard d'un autre avis que Bodin, qui regarde le domaine public comme le plus honnête et le plus sur de tous les moyens de pourvoir aux besoins de l'état ; et il est à remarquer que le premier soin de Romulus dans la division des terres, fut d'en destiner le tiers à cet usage. J'avoue qu'il n'est pas impossible que le produit du domaine mal administré, se réduise à rien ; mais il n'est pas de l'essence du domaine d'être mal administré.

Préalablement à tout emploi, ce fonds doit être assigné ou accepté par l'assemblée du peuple ou des états du pays, qui doit ensuite en déterminer l'usage. Après cette solennité, qui rend ces fonds inaliénables, ils changent, pour ainsi dire, de nature, et leurs revenus deviennent tellement sacrés, que c'est non-seulement le plus infame de tous les vols, mais un crime de lese-majesté, que d'en détourner la moindre chose au préjudice de leur destination. C'est un grand déshonneur pour Rome, que l'intégrité du questeur Caton y ait été un sujet de remarque, et qu'un empereur récompensant de quelques écus le talent d'un chanteur, ait eu besoin d'ajouter que cet argent venait du bien de sa famille, et non de celui de l'état. Mais s'il se trouve peu de Galba, où chercherons-nous des Catons ? et quand une fois le vice ne déshonorera plus, quels seront les chefs assez scrupuleux pour s'abstenir de toucher aux revenus publics abandonnés à leur discrétion, et pour ne pas s'en imposer bientôt à eux-mêmes, en affectant de confondre leurs vaines et scandaleuses dissipations avec la gloire de l'état, et les moyens d'étendre leur autorité, avec ceux d'augmenter sa puissance ? C'est surtout en cette délicate partie de l'administration, que la vertu est le seul instrument efficace, et que l'intégrité du magistrat est le seul frein capable de contenir son avarice. Les livres et tous les comptes des régisseurs servent moins à déceler leurs infidélités qu'à les couvrir ; et la prudence n'est jamais aussi prompte à imaginer de nouvelles précautions, que la friponnerie à les éluder. Laissez donc les registres et papiers, et remettez les finances en des mains fidèles ; c'est le seul moyen qu'elles soient fidèlement régies.

Quand une fois les fonds publics sont établis, les chefs de l'état en sont de droit les administrateurs ; car cette administration fait une partie du gouvernement, toujours essentielle, quoique non toujours également : son influence augmente à mesure que celle des autres ressorts diminue ; et l'on peut dire qu'un gouvernement est parvenu à son dernier degré de corruption, quand il n'a plus d'autre nerf que l'argent : or comme tout gouvernement tend sans-cesse au relâchement, cette seule raison montre pourquoi nul état ne peut subsister si ses revenus n'augmentent sans cesse.

Le premier sentiment de la nécessité de cette augmentation, est aussi le premier signe du désordre intérieur de l'état ; et le sage administrateur, en songeant à trouver de l'argent pour pourvoir au besoin présent, ne néglige pas de rechercher la cause éloignée de ce nouveau besoin : comme un marin voyant l'eau gagner son vaisseau, n'oublie pas en faisant jouer les pompes, de faire aussi chercher et boucher la voie.

De cette règle découle la plus importante maxime de l'administration des finances, qui est de travailler avec beaucoup plus de soin à prévenir les besoins, qu'à augmenter les revenus ; de quelque diligence qu'on puisse user, le secours qui ne vient qu'après le mal, et plus lentement, laisse toujours l'état en souffrance : tandis qu'on songe à remédier à un inconvénient, un autre se fait déjà sentir, et les ressources mêmes produisent de nouveaux inconvénients ; de sorte qu'à la fin la nation s'obere, le peuple est foulé, le gouvernement perd toute sa vigueur, et ne fait plus que peu de chose avec beaucoup d'argent. Je crois que de cette grande maxime bien établie, découlaient les prodiges des gouvernements anciens, qui faisaient plus avec leur parsimonie, que les nôtres avec tous leurs trésors ; et c'est peut-être de-là qu'est dérivée l'acception vulgaire du mot d'économie, qui s'entend plutôt du sage ménagement de ce qu'on a, que des moyens d'acquérir ce que l'on n'a pas.

Indépendamment du domaine public, qui rend à l'état à proportion de la probité de ceux qui le régissent, si l'on connaissait assez toute la force de l'administration générale, surtout quand elle se borne aux moyens légitimes, on serait étonné des ressources qu'ont les chefs pour prévenir tous les besoins publics, sans toucher aux biens des particuliers. Comme ils sont les maîtres de tout le commerce de l'état, rien ne leur est si facîle que de le diriger d'une manière qui pourvoye à tout, souvent sans qu'ils paraissent s'en mêler. La distribution des denrées, de l'argent et des marchandises par de justes proportions, selon les temps et les lieux, est le vrai secret des finances, et la source de leurs richesses, pourvu que ceux qui les administrent sachent porter leurs vues assez loin, et faire dans l'occasion une perte apparente et prochaine, pour avoir réellement des profits immenses dans un temps éloigné. Quand on voit un gouvernement payer des droits, loin d'en recevoir, pour la sortie des blés dans les années d'abondance, et pour leur introduction dans les années de disette, on a besoin d'avoir de tels faits sous les yeux pour les croire véritables, et on les mettrait au rang des romans, s'ils se fussent passés anciennement. Supposons que pour prévenir la disette dans les mauvaises années, on proposât d'établir des magasins publics, dans combien de pays l'entretien d'un établissement si utîle ne servirait-il pas de prétexte à de nouveaux impôts ? A Geneve ces greniers établis et entretenus par une sage administration, font la ressource publique dans les mauvaises années, et le principal revenu de l'état dans tous les temps ; Alit et ditat, c'est la belle et juste inscription qu'on lit sur la façade de l'édifice. Pour exposer ici le système économique d'un bon gouvernement, j'ai souvent tourné les yeux sur celui de cette république : heureux de trouver ainsi dans ma patrie l'exemple de la sagesse et du bonheur que je voudrais voir régner dans tous les pays.

Si l'on examine comment croissent les besoins d'un état, on trouvera que souvent cela arrive à-peu-près comme chez les particuliers, moins par une véritable nécessité, que par un accroissement de désirs inutiles, et que souvent on n'augmente la dépense que pour avoir un prétexte d'augmenter la recette ; de sorte que l'état gagnerait quelquefois à se passer d'être riche, et que cette richesse apparente lui est au fond plus onéreuse que ne serait la pauvreté même. On peut espérer, il est vrai, de tenir les peuples dans une dépendance plus étroite, en leur donnant d'une main ce qu'on leur a pris de l'autre, et ce fut la politique dont usa Joseph avec les Egyptiens ; mais ce vain sophisme est d'autant plus funeste à l'état, que l'argent ne rentre plus dans les mêmes mains dont il est sorti, et qu'avec de pareilles maximes on n'enrichit que des fainéans de la dépouille des hommes utiles.

Le goût des conquêtes est une des causes les plus sensibles et les plus dangereuses de cette augmentation. Ce gout, engendré souvent par un autre espèce d'ambition que celle qu'il semble annoncer, n'est pas toujours ce qu'il parait être, et n'a pas tant pour véritable motif le désir apparent d'agrandir la nation, que le désir caché d'augmenter au-dedans l'autorité des chefs, à l'aide de l'augmentation des troupes, et à la faveur de la diversion que font les objets de la guerre dans l'esprit des citoyens.

Ce qu'il y a du moins de très-certain, c'est que rien n'est si foulé ni si misérable que les peuples conquérants, et que leurs succès mêmes ne font qu'augmenter leurs miseres : quand l'histoire ne nous l'apprendrait pas, la raison suffirait pour nous démontrer que plus un état est grand, et plus les dépenses y deviennent proportionnellement fortes et onéreuses ; car il faut que toutes les provinces fournissent leur contingent, aux frais de l'administration générale, et que chacune outre cela fasse pour la sienne particulière la même dépense que si elle était indépendante. Ajoutez que toutes les fortunes se font dans un lieu et se consomment dans un autre ; ce qui rompt bientôt l'équilibre du produit et de la consommation, et appauvrit beaucoup de pays pour enrichir une seule ville.

Autre source de l'augmentation des besoins publics, qui tient à la précédente. Il peut venir un temps où les citoyens ne se regardant plus comme intéressés à la cause commune, cesseraient d'être les défenseurs de la patrie, et où les magistrats aimeraient mieux commander à des mercenaires qu'à des hommes libres, ne fût-ce qu'afin d'employer en temps et lieu les premiers pour mieux assujettir les autres. Tel fut l'état de Rome sur la fin de la république et sous les empereurs ; car toutes les victoires des premiers Romains, de même que celles d'Alexandre, avaient été remportées par de braves citoyens, qui savaient donner au besoin leur sang pour la patrie, mais qui ne le vendaient jamais. Marius fut le premier qui dans la guerre de Jugurtha déshonora les légions, en y introduisant des affranchis, vagabonds, et autres mercenaires. Devenus les ennemis des peuples qu'ils s'étaient chargés de rendre heureux, les tyrants établirent des troupes réglées, en apparence pour contenir l'étranger, et en effet pour opprimer l'habitant. Pour former ces troupes il fallut enlever à la terre des cultivateurs, dont le défaut diminua la quantité des denrées, et dont l'entretien introduisit des impôts qui en augmentèrent le prix. Ce premier désordre fit murmurer les peuples : il fallut pour les réprimer multiplier les troupes, et par conséquent la misere ; et plus le désespoir augmentait, plus on se voyait contraint de l'augmenter encore pour en prévenir les effets. D'un autre côté ces mercenaires, qu'on pouvait estimer sur le prix auxquels ils se vendaient eux-mêmes, fiers de leur avilissement, méprisant les lois dont ils étaient protégés, et leurs frères dont ils mangeaient le pain, se crurent plus honorés d'être les satellites de César que les défenseurs de Rome ; et dévoués à une obéissance aveugle, tenaient par état le poignard levé sur leurs concitoyens, prêts à tout égorger au premier signal. Il ne serait pas difficîle de montrer que ce fut-là une des principales causes de la ruine de l'empire romain.

L'invention de l'artillerie et des fortifications a forcé de nos jours les souverains de l'Europe à rétablir l'usage des troupes réglées pour garder leurs places ; mais avec des motifs plus légitimes, il est à craindre que l'effet n'en soit également funeste. Il n'en faudra pas moins dépeupler les campagnes pour former les armées et les garnisons ; pour les entretenir il n'en faudra pas moins fouler les peuples ; et ces dangereux établissements s'accraissent depuis quelque temps avec une telle rapidité dans tous nos climats, qu'on n'en peut prévoir que la dépopulation prochaine de l'Europe, et tôt ou tard la ruine des peuples qui l'habitent.

Quoi qu'il en sait, on doit voir que de telles institutions renversent nécessairement le vrai système économique qui tire le principal revenu de l'état du domaine public, et ne laissent que la ressource fâcheuse des subsides et impôts, dont il me reste à parler.

Il faut se ressouvenir ici que le fondement du pacte social est la propriété ; et sa première condition, que chacun soit maintenu dans la paisible jouissance de ce qui lui appartient. Il est vrai que par le même traité chacun s'oblige, au moins tacitement, à se cotiser dans les besoins publics ; mais cet engagement ne pouvant nuire à la loi fondamentale, et supposant l'évidence du besoin reconnue par les contribuables, on voit que pour être légitime, cette cotisation doit être volontaire, non d'une volonté particulière, comme s'il était nécessaire d'avoir le consentement de chaque citoyen, et qu'il ne dû. fournir que ce qu'il lui plait, ce qui serait directement contre l'esprit de la confédération, mais d'une volonté générale, à la pluralité des voix, et sur un tarif proportionnel qui ne laisse rien d'arbitraire à l'imposition.

Cette vérité, que les impôts ne peuvent être établis légitimement que du consentement du peuple ou de ses représentants, a été reconnue généralement de tous les philosophes et jurisconsultes qui se sont acquis quelque réputation dans les matières de droit politique, sans excepter Bodin même. Si quelques-uns ont établi des maximes contraires en apparence ; outre qu'il est aisé de voir les motifs particuliers qui les y ont portés, ils y mettent tant de conditions et de restrictions, qu'au fond la chose revient exactement au même : car que le peuple puisse refuser, ou que le souverain ne doive pas exiger, cela est indifférent quant au droit ; et s'il n'est question que de la force, c'est la chose la plus inutîle que d'examiner ce qui est légitime ou non.

Les contributions qui se lèvent sur le peuple sont de deux sortes ; les unes réelles, qui se perçoivent sur les choses ; les autres personnelles, qui se paient par tête. On donne aux unes et aux autres les noms d'impôts ou de subsides : quand le peuple fixe la somme qu'il accorde, elle s'appelle subside ; quand il accorde tout le produit d'une taxe, alors c'est un impôt. On trouve dans le livre de l'esprit des lais, que l'imposition par tête est plus propre à la servitude, et la taxe réelle plus convenable à la liberté. Cela serait incontestable, si les contingens par tête étaient égaux ; car il n'y aurait rien de plus disproportionné qu'une pareille taxe, et c'est surtout dans les proportions exactement observées, que consiste l'esprit de la liberté. Mais si la taxe par tête est exactement proportionnée aux moyens des particuliers, comme pourrait être celle qui porte en France le nom de capitation, et qui de cette manière est à la fois réelle et personnelle, elle est la plus équitable, et par conséquent la plus convenable à des hommes libres. Ces proportions paraissent d'abord très-faciles à observer, parce qu'étant relatives à l'état que chacun tient dans le monde, les indications sont toujours publiques ; mais outre que l'avarice, le crédit et la fraude savent éluder jusqu'à l'évidence, il est rare qu'on tienne compte dans ces calculs, de tous les éléments qui doivent y entrer. Premièrement on doit considérer le rapport des quantités, selon lequel, toutes choses égales, celui qui a dix fois plus de bien qu'un autre, doit payer dix fois plus que lui. Secondement, le rapport des usages, c'est-à-dire la distinction du nécessaire et du superflu. Celui qui n'a que le simple nécessaire, ne doit rien payer du tout ; la taxe de celui qui a du superflu, peut aller au besoin jusqu'à la concurrence de tout ce qui excède son nécessaire. A cela il dira qu'eu égard à son rang, ce qui serait superflu pour un homme inférieur, est nécessaire pour lui ; mais c'est un mensonge : car un Grand a deux jambes, ainsi qu'un bouvier, et n'a qu'un ventre non plus que lui. De plus, ce prétendu nécessaire est si peu nécessaire à son rang, que s'il savait y renoncer pour un sujet louable, il n'en serait que plus respecté. Le peuple se prosternerait devant un ministre qui irait au conseil à pied, pour avoir vendu ses carrosses dans un pressant besoin de l'état. Enfin la loi ne prescrit la magnificence à personne, et la bienséance n'est jamais une raison contre le droit.

Un troisième rapport qu'on ne compte jamais, et qu'on devrait toujours compter le premier, est celui des utilités que chacun retire de la confédération sociale, qui protège fortement les immenses possessions du riche, et laisse à peine un misérable jouir de la chaumière qu'il a construite de ses mains. Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls ? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées ? et l'autorité publique n'est-elle pas toute en leur faveur ? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sur de l'impunité ? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question ? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocens qu'il soupçonne. Passe-t-il dans un lieu dangereux ? voilà les escortes en campagne : l'essieu de sa chaise vient-il à rompre ? tout vole à son secours : fait-on du bruit à sa porte ? il dit un mot, et tout se tait : la foule l'incommode-t-elle ? il fait un signe, et tout se range : un charretier se trouve-t-il sur son passage ? ses gens sont prêts à l'assommer ; et cinquante honnêtes piétons allant à leurs affaires seraient plutôt écrasés, qu'un faquin aisif retardé dans son équipage. Tous ces égards ne lui coutent pas un sou ; ils sont le droit de l'homme riche, et non le prix de la richesse. Que le tableau du pauvre est différent ! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse : toutes les portes lui sont fermées, même quand il a droit de les faire ouvrir ; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce : s'il y a des corvées à faire, une milice à tirer, c'est à lui qu'on donne la préférence ; il porte toujours, outre sa charge, celle dont son voisin plus riche a le crédit de se faire exempter : au moindre accident qui lui arrive, chacun s'éloigne de lui : si sa pauvre charrette renverse, loin d'être aidé par personne, je le tiens heureux s'il évite en passant les avanies des gens lestes d'un jeune duc : en un mot, toute assistance gratuite le fuit au besoin, précisément parce qu'il n'a pas de quoi la payer ; mais je le tiens pour un homme perdu, s'il a le malheur d'avoir l'âme honnête, une fille aimable, et un puissant voisin.

Une autre attention non moins importante à faire, c'est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et que la difficulté d'acquérir croit toujours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien ; cela est vrai dans les affaires comme en Physique : l'argent est la semence de l'argent, et la première pistole est quelquefois plus difficîle à gagner que le second million. Il y a plus encore : c'est que tout ce que le pauvre paye, est à jamais perdu pour lui, et reste ou revient dans les mains du riche ; et comme c'est aux seuls hommes qui ont part au gouvernement, ou à ceux qui en approchent, que passe tôt ou tard le produit des impôts, ils ont, même en payant leur contingent, un intérêt sensible à les augmenter.

Résumons en quatre mots le pacte social des deux états. Vous avez besoin de moi, car je suis riche et vous êtes pauvre ; faisons donc un accord entre nous : je permettrai que vous ayez l'honneur de me servir, à condition que vous me donnerez le peu qui vous reste, pour la peine que je prendrai de vous commander.

Si l'on combine avec soin toutes ces choses, on trouvera que pour repartir les taxes d'une manière équitable et vraiment proportionnelle, l'imposition n'en doit pas être faite seulement en raison des biens des contribuables, mais en raison composée de la différence de leurs conditions et du superflu de leurs biens. Opération très-importante et très difficîle que font tous les jours des multitudes de commis honnêtes gens et qui savent l'arithmétique, mais dont les Platons et les Montesquieux n'eussent osé se charger qu'en tremblant et en demandant au ciel des lumières et de l'intégrité.

Un autre inconvénient de la taxe personnelle, c'est de se faire trop sentir et d'être levée avec trop de dureté, ce qui n'empêche pas qu'elle ne soit sujette à beaucoup de non-valeurs, parce qu'il est plus aisé de dérober au rôle et aux poursuites sa tête que ses possessions.

De toutes les autres impositions, le cens sur les terres ou la taille réelle a toujours passé pour la plus avantageuse dans les pays où l'on a plus d'égard à la quantité du produit et à la sûreté du recouvrement, qu'à la moindre incommodité du peuple. On a même osé dire qu'il fallait charger le paysan pour éveiller sa paresse, et qu'il ne ferait rien s'il n'avait rien à payer. Mais l'expérience dément chez tous les peuples du monde cette maxime ridicule : c'est en Hollande, en Angleterre où le cultivateur paye très-peu de chose, et surtout à la Chine où il ne paye rien, que la terre est le mieux cultivée. Au contraire, par-tout où le laboureur se voit chargé à proportion du produit de son champ, il le laisse en friche, où n'en retire exactement que ce qu'il lui faut pour vivre. Car pour qui perd le fruit de sa peine, c'est gagner que ne rien faire ; et mettre le travail à l'amende, est un moyen fort singulier de bannir la paresse.

De la taxe sur les terres ou sur le blé, surtout quand elle est excessive, résultent deux inconvénients si terribles, qu'ils doivent dépeupler et ruiner à la longue tous les pays où elle est établie.

Le premier vient du défaut de circulation des espèces, car le commerce et l'industrie attirent dans les capitales tout l'argent de la campagne : et l'impôt détruisant la proportion qui pouvait se trouver encore entre les besoins du laboureur et le prix de son blé, l'argent vient sans cesse et ne retourne jamais ; plus la ville est riche, plus le pays est misérable. Le produit des tailles passe des mains du prince ou du financier dans celles des artistes et des marchands ; et le cultivateur qui n'en reçoit jamais que la moindre partie, s'épuise enfin en payant toujours également et recevant toujours moins. Comment voudrait-on que put vivre un homme qui n'aurait que des veines et point d'artères, ou dont les artères ne porteraient le sang qu'à quatre doigts du cœur ? Chardin dit qu'en Perse les droits du roi sur les denrées se paient aussi en denrées ; cet usage, qu'Herodote témoigne avoir autrefois été pratiqué dans le même pays jusqu'à Darius, peut prévenir le mal dont je viens de parler. Mais à moins qu'en Perse les intendants, directeurs, commis, et gardes-magazin ne soient une autre espèce de gens que par-tout ailleurs, j'ai peine à croire qu'il arrive jusqu'au roi la moindre chose de tous ces produits, que les blés ne se gâtent pas dans tous les greniers, et que le feu ne consume pas la plupart des magazins.

Le second inconvénient vient d'un avantage apparent, qui laisse aggraver les maux avant qu'on les aperçoive. C'est que le blé est une denrée que les impôts ne renchérissent point dans le pays qui la produit ; et dont, malgré son absolue nécessité, la quantité diminue, sans que le prix en augmente ; ce qui fait que beaucoup de gens meurent de faim, quoique le blé continue d'être à bon marché, et que le laboureur reste seul chargé de l'impôt qu'il n'a pu défalquer sur le prix de la vente. Il faut bien faire attention qu'on ne doit pas raisonner de la taille réelle comme des droits sur toutes les marchandises qui en font hausser le prix, et sont ainsi payés moins par les marchands, que par les acheteurs. Car ces droits, quelque forts qu'ils puissent être, sont pourtant volontaires, et ne sont payés par le marchand qu'à proportion des marchandises qu'il achète ; et comme il n'achète qu'à proportion de son débit, il fait la loi au particulier. Mais le laboureur qui, soit qu'il vende ou non, est contraint de payer à des termes fixes pour le terrain qu'il cultive, n'est pas le maître d'attendre qu'on mette à sa denrée le prix qu'il lui plait ? et quand il ne la vendrait pas pour s'entretenir, il serait forcé de la vendre pour payer la taille, de sorte que c'est quelquefois l'énormité de l'imposition qui maintient la denrée à vil prix.

Remarquez encore que les ressources du commerce et de l'industrie, loin de rendre la taille plus supportable par l'abondance de l'argent, ne la rendent que plus onéreuse. Je n'insisterai point sur une chose très-évidente, savoir que si la plus grande ou moindre quantité d'argent dans un état, peut lui donner plus ou moins de crédit au-dehors, elle ne change en aucune manière la fortune réelle des citoyens, et ne les met ni plus ni moins à leur aise. Mais je ferai ces deux remarques importantes : l'une, qu'à moins que l'état n'ait des denrées superflues et que l'abondance de l'argent ne vienne de leur débit chez l'étranger, les villes où se fait le commerce, se sentent seules de cette abondance, et que le paysan ne fait qu'en devenir relativement plus pauvre ; l'autre, que le prix de toutes choses haussant avec la multiplication de l'argent, il faut aussi que les impôts haussent à proportion, de sorte que le laboureur se trouve plus chargé sans avoir plus de ressources.

On doit voir que la taille sur les terres est un véritable impôt sur leur produit. Cependant chacun convient que rien n'est si dangereux qu'un impôt sur le blé payé par l'acheteur : comment ne voit-on pas que le mal est cent fois pire quand cet impôt est payé par le cultivateur même ? N'est-ce pas attaquer la subsistance de l'état jusque dans sa source ? N'est-ce pas travailler aussi directement qu'il est possible à dépeupler le pays, et par conséquent à le ruiner à la longue ? car il n'y a point pour une nation de pire disette que celle des hommes.

Il n'appartient qu'au véritable homme d'état d'élever ses vues dans l'assiette des impôts plus haut que l'objet des finances, de transformer des charges onéreuses en d'utiles règlements de police, et de faire douter au peuple si de tels établissements n'ont pas eu pour fin le bien de la nation plutôt que le produit des taxes.

Les droits sur l'importation des marchandises étrangères dont les habitants sont avides sans que le pays en ait besoin, sur l'exportation de celles du cru du pays dont il n'a pas de trop, et dont les étrangers ne peuvent se passer, sur les productions des arts inutiles et trop lucratifs, sur les entrées dans les villes des choses de pur agrément, et en général sur tous les objets du luxe, rempliront tout ce double objet. C'est par de tels impôts, qui soulagent la pauvreté et chargent la richesse, qu'il faut prévenir l'augmentation continuelle de l'inégalité des fortunes, l'asservissement aux riches d'une multitude d'ouvriers et de serviteurs inutiles, la multiplication des gens aisifs dans les villes, et la désertion des campagnes.

Il est important de mettre entre le prix des choses et les droits dont on les charge, une telle proportion que l'avidité des particuliers ne soit point trop portée à la fraude par la grandeur des profits. Il faut encore prévenir la facilité de la contrebande, en préférant les marchandises les moins faciles à cacher. Enfin il convient que l'impôt soit payé par celui qui emploie la chose taxée, plutôt que par celui qui la vend, auquel la quantité des droits dont il se trouverait chargé, donnerait plus de tentations et de moyens de les frauder. C'est l'usage constant de la Chine, le pays du monde où les impôts sont les plus forts et les mieux payés : le marchand ne paye rien ; l'acheteur seul acquitte le droit, sans qu'il en résulte ni murmures ni séditions ; parce que les denrées nécessaires à la vie, telles que le ris et le blé, étant absolument franches, le peuple n'est point foulé, et l'impôt ne tombe que sur les gens aisés. Au reste toutes ces précautions ne doivent pas tant être dictées par la crainte de la contrebande, que par l'attention que doit avoir le gouvernement à garantir les particuliers de la séduction des profits illégitimes, qui, après en avoir fait de mauvais citoyens, ne tarderait pas d'en faire de mal-honnêtes gens.

Qu'on établisse de fortes taxes sur la livrée, sur les équipages, sur les glaces, lustres, et ameublements, sur les étoffes et la dorure, sur les cours et jardins des hôtels, sur les spectacles de toute espèce, sur les professions aiseuses, comme baladins, chanteurs, histrions et en un mot sur cette foule d'objets de luxe, d'amusement et d'oisiveté, qui frappent tous les yeux, et qui peuvent d'autant moins se cacher, que leur seul usage est de se montrer, et qu'ils seraient inutiles s'ils n'étaient vus. Qu'on ne craigne pas que de tels produits fussent arbitraires, pour n'être fondés que sur des choses qui ne sont pas d'une absolue nécessité : c'est bien mal connaître les hommes que de croire qu'après s'être une fois laissés séduire par le luxe, ils y puissent jamais renoncer ; ils renonceraient cent fois plutôt au nécessaire et aimeraient encore mieux mourir de faim que de honte. L'augmentation de la dépense ne sera qu'une nouvelle raison pour la soutenir, quand la vanité de se montrer opulent fera son profit du prix de la chose et des frais de la taxe. Tant qu'il y aura des riches, ils voudront se distinguer des pauvres, et l'état ne saurait se former un revenu moins onéreux ni plus assuré que sur cette distinction.

Par la même raison l'industrie n'aurait rien à souffrir d'un ordre économique qui enrichirait les Finances, ranimerait l'Agriculture, en soulageant le laboureur, et rapprocherait insensiblement toutes les fortunes de cette médiocrité qui fait la véritable force d'un état. Il se pourrait, je l'avoue, que les impôts contribuassent à faire passer plus rapidement quelques modes ; mais ce ne serait jamais que pour en substituer d'autres sur lesquelles l'ouvrier gagnerait, sans que le fisc eut rien à perdre. En un mot supposons que l'esprit du gouvernement soit constamment d'asseoir toutes les taxes sur le superflu des richesses, il arrivera de deux choses l'une : ou les riches renonceront à leurs dépenses superflues pour n'en faire que d'utiles, qui retourneront au profit de l'état ; alors l'assiete des impôts aura produit l'effet des meilleures lois somptuaires ; les dépenses de l'état auront nécessairement diminué avec celles des particuliers ; et le fisc ne saurait moins recevoir de cette manière, qu'il n'ait beaucoup moins encore à débourser : ou si les riches ne diminuent rien de leurs profusions, le fisc aura dans le produit des impôts, les ressources qu'il cherchait pour pourvoir aux besoins réels de l'état. Dans le premier cas, le fisc s'enrichit de toute la dépense qu'il a de moins à faire ; dans le second, il s'enrichit encore de la dépense inutîle des particuliers.

Ajoutons à tout ceci une importante distinction en matière de droit politique, et à laquelle les gouvernements, jaloux de faire tout par eux-mêmes, devraient donner une grande attention. J'ai dit que les taxes personnelles et les impôts sur les choses d'absolue nécessité, attaquant directement le droit de propriété, et par conséquent le vrai fondement de la société politique, sont toujours sujets à des conséquences dangereuses, s'ils ne sont établis avec l'exprès consentement du peuple ou de ses représentants. Il n'en est pas de même des droits sur les choses dont on peut s'interdire l'usage ; car alors le particulier n'étant point absolument contraint à payer, sa contribution peut passer pour volontaire ; de sorte que le consentement particulier de chacun des contribuans supplée au consentement général, et le suppose même en quelque manière : car pourquoi le peuple s'opposerait-il à toute imposition qui ne tombe que sur quiconque veut bien la payer ? Il me parait certain que tout ce qui n'est ni proscrit par les lais, ni contraire aux mœurs, et que le gouvernement peut défendre, il peut le permettre moyennant un droit. Si, par exemple, le gouvernement peut interdire l'usage des carrosses, il peut à plus forte raison imposer une taxe sur les carrosses, moyen sage et utîle d'en blâmer l'usage sans le faire cesser. Alors on peut regarder la taxe comme une espèce d'amende, dont le produit dédommage de l'abus qu'elle punit.

Quelqu'un m'objectera peut-être que ceux que Bodin appelle imposteurs, c'est-à-dire ceux qui imposent ou imaginent les taxes, étant dans la classe des riches, n'auront garde d'épargner les autres à leurs propres dépens, et de se charger eux-mêmes pour soulager les pauvres. Mais il faut rejeter de pareilles idées. Si dans chaque nation ceux à qui le souverain commet le gouvernement des peuples, en étaient les ennemis par état, ce ne serait pas la peine de rechercher ce qu'ils doivent faire pour les rendre heureux. Article de M. ROUSSEAU, citoyen de Genève.

* ECONOMIE RUSTIQUE ; c'est l'art de connaître tous les objets utiles et lucratifs de la campagne, de se les procurer, de les conserver, et d'en tirer le plus grand avantage possible. Cette manière de s'enrichir est d'une étendue prodigieuse : c'est un tribut imposé sur tous les êtres de la nature ; les éléments même n'en sont pas exceptés. Ce serait un ouvrage considérable que l'exposition seule des choses qui sont comprises dans l'économie rustique. Voici les principales. Celui qui vivra à la campagne, et qui voudra mettre son séjour à profit, connaitra l'agriculture et le jardinage dans tous leurs détails ; il n'ignorera rien de ce qui concerne les bâtiments nécessaires pour lui, pour sa famille, pour ses domestiques, pour ses animaux, et pour ses différentes récoltes ; la chasse, la pêche, la fauconnerie, les haras, les eaux, les forêts, les différents travaux rustiques ; plusieurs manufactures, telles que celles de la fayence, de la poterie, de la chaux, de la brique, du fer, etc. Quelle que soit l'opinion vulgaire sur la vie d'un homme qui se livre tout entier à ces objets, je n'en connais aucune, sans exception, qui soit plus conforme à la nature, à la santé, à l'étendue des connaissances utiles, à l'élévation de l'esprit, à la simplicité des mœurs, au goût des bonnes choses, à la vertu, au bien public, à l'honnêteté et au bons sens. Voyez en différents endroits de ce dictionnaire ce qui a rapport à l'économie rustique, et consultez les articles CHASSE, PECHE, AGRICULTURE, FAISANDERIE, FAUCONNERIE, JARDINAGE, CULTURE DES TERRES, etc.