La grande réputation que Platon s'était acquise, engageait tous les étrangers à se mettre sous sa discipline. Aristote vint donc à l'académie ; mais dès les premiers jours il y parut moins en disciple qu'en génie supérieur. Il devança tous ceux qui étudiaient avec lui ; on ne l'appelait que l'esprit ou l'intelligence. Il joignait à ses talents naturels une ardeur insatiable de tout savoir, une lecture immense, qui lui faisait parcourir tous les livres des anciens. Sa passion pour les livres alla si loin, qu'il acheta jusqu'à trois talents les livres de Speusippe. Strabon dit de lui qu'il pensa le premier à se faire une bibliothèque. Sa vaste littérature parait assez dans les ouvrages qui nous restent de lui. Combien d'opinions des anciens a-t-il arrachées à l'oubli dans lequel elles seraient aujourd'hui ensevelies, s'il ne les en avait retirées, et s'il ne les avait exposées dans ses livres avec autant de jugement que de variété ? Il serait à souhaiter que sa bonne-foi dans leur exposition, égalât sa grande érudition. Si nous nous en rapportons à Ammonius, il demeura pendant vingt ans sous la discipline de Platon, dont il honora la mémoire par un autel qu'il lui érigea, et sur lequel il fit graver ces deux vers :

Gratus Aristoteles struit hoc altare Platoni,

Quem turbae injustae vel celebrare nefas.

Il y a bien d'autres preuves de son amour envers son maître, témoin l'oraison funèbre qu'il composa pour lui, et mille épigrammes dans lesquelles il a rendu justice à ses grands talents. Mais il y en a qui prétendent que tous ces témoignages de l'attachement d'Aristote sont démentis par la brouillerie qui s'éleva entre lui et Platon. En effet, le maître se faisait souvent un plaisir de mortifier son disciple ; il lui reprochait entr'autres choses trop d'affectation dans ses discours, et trop de magnificence dans ses habits. Aristote de son côté ne cessait de railler son maître, et de le piquer dans toutes les occasions qui se présentaient. Ces mesintelligences allèrent si loin, que Platon lui préféra Xénocrate, Speusippe, Amiclas, et d'autres qu'il affecta de mieux recevoir que lui, et pour lesquels il n'eut rien de secret. On rapporte même qu'Aristote prit le temps où Xénocrate était allé faire un voyage dans son pays, pour rendre visite à Platon, étant escorté d'un grand nombre de disciples ; qu'il profita de l'absence de Speusippe, qui était alors malade, pour provoquer à la dispute Platon, à qui son grand âge avait ôté la mémoire ; qu'il lui fit mille questions sophistiques plus embarrassantes les unes que les autres ; qu'il l'enveloppa adroitement dans les piéges séduisans de sa subtîle dialectique, et qu'il l'obligea à lui abandonner le champ de bataille. On ajoute que Xénocrate étant revenu trois mois après de son voyage, fut fort surpris de trouver Aristote à la place de son maître ; qu'il en demanda la raison ; et sur ce qu'on lui répondit que Platon avait été forcé de céder le lieu de la promenade ; qu'il était allé trouver Aristote ; qu'il l'avait Ve environné d'un grand nombre de gens fort estimés, avec lesquels il s'entretenait paisiblement de questions philosophiques ; qu'il l'avait salué très-respectueusement, sans lui donner aucune marque de son étonnement : mais qu'ayant assemblé ses compagnons d'étude, il avait fait à Speusippe de grands reproches d'avoir ainsi laissé Aristote maître du champ de bataille ; qu'il avait attaqué Aristote, et qu'il l'avait obligé de céder à son tour une place dont Platon était plus digne que lui.

D'autres disent que Platon fut vivement piqué que de son vivant Aristote se fût fait chef de parti, et qu'il eut érigé dans le Lycée une secte entièrement opposée à la sienne. Il le comparait à ces enfants vigoureux, qui battent leurs nourrices après s'être nourris de leur lait. L'auteur de tous ces bruits si désavantageux à la réputation d'Aristote, est un certain Aristoxene, que l'esprit de vengeance anima contre lui, selon le rapport de Suidas, parce qu'il lui avait préféré Théophraste, qu'il avait désigné pour être son successeur. Il n'est point vraisemblable, comme le remarque fort bien Ammonius, qu'Aristote ait osé chasser Platon du lieu où il enseignait, pour s'en rendre le maître, et qu'il ait formé de son vivant une secte contraire à la sienne. Le grand crédit de Chabrias et de Timothée, qui tous deux avaient été à la tête des armées, et qui étaient parents de Platon, aurait arrêté une entreprise si audacieuse. Bien loin qu'Aristote ait été un rebelle qui ait osé combattre la doctrine de Platon pendant qu'il vivait, nous voyons que même depuis sa mort il a toujours parlé de lui en termes qui marquaient combien il l'estimait. Il est vrai que la secte péripatéticienne est bien opposée à la secte académique ; mais on ne prouvera jamais qu'elle soit née avant la mort de Platon : et si Aristote a abandonné Platon, il n'a fait que jouir du droit des philosophes ; il a fait céder l'amitié qu'il devait à son maître, à l'amour qu'on doit encore plus à la vérité. Il peut se faire pourtant que dans l'ardeur de la dispute il n'ait pas assez ménagé son maître ; mais on le peut pardonner au feu de sa jeunesse, et à cette grande vivacité d'esprit qui l'emportait au-dela des bornes d'une dispute modérée.

Platon en mourant laissa le gouvernement de l'académie à Speusippe son neveu. Choqué de cette préférence, Aristote prit le parti de voyager, et il parcourut les principales villes de la Grèce, se familiarisant avec tous ceux de qui il pouvait tirer quelque instruction ; ne dédaignant pas même cette sorte de gens qui font de la volupté toute leur occupation, et plaisent du moins, s'ils n'instruisent.

Durant le cours de ses voyages, Philippe roi de Macédoine, et juste appréciateur du mérite des hommes, lui manda que son dessein était de le charger de l'éducation de son fils. " Je rends moins grâce aux dieux, lui écrivait-il, de me l'avoir donné, que de l'avoir fait naître pendant votre vie ; je compte que par vos conseils il deviendra digne de vous et de moi ". Aul. Gell. lib. IX. Quel honneur pour un philosophe, que de voir son nom lié avec celui d'un héros tel que celui d'Alexandre le Grand ! et quelle récompense plus flatteuse de ses soins, que d'entendre ce jeune héros répeter souvent ! " Je dois le jour à mon père, mais je dois à mon précepteur l'art de me conduire ; si je règne avec quelque gloire, je lui en ai toute l'obligation ".

Il y a apparence qu'Aristote demeura à la cour d'Alexandre, et y jouit de toutes les prérogatives qui lui étaient dû.s, jusqu'à ce que ce prince, destiné à conquérir la plus belle partie du monde, porta la guerre en Asie. Le philosophe se sentant inutile, reprit alors le chemin d'Athènes. L il fut reçu avec une grande distinction, et on lui donna le Lycée pour y fonder une nouvelle école de philosophie. Quoique le soin de ses études l'occupât extrêmement, il ne laissait pas d'entrer dans tous les mouvements et dans toutes les querelles qui agitaient alors les divers états de la Grèce. On le soupçonne même de n'avoir point ignoré la malheureuse conspiration d'Antipater, qui fit empoisonner Alexandre à la fleur de son âge, et au milieu des plus justes espérances de s'assujettir le monde entier.

Cependant Xénocrate qui avait succédé à Speusippe, enseignait dans l'académie la doctrine de Platon. Aristote qui avait été son disciple pendant qu'il vivait, en devint le rival après sa mort. Cet esprit d'émulation le porta à prendre une route différente vers la renommée, en s'emparant d'un district que personne encore n'avait occupé. Quoiqu'il n'ait point prétendu au caractère de législateur, il écrivit cependant des livres de lois et de politique, par pure opposition à son maître. Il observa à la vérité l'ancienne méthode de la double doctrine, qui était si fort en vogue dans l'académie, mais avec moins de réserve et de discrétion que ceux qui l'avaient précédé. Les Pythagoriciens et les Platoniciens faisaient de cette méthode même un secret de leurs écoles ; mais il semble qu'Aristote ait eu envie de la faire connaître à tout le monde, en indiquant publiquement la distinction que l'on doit faire de ces deux genres de doctrines : aussi s'explique-t-il sans détour et de la manière la plus dogmatique contre les peines et les récompenses d'une autre vie. La mort, dit-il dans son traité de la Morale, est de toutes les choses la plus terrible ; c'est la fin de notre existence, et après elle l'homme n'a ni bien à espérer ni mal à craindre.

Dans sa vieillesse Aristote fut attaqué par un prêtre de Cerès, qui l'accusa d'impiété et le traduisit devant les juges. Comme cette accusation pouvait avoir des suites fâcheuses, le philosophe jugea à propos de se retirer secrètement à Chalcis. Envain ses amis voulurent-ils l'arrêter : Empêchons, leur cria-t-il en partant, empêchons qu'on ne fasse une seconde injure à la Philosophie. La première sans doute était le supplice de Socrate, qui pourrait être regardé comme un martyr de l'unité de Dieu dans la loi de nature, s'il n'avait pas eu la faiblesse, pour complaire à ses concitoyens, d'ordonner en mourant qu'on sacrifiât un coq à Esculape. On raconte diversement la mort d'Aristote. Les uns disent que désespéré de ne pouvoir deviner la cause du flux et reflux qui se fait sentir dans l'Euripe, il s'y précipita à la fin, en disant ces mots : puisqu'Aristote n'a jamais pu comprendre l'Euripe, que l'Euripe le comprenne donc lui-même. D'autres rapportent qu'après avoir quelque temps soutenu son infortune, et lutté, pour ainsi dire, contre la calomnie, il s'empoisonna pour finir comme Socrate avait fini. D'autres enfin veulent qu'il soit mort de sa mort naturelle, exténué par les trop grandes veilles, et consumé par un travail trop opiniâtre : tel est le sentiment d'Apollodore, de Denys d'Halicarnasse, de Censorin, de Laèrce. Ce dernier, pour prouver son infatigable activité dans le travail, rapporte que lorsqu'il se mettait en devoir de reposer, il tenait dans la main une sphère d'airain appuyée sur les bords d'un bassin, afin que le bruit qu'elle ferait en tombant dans le bassin, put le réveiller. Il rendit l'âme en invoquant la cause universelle, l'être suprême à qui il allait se rejoindre. Les Stagiriens devaient trop à Aristote, pour ne pas rendre à sa mémoire de grands honneurs. Ils transportèrent son corps à Stagire, et sur son tombeau ils élevèrent un autel, et une espèce de temple qu'ils appelèrent de son nom, afin qu'il fût un monument éternel de la liberté et des autres privilèges qu'Aristote leur avait obtenus, soit de Philippe, soit d'Alexandre. Si l'on en croit Origène, lib. I. contra Cels. Aristote avait donné lieu aux reproches d'impiété qui lui firent abandonner Athènes pour s'exiler à Chalcis. Dans les conversations particulières il ne se ménageait pas assez : il osait soutenir que les offrandes et les sacrifices sont tout à fait inutiles ; que les dieux font peu d'attention à la pompe extérieure qui brille dans leurs temples. C'était une suite de l'opinion où il était, que la providence ne s'étend point jusqu'aux choses sublunaires. Le principe sur lequel il s'appuyait pour soutenir un système si favorable à l'impiété, revient à ceci : Dieu ne voit et ne connait que ce qu'il a toujours Ve et connu : les choses contingentes ne sont donc pas de son ressort : la terre est le pays des changements, de la génération et de la corruption ; Dieu n'y a donc aucun pouvoir : il se borne au pays de l'immortalité, à ce qui est de sa nature incorruptible. Aristote, pour assurer la liberté de l'homme, croyait ne pouvoir mieux faire que de nier la providence : en fallait-il davantage pour armer contre lui les prêtres intéressés du Paganisme ? Ils pardonnaient rarement, et surtout à ceux qui voulaient diminuer de leurs droits et de leurs prérogatives.

Quoique la vie d'Aristote ait toujours été fort tumultueuse, soit au Lycée, soit à la cour de Philippe, le nombre de ses ouvrages est cependant prodigieux : on en peut voir les titres dans Diogène Laèrce, et plus correctement encore dans Jérome Gémusaeus, médecin et professeur en philosophie à Bâle, qui a composé un traité intitulé, de vita Aristotelis, et ejus operum censura ; encore ne sommes-nous pas surs de les avoir tous : il est même probable que nous en avons perdu plusieurs, puisque Cicéron cite dans ses entretiens des passages qui ne se trouvent point aujourd'hui dans les ouvrages qui nous restent de lui. On aurait tort d'en conclure, comme quelques-uns l'ont fait, que dans cette foule de livres qui portent le nom d'Aristote, et qui passent communément pour être de lui, il n'y en a peut-être aucun dont la supposition ne paraisse vraisemblable. En effet, il serait aisé de prouver, si l'on voulait s'en donner la peine, l'authenticité des ouvrages d'Aristote, par l'autorité des auteurs profanes, en descendant de siècle en siècle depuis Ciceron jusqu'au nôtre : contentons-nous de celle des auteurs ecclésiastiques. On ne niera pas sans doute que les ouvrages d'Aristote n'existassent du temps de Cicéron, puisque cet auteur parle de plusieurs de ces ouvrages, en nomme dans d'autres livres que ceux qu'il a écrits sur la nature des dieux, quelques-uns qui nous restent encore, ou du moins que nous prétendons qui nous restent. Le Christianisme a commencé peu de temps après la mort de Cicéron. Suivons donc tous les Peres depuis Origène et Tertullien : consultons les auteurs ecclésiastiques les plus illustres dans tous les siècles, et voyons si les ouvrages d'Aristote leur ont été connus. Les écrits de ces deux premiers auteurs ecclésiastiques sont remplis de passages, de citations d'Aristote, soit pour les réfuter, soit pour les opposer à ceux de quelques autres philosophes. Ces passages se trouvent aujourd'hui, excepté quelques-uns, dans les ouvrages d'Aristote. N'est-il pas naturel d'en conclure que ceux que nous n'y trouvons pas ont été pris dans quelques écrits qui ne sont pas parvenus jusqu'à nous ? Pourquoi, si les ouvrages d'Aristote étaient supposés, y verrait-on les uns et point les autres ? Y aurait-on mis les premiers, pour empêcher qu'on ne connut la supposition ? Cette même raison y eut dû faire mettre les autres. Il est visible que c'est ce manque et ce défaut de certains passages, qui prouve que les ouvrages d'Aristote sont véritablement de lui. Si parmi le grand nombre de passages d'Aristote qu'ont rapporté les premiers Peres, quelques-uns ont été extraits de quelques ouvrages qui sont perdus, quelle impossibilité y a-t-il que ceux que Cicéron a placés dans ses entretiens sur la nature des dieux, aient été pris dans les mêmes ouvrages ? Il serait impossible d'avoir la moindre preuve du contraire, puisque Cicéron n'a point cité les livres d'où il les tirait. Saint Justin a écrit un ouvrage considérable sur la physique d'Aristote : on y retrouve exactement, non-seulement les principales opinions, mais même un nombre infini d'endroits des huit livres de ce philosophe. Dans presque tous les autres ouvrages de saint Justin, il est fait mention d'Aristote. Saint Ambraise et saint Augustin nous assurent dans vingt endroits de leurs ouvrages, qu'ils ont lu les livres d'Aristote ; ils les réfutent ; ils en rapportent des morceaux, et nous voyons que ces morceaux se trouvent dans les écrits qui nous restent, et que ces réfutations conviennent parfaitement aux opinions qu'ils contiennent. Allons maintenant plus avant, et passons au sixième siècle : Boèce, qui vivait au commencement, parle souvent des livres qui nous restent d'Aristote, et fait mention de ses principales opinions. Cassiodore, qui fut contemporain de Boèce, mais qui mourut beaucoup plus tard, ayant vécu jusque vers le septième siècle, est encore un témoin irréprochable des ouvrages d'Aristote. Il nous fait connaître qu'il avait écrit d'amples commentaires sur le livre d'Aristote de l'Interprétation, et composé un livre de la division, qu'on explique en Logique après la définition, et que son ami le Patrice Boèce, qu'il appelle homme magnifique, ce qui était un titre d'honneur en ce temps, avait traduit l'introduction de Porphyre, les catégories d'Aristote, son livre de l'interprétation, et les huit livres des topiques. Si du septième siècle, je passe au huitième et au neuvième, j'y trouve Photius, patriarche de Constantinople, dont tous les savants anciens et modernes ont fait l'éloge à l'envi les uns des autres : cet homme dont l'érudition était profonde, et la connaissance de l'antiquité aussi vaste que sure, ratifie le témoignage de saint Justin, et nous apprend que les livres qu'il avait écrits sur la physique d'Aristote, existaient encore ; que ceux du philosophe s'étaient aussi conservés, et il nous en dit mot à mot le précis. On sait que saint Bernard, dans le douzième siècle, s'éleva si fort contre la philosophie d'Aristote, qu'il fit condamner sa métaphysique par un concîle : cependant, peu de temps aprés, elle reprit le dessus ; et Pierre Lombard, Albert le Grand, saint Thomas, la cultivèrent avec soin, comme nous l'allons voir dans la suite de cet article. On la retrouve presque en entier dans leurs ouvrages. Mais quels sont ceux à qui la supposition des ouvrages d'Aristote a paru vraisemblable ? Une foule de demi-savants hardis à décider de ce qu'ils n'entendent point, et qui ne sont connus que de ceux qui sont obligés par leur genre de travail, de parler des bons ainsi que des mauvais écrivains. L'auteur le plus considérable qui ait voulu rendre suspects quelques livres qui nous restent d'Aristote, c'est Jamblique qui a prétendu rejeter les catégories : mais les auteurs, ses contemporains, et les plus habiles critiques modernes, se sont moqués de lui. Un certain Andronicus, Rhodien, qui était apparemment l'Hardouin de son siècle, avait aussi rejeté, comme supposés, les livres de l'Interprétation : voilà quels sont ces savants sur l'autorité desquels on regarde comme apocryphes les livres d'Aristote. Mais un savant qui vaut mieux qu'eux tous, et qui est un juge bien compétent dans cette matière, c'est M. Leibnitz ; on voudra bien me permettre de le leur proposer. Voici comme il parle dans le second tome de ses Epitres, pag. 115. de l'édition de Leipsic, 1738 : " Il est temps de retourner aux erreurs de Nizolius : cet homme a prétendu que nous n'avions pas aujourd'hui les véritables ouvrages d'Aristote : mais je trouve pitoyable l'objection qu'il fonde sur les passages de Cicéron, et elle ne saurait faire la moindre impression sur mon esprit. Est-il bien surprenant qu'un homme accablé de soins, chargé des affaires publiques, tel qu'était Cicéron, n'ait pas bien compris le véritable sens de certaines opinions d'un philosophe très-subtil, et qu'il ait pu se tromper en les parcourant très-légèrement ? Quel est l'homme qui puisse se figurer qu'Aristote ait appelé Dieu l'ardeur du ciel ? Si l'on croit qu'Aristote a dit une pareille absurdité, on doit conclure nécessairement qu'il était insensé : cependant nous voyons par les ouvrages qui nous restent, qu'Aristote était un grand génie ; pourquoi donc veut-on substituer par force, et contre toute raison, un Aristote fou, à l'Aristote sage ? C'est un genre de critique bien nouveau, et bien singulier, que celui de juger de la supposition des écrits d'un auteur généralement regardé de tous les grands hommes comme un génie supérieur, par quelques absurdités qui ne s'y trouvent point ; en sorte que pour que les ouvrages d'un philosophe aussi subtil que profond, ne passent point pour supposés, il faudra désormais qu'on y trouve toutes les fautes et toutes les impertinences qu'on lui aura prêtées, soit par inadvertance, soit par malice. Il est bon d'ailleurs de remarquer que Cicéron a été le seul que nous connaissons avoir attribué ces sentiments à Aristote : quant à moi, je suis très-persuadé que tous les ouvrages que nous avons d'Aristote, sont constamment de lui ; et quoique quelques-uns aient été regardés comme supposés, ou du moins comme suspects, par Jean-Français Pic, par Pierre Ramus, par Patricius et par Naudé, je n'en suis pas moins convaincu que ces livres sont véritablement d'Aristote. Je trouve dans tous une parfaite liaison, et une harmonie qui les unit : j'y découvre la même hypothèse toujours bien suivie, et toujours bien soutenue : j'y vois enfin la même méthode, la même sagacité et la même habileté ". Il n'est guère surprenant que dans le nombre de quatorze ou quinze mille commentateurs qui ont travaillé sur les ouvrages d'Aristote, il ne s'en soit trouvé quelques-uns qui, pour se donner un grand air de critique, et montrer qu'ils avaient le goût plus fin que les autres, aient cru devoir regarder comme supposé quelque livre particulier parmi ceux de ce philosophe Grec : mais que peuvent dix ou douze personnes qui auront ainsi pensé, contre plus de quatorze mille dont le sentiment sur les ouvrages d'Aristote est bien différent ? Au reste, aucun d'eux n'a jamais soutenu qu'ils fussent tous supposés ; chacun, selon son caprice et sa fantaisie, a adopté les uns, et rejeté les autres ; preuve bien sensible que la seule fantaisie a dicté leur décision.

A la tête des ouvrages d'Aristote, sont ceux qui roulent sur l'art oratoire et sur la poétique : il y a apparence que ce sont les premiers ouvrages qu'il ait composés ; il les destina à l'éducation du prince qui lui avait été confiée ; on y trouve des choses excellentes, et on les regarde encore aujourd'hui comme des chef-d'œuvres de goût et de Philosophie. Une lecture assidue des ouvrages d'Homère lui avait formé le jugement, et donné un goût exquis de la belle Littérature : jamais personne n'a pénétré plus avant dans le cœur humain, ni mieux connu les ressorts invisibles qui le font mouvoir : il s'était ouvert, par la force de son génie, une route sure jusqu'aux sources du vrai beau ; et si aujourd'hui l'on veut dire quelque chose de bon sur la Rhétorique et sur la Poètique, on se voit obligé de le répéter. Nous ne craignons point de dire que ces deux ouvrages sont ceux qui font le plus d'honneur à sa mémoire ; voyez-en un jugement plus détaillé aux deux articles qui portent leur nom. Ses traités de morale viennent ensuite ; l'auteur y garde un caractère d'honnête-homme qui plait infiniment : mais par malheur il attiédit au lieu d'échauffer ; on ne lui donne qu'une admiration stérîle ; on ne revient point à ce qu'on a lu. La morale est seche et infructueuse quand elle n'offre que des vues générales et des propositions métaphysiques, plus propres à orner l'esprit et à charger la mémoire, qu'à toucher le cœur et à changer la volonté. Tel est en général l'esprit qui règne dans les livres de morale de ce philosophe. Voici quelques-uns de ses préceptes, avec le tour qu'il leur donne.

1°. Le bonheur de l'homme ne consiste ni dans les plaisirs, ni dans les richesses, ni dans les honneurs, ni dans la puissance, ni dans la noblesse, ni dans les spéculations de la philosophie ; mais bien plutôt dans les habitudes de l'âme, qui la rendent plus ou moins parfaite. 2°. La vertu est pleine de charmes et d'attraits ; ainsi une vie où les vertus s'enchainent les unes avec les autres, ne saurait être que très-heureuse. 3°. Quoique la vertu se suffise à elle-même, on ne peut nier cependant qu'elle ne trouve un puissant appui dans la faveur, les richesses, les honneurs, la noblesse du sang, la beauté du corps, et que toutes ces choses ne contribuent à lui faire prendre un plus grand essor, et n'augmentent par-là le bonheur de l'homme. 4°. Toute vertu se trouve placée dans le milieu entre un acte mauvais par excès et entre un acte mauvais par défaut : ainsi le courage tient le milieu entre la crainte et l'audace ; la libéralité, entre l'avarice et la prodigalité ; la modestie, entre l'ambition et le mépris superbe des honneurs ; la magnificence, entre le faste trop recherché et l'épargne sordide ; la douceur, entre la colere et l'insensibilité ; la popularité, entre la misantropie et la basse flatterie, etc. d'où l'on peut conclure que le nombre des vices est double de celui des vertus, puisque toute vertu est toujours voisine de deux vices qui lui sont contraires. 5°. Il distingue deux sortes de justice ; l'une universelle, et l'autre particulière : la justice universelle tend à conserver la société civîle par le respect qu'elle inspire pour toutes les lois : la justice particulière, qui consiste à rendre à chacun ce qui lui est dû. est de deux sortes ; la distributive et la commutative : la justice distributive dispense les charges et les récompenses, selon le mérite de chaque citoyen ; et elle a pour règle la proportion géométrique : la justice commutative, qui consiste dans un échange de choses, donne à chacun ce qui lui est dû. et garde en tout une proportion arithmétique. 6°. On se lie d'amitié avec quelqu'un ou pour le plaisir qu'on retire de son commerce, ou pour l'utilité qui en revient, ou pour son mérite fondé sur la vertu ou d'excellentes qualités. La dernière est une amitié parfaite : la bienveillance n'est pas, à proprement parler, l'amitié ; mais elle y conduit, et en quelque façon elle l'ébauche.

Aristote a beaucoup mieux réussi dans sa logique que dans sa morale. Il y découvre les principales sources de l'art de raisonner ; il perce dans le fond inépuisable des pensées de l'homme ; il démêle ses pensées, fait voir la liaison qu'elles ont entr'elles, les suit dans leurs écarts et dans leurs contrariétés, les ramène enfin à un point fixe. On peut assurer que si l'on pouvait atteindre le terme de l'esprit, Aristote l'aurait atteint. N'est-ce pas une chose admirable, que par différentes combinaisons qu'il a faites de toutes les formes que l'esprit peut prendre en raisonnant, il l'ait tellement enchainé par les règles qu'il lui a tracées, qu'il ne puisse s'en écarter, qu'il ne raisonne inconséquemment ? Mais sa méthode, quoique louée par tous les philosophes, n'est point exempte de défauts. 1°. Il s'étend trop, et par-là il rebute : on pourrait rappeler à peu de pages tout son Livre des catégories, et celui de l'interprétation ; le sens y est noyé dans une trop grande abondance de paroles. 2°. Il est obscur et embarrassé ; il veut qu'on le devine, et que son lecteur produise avec lui ses pensées. Quelque habîle que l'on sait, on ne peut guère se flatter de l'avoir totalement entendu ; témoin ses analytiques, où tout l'art du syllogisme est enseigné. Tous les membres qui composent sa Logique se trouvent dispersés dans les différents articles de ce Dictionnaire ; c'est pourquoi, pour ne pas ennuyer le lecteur par une répétition inutîle des mêmes choses, on a jugé à propos de l'y renvoyer afin qu'il les consulte.

Passons maintenant à la physique d'Aristote ; et dans l'examen que nous en allons faire, prenons pour guide le célèbre Louis Visès, qui a disposé dans l'ordre le plus méthodique les différents ouvrages où elle est répandue. Il commence d'abord par les huit livres des principes naturels, qui paraissent plutôt une compilation de différents mémoires, qu'un ouvrage arrangé sur un même plan ; ces huit livres traitent en général du corps étendu, ce qui fait l'objet de la Physique, et en particulier des principes, et de tout ce qui est lié à ces principes, comme le mouvement, le lieu, le temps, etc. Rien n'est plus embrouillé que tout ce long détail ; les définitions rendent moins intelligibles des choses qui par elles-mêmes auraient paru plus claires, plus évidentes. Aristote blâme d'abord les philosophes qui l'ont précédé, et cela d'une manière assez dure ; les uns d'avoir admis trop de principes, les autres de n'en avoir admis qu'un seul : pour lui, il en établit trois, qui sont la matière, la forme, la privation. La matière est, selon lui, le sujet général sur lequel la nature travaille ; sujet éternel en même temps, et qui ne cessera jamais d'exister ; c'est la mère de toutes choses, qui soupire après le mouvement, et qui souhaite avec ardeur que la forme vienne s'unir à elle. On ne sait pas trop ce qu'Aristote a entendu par cette matière première qu'il définit, ce qui n'est, ni qui, ni combien grand, ni quel, ni rien de ce par quoi l'être est déterminé. N'a-t-il parlé ainsi de la matière que parce qu'il était accoutumé à mettre un certain ordre dans ses pensées, et qu'il commençait par envisager les choses d'une vue générale, avant de descendre au particulier ? S'il n'a voulu dire que cela, c'est-à-dire si dans son esprit la matière première n'avait d'autre fondement que cette méthode d'arranger des idées ou de concevoir les choses, il n'a rien dit qu'on ne puisse lui accorder : mais aussi cette matière n'est plus qu'un être d'imagination ; une idée purement abstraite ; elle n'existe pas plus que la fleur en général, que l'homme en général, etc. Ce n'est pourtant pas qu'on ne voie des philosophes aujourd'hui, qui, tenant d'Aristote la manière de considérer les choses en général avant que de venir à leurs espèces, et de passer de leurs espèces à leurs individus, ne soutiennent de sens froid, et même avec une espèce d'opiniâtreté, que l'universel est dans chaque objet particulier : que la fleur en général, par exemple, est une réalité vraiment existante dans chaque jonquille et dans chaque violette. Il parait à d'autres que, par matière première, Aristote n'a pas entendu seulement le corps en général, mais une pâte uniforme dont tout devait être construit ; une cire obéissante qu'il regardait comme le fond commun des corps, comme le dernier terme où revenait chaque corps en se détruisant ; c'était le magnifique bloc du Statuaire de la Fontaine :

Un bloc de marbre était si beau,

Qu'un Statuaire en fit l'emplette :

Qu'en fera, dit-il, mon ciseau ?

Sera-t-il dieu, table ou cuvette ?

Brisez ce dieu de marbre, que vous reste-t-il en main ? des morceaux de marbre. Cassez la table ou la cuvette, c'est encore du marbre ; c'est le même fond par-tout ; ces choses ne diffèrent que par une forme extérieure. Il en est de même de tous les corps ; leur masse est essentiellement la même ; ils ne diffèrent que par la figure, par la quantité, par le repos ; ou par le mouvement, qui sont toutes choses accidentelles. Cette idée qu'on doit à Aristote, a paru si spécieuse à tous les Philosophes, tant anciens que modernes, qu'ils l'ont généralement adoptée : mais cette idée d'une matière générale dans laquelle s'en retournent tous les corps en dernière décomposition, est démentie par l'expérience : si elle était vraie, voici ce qui en devrait arriver. Comme le mouvement fait sortir de cette cire un animal, un morceau de bois, une masse d'or ; le mouvement, en leur ôtant une forme passagère, devrait les ramener à leur cire primordiale. Empedocle, Platon, Aristote et les Scholastiques le disent : mais la chose n'arrive point. Le corps organisé se dissout en différentes masses de peaux, de poils, de chairs, d'os, et d'autres corps mêlangés. Le corps mixte se résout en eau, en sable, en sel, en terre : mais avec les dissolvants les plus forts, avec le feu le plus vif, vous n'obtiendrez point de ces corps simples de se changer. Le sable reste sable, le fer demeure fer, l'or épuré ne change plus ; la terre morte sera toujours terre ; et après toutes les épreuves et tous les tourments imaginables, vous les retrouverez encore les mêmes. L'expérience ne Ve pas plus loin : les éléments sont chacun à part des ouvrages admirables qui ne peuvent changer, afin que le monde, qui en est composé, puisse recevoir des changements par leurs mélanges, et soit cependant durable comme les principes qui en sont la base. Voyez l'article CHIMIE.

Pour la forme, qui est le second principe d'Aristote, il la regarde comme une substance, un principe actif qui constitue les corps, et assujettit pour ainsi dire la matière. Il suit de-là qu'il doit y avoir autant de formes naturelles qui naissent et meurent tour-à-tour, qu'il y a de corps primitifs et élémentaires. Pour la privation, dit Aristote, elle n'est point une substance ; elle est même, à quelques égards, une sorte de néant. En effet tout corps qui reçoit une telle forme, ne doit pas l'avoir auparavant ; il doit même en avoir une qui soit absolument contraire. Ainsi les morts se font des vivants, et les vivants des morts.

Ces trois principes étant établis, Aristote passe à l'explication des causes, qu'il traite d'une manière assez distincte, mais presque sans parler de la première cause qui est Dieu. Quelques-uns ont pris occasion, tant de la définition qu'il donne de la nature, que du pouvoir illimité qu'il lui attribue, de dire qu'il méconnait cette première cause : mais nous le justifierons d'athéisme dans la suite de cet article. Selon lui la nature est un principe effectif, une cause plénière, qui rend tous les corps où elle réside capables par eux-mêmes de mouvement et de repos ; ce qui ne peut point se dire des corps où elle ne réside que par accident, et qui appartiennent à l'art : ceux-là n'ont rien que par emprunt, et si j'ose ainsi parler, que de la seconde main. Continuons : tous les corps ayant en eux cette force, qui dans un sens ne peut être anéantie, et cette tendance au mouvement qui est toujours égale, sont des substances véritablement dignes de ce nom : la nature par conséquent est un autre principe d'Aristote ; c'est elle qui produit les formes, ou plutôt qui se divise et se subdivise en une infinité de formes, suivant que les besoins de la matière le demandent. Ceci mérite une attention particulière, et donne lieu à ce Philosophe d'expliquer tous les changements qui arrivent aux corps. Il n'y en a aucun qui soit parfaitement en repos, parce qu'il n'y en a aucun qui ne fasse effort pour se mouvoir. Il conclut de-là que la nature inspire je ne sai quelle nécessité à la matière. Effectivement il ne dépend point d'elle de recevoir telle ou telle forme : elle est assujettie à recevoir toutes celles qui se présentent et qui se succedent dans un certain ordre, et dans une certaine proportion. C'est-là cette fameuse entéléchie qui a tant embarrassé les commentateurs, et qui a fait dire tant d'extravagances aux Scholastiques.

Après avoir expliqué quelle est la cause efficiente, quel est le principe de toute la force qui se trouve répandue dans l'univers, Aristote entre plus avant dans sa matière, et tâche de développer ce que c'est que le mouvement. On voit bien qu'il fait-là de grands efforts de génie : mais ses efforts aboutissent à une définition très-obscure, et devenue même fameuse par son obscurité. Plus Aristote s'avance, plus il embrasse de terrain : le fini et l'infini, le vide et les atomes, l'espace et le temps, le lieu et les corps qui y sont contenus ; tout se présente devant ses yeux : il ne confond rien, une proposition le mène à l'autre ; et quoique ce soit d'une façon très-rapide, on y sent toujours une sorte de liaison.

La doctrine qui est comprise dans les deux livres de la génération et de la corruption, tient nécessairement à ce que nous avons déjà développé de ses principes. Avant Socrate on croyait que nul être ne périssait, et qu'il ne s'en reproduisait aucun ; que tous les changements qui arrivent aux corps ne sont que de nouveaux arrangements, qu'une distribution différente des parties de matière qui composent ces mêmes corps ; on n'admettait dans l'univers que des accroissements et des diminutions, des réunions et des divisions, des mélanges et des séparations. Aristote rejeta toutes ces idées, quoique simples, et par-là assez vraisemblables ; et il établit une génération et une corruption proprement dites. Il reconnut qu'il se formait de nouveaux êtres dans le sein de la nature, et que ces êtres périssaient à leur tour. Deux choses le conduisirent à cette pensée : l'une qu'il s'imagina que dans tous les corps le sujet ou la matière est quelque chose d'égal et de constant ; et que ces corps, comme nous l'avons déjà observé, ne diffèrent que par la forme, qu'il regardait comme leur essence : l'autre, qu'il prétendait que les contraires naissent tous de leurs contraires, comme le blanc du noir ; d'où il suit que la forme du blanc doit être anéantie avant que celle du noir s'établisse. Pour achever d'éclaircir ce système, j'y ajouterai encore deux remarques. La première, c'est que la génération et la corruption n'ont aucun rapport avec les autres modifications des corps, comme l'accroissement et le décroissement, la transparence, la dureté, la liquidité, etc. dans toutes ces modifications, la première forme ne s'éteint point, quoiqu'elle puisse se diversifier à l'infini. L'autre remarque suit de celle-là ; comme tout le jeu de la nature consiste dans la génération et dans la corruption, il n'y a que les corps simples et primitifs qui y soient sujets ; eux seuls reçoivent de nouvelles formes, et passent par des métamorphoses sans nombre ; tous les autres corps ne sont que des mélanges, et pour ainsi dire des entrelacements de ces premiers. Quoique rien ne soit plus chimérique que ce côté du système d'Aristote, c'est cependant ce qui a le plus frappé les Scholastiques, et ce qui a donné lieu à leurs expressions barbares et inintelligibles : de-là ont pris naissance les formes substantielles, les entités, les modalités, les intentions reflexes, etc. tous termes qui ne réveillant aucune idée, perpétuent vainement les disputes et l'envie de disputer.

Aristote ne se renferme pas dans une théorie générale : mais il descend à un très-grand nombre d'explications de physique particulière ; et l'on peut dire qu'il s'y ménage, qu'il s'y observe plus que dans tout le reste ; qu'il ne donne point tout l'essor à son imagination. Dans les quatre livres sur les météores il a, selon la réflexion judicieuse du père Rapin, plus éclairci d'effets de la nature que tous les Philosophes modernes joints ensemble. Cette abondance lui doit tenir lieu de quelque mérite, et certainement d'excuse. En effet, au-travers de toutes les erreurs qui lui sont échappées faute d'expérience, et de quelques-unes des découvertes que le hasard a présentées aux modernes, on s'aperçoit qu'il suit assez le fil de la nature, et qu'il devine des choses qui certainement lui devaient être inconnues. Par exemple, il détaille avec beaucoup d'adresse tout ce qui regarde les météores aqueux, comme la pluie, la neige, la grêle, la rosée, etc. il donne une explication très-ingénieuse de l'arc-en-ciel, et qui au fond ne s'éloigne pas trop de celle de Descartes ; il définit le vent un courant d'air, et il fait voir que sa direction dépend d'une infinité de causes étrangères et peu connues ; ce qui empêche, dit-il, d'en donner un système général.

On peut rapporter à la physique particulière ce que ce philosophe a publié sur l'histoire des animaux. Voici le jugement avantageux qu'en a porté M. de Buffon dans son premier discours de l'Histoire naturelle : " L'histoire des animaux d'Aristote est peut-être encore aujourd'hui ce que nous avons de mieux fait en ce genre ; et il serait à désirer qu'il nous eut laissé quelque chose d'aussi complet sur les végétaux et sur les minéraux : mais les deux livres de plantes que quelques-uns lui attribuent, ne ressemblent point à cet ouvrage, et ne sont pas en effet de lui. Voyez le comment. de Scaliger. Il est vrai que la Botanique n'était pas fort en honneur de son temps : les Grecs et les Romains mêmes ne la regardaient pas comme une science qui dû. exister par elle-même, et qui dû. faire un objet à part ; ils ne la considéraient que relativement à l'Agriculture, au Jardinage, à la Médecine et aux Arts. Et quoique Théophraste, disciple d'Aristote, connut plus de cinq cens genres de plantes, et que Pline en cite plus de mille, ils n'en parlent que pour nous en apprendre la culture, ou pour nous dire que les unes entrent dans la composition des drogues ; que les autres sont d'usage pour les Arts ; que d'autres servent à orner nos jardins, etc. en un mot ils ne les considèrent que par l'utilité qu'on en peut tirer, et ils ne se sont pas attachés à les décrire exactement.

L'histoire des animaux leur était mieux connue que celle des plantes. Alexandre donna des ordres, et fit des dépenses très-considérables pour rassembler des animaux et en faire venir de tous les pays, et il mit Aristote en état de les bien observer. Il parait par son ouvrage, qu'il les connaissait peut-être mieux, et sous des vues plus générales, qu'on ne les connait aujourd'hui. Enfin, quoique les modernes aient ajouté leurs découvertes à celles des anciens, je ne vois pas que nous ayons sur l'histoire naturelle beaucoup d'ouvrages modernes qu'on puisse mettre au-dessus de ceux d'Aristote et de Pline. Mais comme la prévention naturelle qu'on a pour son siècle, pourrait persuader que ce que je viens de dire est avancé témérairement, je vais faire en peu de mots l'exposition du plan de l'ouvrage d'Aristote.

Aristote commence son histoire des animaux par établir des différences et des ressemblances générales entre les différents genres d'animaux, au lieu de les diviser par de petits caractères particuliers, comme l'ont fait les modernes. Il rapporte historiquement tous les faits et toutes les observations qui portent sur des rapports généraux, et sur des caractères sensibles. Il tire ces caractères de la forme, de la couleur, de la grandeur, et de toutes les qualités extérieures de l'animal entier, et aussi du nombre et de la position de ses parties, de la grandeur, du mouvement, de la forme de ses membres ; des rapports semblables ou différents qui se trouvent dans ces mêmes parties comparées ; et il donne par-tout des exemples pour se faire mieux entendre. Il considère aussi les différences des animaux par leur façon de vivre, leurs actions, leurs mœurs, leurs habitations, etc. il parle des parties qui sont communes et essentielles aux animaux, et de celles qui peuvent manquer et qui manquent en effet à plusieurs espèces d'animaux. Le sens du toucher, dit-il, est la seule chose qu'on doive regarder comme nécessaire, et qui ne doit manquer à aucun animal : et comme ce sens est commun à tous les animaux, il n'est pas possible de donner un nom à la partie de leur corps, dans laquelle réside la faculté de sentir. Les parties les plus essentielles sont celles par lesquelles l'animal prend sa nourriture ; celles qui reçoivent et digèrent cette nourriture, et celles par où il rend le superflu. Il examine ensuite les variétés de la génération des animaux ; celles de leurs membres, et des différentes parties qui servent à leurs fonctions naturelles. Ces observations générales et préliminaires font un tableau dont toutes les parties sont intéressantes : et ce grand philosophe dit aussi, qu'il les a présentées sous cet aspect, pour donner un avant-goût de ce qui doit suivre, et faire naître l'attention qu'exige l'histoire particulière de chaque animal, ou plutôt de chaque chose.

Il commence par l'homme, et il le décrit le premier, plutôt parce qu'il est l'animal le mieux connu, que parce qu'il est le plus parfait ; et pour rendre sa description moins seche et plus piquante, il tâche de tirer des connaissances morales en parcourant les rapports physiques du corps humain, et il indique les caractères des hommes par les traits de leur visage. Se bien connaître en physionomie, serait en effet une science bien utîle à celui qui l'aurait acquise : mais peut-on la tirer de l'histoire naturelle ? Il décrit donc l'homme par toutes les parties extérieures et intérieures ; et cette description est la seule qui soit entière : au lieu de décrire chaque animal en particulier, il les fait connaître tous par les rapports que toutes les parties de leur corps ont avec celles du corps de l'homme. Lorsqu'il décrit, par exemple, la tête humaine, il compare avec elle la tête de toutes les espèces d'animaux. Il en est de même de toutes les autres parties. A la description du poumon de l'homme, il rapporte historiquement tout ce qu'on savait des poumons des animaux ; et il fait l'histoire de ceux qui en manquent. A l'occasion des parties de la génération, il rapporte toutes les variétés des animaux dans la manière de s'accoupler, d'engendrer, de porter, et d'accoucher. A l'occasion du sang, il fait l'histoire des animaux qui en sont privés ; et suivant ainsi ce plan de comparaison dans lequel, comme l'on voit, l'homme sert de modèle, et ne donnant que les différences qu'il y a des animaux à l'homme, et de chaque partie des animaux à chaque partie de l'homme, il retranche à dessein toute description particulière ; il évite par-là toute répétition ; il accumule les faits, et il n'écrit pas un mot qui soit inutîle : aussi a-t-il compris dans un petit volume un nombre infini de différents faits ; et je ne crois pas qu'il soit possible de réduire à de moindres termes tout ce qu'il avait à dire sur cette matière, qui parait si peu susceptible de cette précision, qu'il fallait un génie comme le sien pour y conserver en même temps de l'ordre et de la netteté. Cet ouvrage d'Aristote s'est présenté à mes yeux comme une table de matières qu'on aurait extraites avec le plus grand soin de plusieurs milliers de volumes remplis de descriptions et d'observations de toute espèce : c'est l'abrégé le plus savant qui ait jamais été fait, si la science est en effet l'histoire des faits ; et quand même on supposerait qu'Aristote aurait tiré de tous les livres de son temps ce qu'il a mis dans le sien, le plan de l'ouvrage, sa distribution, le choix des exemples, la justesse des comparaisons, une certaine tournure dans les idées, que j'appellerais volontiers le caractère philosophique, ne laissent pas douter un instant qu'il ne fût lui-même beaucoup plus riche que ceux dont il aurait emprunté ".

Voici de nouveaux dogmes. Nous avons Ve que la matière qui compose tous les corps est foncièrement la même, selon Aristote, et qu'elle ne doit toutes les formes qu'elle prend successivement, qu'à la différente combinaison de ses parties. Il s'est contenté d'en tirer quatre éléments, le feu, l'air, l'eau et la terre, quoiqu'il lui fût libre d'en tirer bien davantage. Il a cru apparemment qu'ils suffisaient pour former ce que nous voyons. La beauté des cieux lui fit pourtant soupçonner qu'ils pouvaient bien être composés de quelque chose de plus beau. Il en forma une quintessence pour en construire les cieux : c'est de tout temps que les Philosophes sont en possession de croire que quand ils ont inventé un nouveau mot, ils ont découvert une nouvelle chose, et que ce qu'ils arrangent nettement dans leur pensée, doit tout de suite se trouver tel dans la nature ; mais ni l'autorité d'Aristote et des autres philosophes, ni la netteté de leurs idées, ni la prétendue évidence de leurs raisonnements, ne nous garantissent rien de réel. La nature peut être toute différente. Quoi qu'il en soit de cette réflexion, Aristote croyait qu'il n'y avait dans cet univers que cinq espèces de corps : les premiers qui sont la matière qui forment tous les corps célestes, se meuvent circulairement ; et les quatre autres dont sont composés tous les corps sublunaires, ont un mouvement en ligne droite. La cinquième essence n'a ni legereté, ni pesanteur ; elle est incorruptible et éternelle ; elle suit toujours un mouvement égal et uniforme : au lieu que des quatre éléments les deux premiers sont pesans, et les deux autres legers. Les deux premiers descendent en-bas, et sont poussés vers le centre ; les deux autres tendent en-haut, et vont se ranger à la circonférence. Quoique leurs places soient ainsi précises et marquées de droit, ils peuvent cependant en changer, et en changent effectivement ; ce qui vient de l'extrême facilité qu'ils ont de se transformer les uns dans les autres, et de se communiquer leurs mouvements.

Cela supposé, Aristote assure que tout l'univers n'est point également gouverné par Dieu, quoiqu'il soit la cause générale de tout. Les corps célestes, ce qui est composé de la cinquième essence, méritent ses soins et son attention : mais il ne se mêle point de ce qui est au-dessous de la lune, de ce qui a rapport aux quatre éléments. Toute la terre échappe à sa providence. Aristote, dit Diogène Laerce, croyait que la puissance divine réglait les choses célestes, et que celles de la terre se gouvernaient par une espèce de sympathie avec le ciel. En suivant le même raisonnement, on prouve d'après Aristote que l'âme est mortelle. En effet, Dieu n'étant point témoin de sa conduite, ne peut ni la punir, ni la récompenser ; s'il le faisait, ce serait par caprice et sans aucune connaissance. D'ailleurs Dieu ne veut point se mêler des actions des hommes ; s'il s'en mêlait, il les prévoirait : l'homme ne serait point libre ; si l'homme n'était point libre, tout serait bien arrangé sur la terre. Or tout ce qui se fait ici-bas est plein de changements et de variations, de desastres et de maux ; donc l'homme se détermine par lui-même, et Dieu n'a aucun pouvoir sur lui. Une autre raison qui faisait nier à Aristote l'immortalité de l'âme, c'est l'opinion où il était avec tous les autres Philosophes, que notre âme était une portion de la divinité dont elle avait été détachée ; et qu'après un certain nombre de révolutions dans différents corps, elle allait s'y rejoindre et s'y abîmer, ainsi qu'une goutte d'eau Ve se réunir à l'Océan, quand le vase qui la contenait vient à se briser. Cette éternité qu'ils attribuaient à l'âme, était précisément ce qui détruisait son immortalité. Voyez l'article AME, où nous avons développé plus au long cette idée des anciens philosophes grecs.

Les fausses idées qu'Aristote s'était faites sur le mouvement, l'avaient conduit à croire l'éternité du monde. Le mouvement, disait-il, doit être éternel, ainsi le ciel ou le monde dans lequel est le mouvement, doit être éternel. En voici la preuve. S'il y a eu un prémier mouvement, comme tout mouvement suppose un mobile, il faut absolument que ce mobîle soit engendré ou éternel, mais pourtant en repos, à cause de quelque empêchement. Or de quelque façon que cela sait, il s'ensuit une absurdité ; car si ce premier mobîle est engendré, il l'est donc par le mouvement, lequel par conséquent sera antérieur au premier ; et s'il a été en repos éternellement, l'obstacle n'a pu être ôté sans le mouvement, lequel derechef aura été antérieur au premier. A cette raison Aristote en ajoute plusieurs autres pour prouver l'éternité du monde. Il soutenait que Dieu et la nature ne seraient pas toujours ce qu'il y a de meilleur, si l'univers n'était éternel, puisque Dieu ayant jugé de tout temps que l'arrangement du monde était un bien, il aurait différé de le produire pendant toute l'éternité antérieure. Voici encore un de ses arguments sur le même sujet : si le monde a été créé, il peut être détruit ; car tout ce qui a eu un commencement doit avoir une fin. Le monde est incorruptible et inaltérable ; donc il est éternel. Voici la preuve que le monde est incorruptible : si le monde peut être détruit, ce doit être naturellement par celui qui l'a créé : mais il n'en a point le pouvoir ; ce qu'Aristote prouve ainsi. Si l'on suppose que Dieu a la puissance de détruire le monde, il faut savoir alors si le monde était parfait ; s'il ne l'était pas, Dieu n'avait pu le créer, puisqu'une cause parfaite ne peut rien produire d'imparfait, et qu'il faudrait pour cela que Dieu fût défectueux ; ce qui est absurde : si le monde au contraire est parfait, Dieu ne peut le détruire ; parce que la méchanceté est contraire à son essence, et que c'est le propre de celle d'un être mauvais de vouloir nuire aux bonnes choses.

On peut juger maintenant de la doctrine d'Aristote sur la divinité ; c'est à tort que quelques-uns l'ont accusé d'athéisme, pour avoir cru le monde éternel : car autrement il faudrait faire le même reproche à presque tous les anciens philosophes, qui étaient infectés de la même erreur. Aristote était si éloigné de l'athéisme, qu'il nous représente Dieu comme un être intelligent et immatériel ; le premier moteur de toutes choses, qui ne peut être mu lui-même. Il décide même en termes formels, que si dans l'univers, il n'y avait que de la matière, le monde se trouverait sans cause première et originale, et que par conséquent il faudrait admettre un progrès de causes à l'infini ; absurdité qu'il réfute lui-même. Si l'on me demande ce que je pense de la création d'Aristote, je répondrai qu'il en a admis une, même par rapport à la matière, qu'il croyait avoir été produite. Il différait de Platon son maître, en ce qu'il croyait le monde une émanation naturelle et impétueuse de la divinité, à-peu-près comme la lumière est une émanation du soleil : au lieu que, selon Platon, le monde était une émanation éternelle et nécessaire, mais volontaire et réfléchie d'une cause toute sage et toute puissante. L'une et l'autre création, comme on voit, emporte avec soi l'éternité du monde, et est bien différente de celle de Moyse, où Dieu est si libre par rapport à la production du monde, qu'il aurait pu le laisser éternellement dans le néant.

Mais si Aristote n'est pas athée en ce sens qu'il attaque directement et comme de front la divinité, et qu'il n'en reconnaisse point d'autre que cet univers, on peut dire qu'il l'est dans un sens plus étendu, parce que les idées qu'il se forme de la divinité, tendent indirectement à la renverser et à la détruire. En effet Aristote nous représente Dieu comme le premier moteur de toutes choses : mais il veut en même temps que le mouvement que Dieu imprime à la matière, ne soit pas l'effet de sa volonté, mais qu'il coule de la nécessité de sa nature ; doctrine monstrueuse qui ôte à Dieu la liberté, et au monde sa dépendance par rapport à son créateur. Car si Dieu est lié et enchainé dans ses opérations, il ne peut donc faire que ce qu'il fait, et de la manière dont il le fait ; le monde est donc aussi éternel et aussi nécessaire que lui. D'un autre côté, le Dieu d'Aristote ne peut être immense ni présent par-tout, parce qu'il est comme cloué au ciel le plus élevé, où commence le mouvement, pour se communiquer de-là aux cieux inférieurs. Abysmé de toute éternité dans la contemplation de ses divines perfections, il ne daigne pas s'informer de ce qui se passe dans l'univers, il le laisse rouler au gré du hasard. Il ne pense pas même aux autres intelligences qui sont occupées, comme lui, à faire tourner les sphères auxquelles elles se sont attachées. Il est dans l'univers ce qu'un premier mobîle est dans une machine : il donne le mouvement à tout, et il le donne nécessairement. Un Dieu si éloigné des hommes, ne peut être honoré par leurs prières, ni apaisé par leurs sacrifices, ni punir le vice, ni récompenser la vertu. De quoi servirait-il aux hommes d'honorer un Dieu qui ne les connait pas, qui ne sait pas même s'ils existent, dont la providence est bornée à faire mouvoir le premier ciel où il est attaché ? Il en est de même des autres intelligences, qui contribuent au mouvement de l'univers, ainsi que les différentes parties d'une machine, où plusieurs ressorts sont subordonnés à un premier qui leur imprime ce mouvement. Ajoutez à cela qu'il croyait nos âmes mortelles, et qu'il rejetait le dogme des peines et des récompenses éternelles ; ce qui était une suite, comme nous l'avons ci-dessus observé, de l'opinion monstrueuse qui faisait de nos âmes autant de portions de la Divinité. Jugez après cela si Aristote pouvait être fort dévot envers les dieux. N'est-il pas plaisant de voir que même dans les plus beaux siècles de l'Eglise, il y ait eu des hommes assez prévenus, et non moins impies qu'insensés, les uns pour élever les livres d'Aristote à la dignité de texte divin, les autres pour faire un regard de son portrait et de celui de J. C ? Dans les siècles suivants et même depuis la naissance des lettres en Italie, on n'a point hésité à mettre ce philosophe au nombre des bienheureux. Nous avons deux ouvrages exprès sur cette matière, l'un attribué aux théologiens de Cologne, et intitulé du salut d'Aristote : l'autre composé par Lambert Dumont professeur en Philosophie, et publié sous ce titre : Ce qu'on peut avancer de plus probable touchant le salut d'Aristote, tant par des preuves tirées de l'Ecriture sainte, que par des témoignages empruntés de la plus saine partie des Théologiens : tandis qu'il est constant par l'exposition de son système, qu'il n'a point eu d'idée saine de la divinité, et qu'il n'a nullement connu la nature de l'âme, ni son immortalité, ni la fin pour laquelle elle est née. On suppose dans ces deux ouvrages comme un principe clair et évident, qu'il a eu une connaissance anticipée de tous les mystères du Christianisme, et qu'il a été rempli d'une force naturelle. A combien d'excès l'envie opiniâtre de christianiser les anciens philosophes, n'a-t-elle point donné naissance ? Ceux qui auraient l'esprit tourné de ce côté-là, ne feraient pas mal de lire l'excellent traité de Jean-Baptiste Crispus Italien, qui fleurissait au commencement du XVIe siècle. Ce traité est plein d'une critique fine et délicate, et où le discernement de l'auteur brille à chaque page : il est intitulé, Des précautions qu'il faut prendre en étudiant les Philosophes payens.

Si Aristote a eu des temples, il s'est trouvé bien des infidèles qui se sont moqués de sa divinité : les uns l'ont regardé comme le génie de la nature, et presque comme un dieu ; mais les autres ont daigné à peine lui donner le titre de physicien. Ni les panégyristes, ni les critiques, n'en ont parlé comme ils devaient, les premiers ayant trop exagéré le mérite de ce philosophe, et les autres l'ayant blâmé sans aucun ménagement. Le mépris qu'on a eu pour lui dans ces derniers siècles, vient de ce qu'au lieu des originaux, que personne ne lisait, parce qu'ils étaient en grec, on consultait les commentateurs arabes et scolastiques, entre les mains desquels on ne peut douter que ce philosophe n'ait beaucoup perdu de ses traits. En effet ils lui ont prêté les idées les plus monstrueuses, et lui ont fait parler un langage inintelligible. Mais quelque tort que lui aient fait tous ces écarts et toutes ces chimères, au fond il n'en est point responsable. Un maître doit-il souffrir de l'extravagance de ses disciples ? Ceux qui ont lu ses ouvrages dans l'original, lui ont rendu plus de justice. Ils ont admiré en lui un esprit élevé, des connaissances variées, approfondies, et des vues générales ; et si sur la Physique il n'a pas poussé les recherches aussi loin qu'on l'a fait aujourd'hui, c'est que cette science ne peut se perfectionner que par le secours des expériences, ce qui dépend, comme l'on voit, du temps. J'avouerai cependant d'après le fameux chancelier Bacon, que le défaut essentiel de la philosophie d'Aristote, c'est qu'elle accoutume peu-à-peu à se passer de l'évidence, et à mettre les mots à la place des choses. On peut lui reprocher encore cette obscurité qu'il affecte partout, et dont il enveloppe ses matières. Je ne puis mieux finir, ni faire connaître ce qu'on doit penser du mérite d'Aristote, qu'en rapportant ici l'ingénieux parallèle que le P. Rapin en fait avec Platon, qu'on a toujours regardé comme un des plus grands philosophes. Voici à-peu-près comme il s'exprime : les qualités de l'esprit étaient extraordinaires dans l'un et dans l'autre : ils avaient le génie élevé et propre aux grandes choses. Il est vrai que l'esprit de Platon est plus poli ; et celui d'Aristote est plus vaste et plus profond. Platon a l'imagination vive, abondante, fertîle en inventions, en idées, en expressions, en figures, donnant mille tours différents, mille couleurs nouvelles, et toutes agréables à chaque chose. Mais, après tout, ce n'est souvent que de l'imagination. Aristote est dur et sec en tout ce qu'il dit : mais ce sont des raisons que ce qu'il dit, quoiqu'il le dise sechement : sa diction toute pure qu'elle est, a je ne sai quoi d'austère ; et ses obscurités naturelles ou affectées, dégoutent et fatiguent les lecteurs. Platon est délicat dans tout ce qu'il pense, et dans tout ce qu'il dit : Aristote ne l'est point du tout, pour être plus naturel ; son style est simple et uni, mais serré et nerveux. Celui de Platon est grand et élevé, mais lâche et diffus : celui-ci dit toujours plus qu'il n'en faut dire ; celui-là n'en dit jamais assez, et laisse à penser toujours plus qu'il n'en dit : l'un surprend l'esprit, et l'éblouit par un caractère éclatant et fleuri ; l'autre l'éclaire et l'instruit par une méthode juste et solide ; et comme les raisonnements de celui-ci sont plus droits et plus simples, les raisonnements de l'autre sont plus ingénieux et plus embarrassés. Platon donne de l'esprit par la fécondité du sien, et Aristote donne du jugement et de la raison par l'impression du bon sens qui parait dans tout ce qu'il dit. Enfin Platon ne pense le plus souvent qu'à bien dire, et Aristote ne pense qu'à bien penser, à creuser les matières, à en rechercher les principes, et des principes tirer des conséquences infaillibles ; au lieu que Platon, en se donnant plus de liberté, embellit son discours et plait davantage : mais par la trop grande envie qu'il a de plaire, il se laisse trop emporter à son éloquence ; il est figuré en tout ce qu'il dit. Aristote se possède toujours ; il appelle les choses tout simplement par leur nom : comme il ne s'élève point, et qu'il ne s'égare jamais, il est aussi moins sujet à tomber dans l'erreur que Platon, qui y fait tomber tous ceux qui s'attachent à lui ; car il séduit par sa manière d'instruire qui est trop agréable. Mais quoique Platon ait excellé dans toutes les parties de l'éloquence, qu'il ait été un orateur parfait au sentiment de Longin, et qu'Aristote ne soit nullement éloquent, ce dernier donne pour l'ordinaire du fond et du corps au discours, pendant que l'autre n'y donne que la couleur et la grâce.

Lorsque les injustes persécutions des prêtres de Cérès contraignirent Aristote de se retirer à Chalcis, il nomma Théophraste pour son successeur, et lui légua tous ses manuscrits. Ce philosophe jouit toute sa vie d'une très-grande réputation : on comparait la douceur de son éloquence à celle du vin de Lesbos, qui était sa patrie. Né doux et obligeant, il parlait avantageusement de tout le monde ; et les gens de lettres, surtout, trouvaient dans sa générosité un appui aussi sur que prévenant. Il savait faire valoir leur mérite lors même qu'ils l'oubliaient, ou plutôt qu'ils semblaient l'ignorer par un excès de modestie. Pendant que Théophraste se distinguait ainsi à Athènes, Sophocle fils d'Amphictide porta une loi, par laquelle il était défendu à tous les philosophes d'enseigner publiquement sans une permission expresse du sénat et du peuple. La peine de mort était même décernée contre tous ceux qui n'obéiraient point à ce règlement. Les philosophes indignés d'un procédé si violent, se retirèrent tous à Athènes, et laissèrent le champ libre à leurs rivaux et à leurs ennemis, je veux dire aux rhéteurs et aux autres savants d'imagination. Tandis que ces derniers jouissaient de leur triomphe, un certain Philon qui avait été ami d'Aristote, et qui faisait profession d'ignorer les beaux arts, composa une apologie en faveur des philosophes retirés. Cette apologie fut attaquée par Démochares, homme accrédité, et fils d'une sœur de Démosthène. L'amère critique n'était point épargnée dans sa réfutation, et il faisait surtout un portrait odieux de tous les philosophes qui vivaient alors ; et d'autant plus odieux, qu'il était moins ressemblant. Ce qu'il croyait devoir servir à sa cause, la gâta, et la perdit sans ressource : le peuple revenu de sa première chaleur, abolit l'indécente loi de Sophocle, et le condamna lui-même à une amende de cinq talents. Les jours tranquilles revinrent à Athènes, et avec eux la raison ; les philosophes recommencèrent leurs exercices.

Le Lycée perdit beaucoup par la mort de Théophraste : mais quoique déchu de son ancienne splendeur, on continua toujours d'y enseigner. Les professeurs furent Démétrius de Phalere, Straton surnommé le Physicien, Lycon, Ariston de l'île de Cea, Critolaus, et Diodore qui vécut sur la fin de la cent soixantième olympiade. Mais de tous ces professeurs, il n'y eut que Straton qui donna quelque chose de nouveau, et qui attira sur lui les regards des autres philosophes ; car pour ceux que je viens de nommer, on ne sait d'eux que leur nom, l'époque de leur naissance, celle de leur mort, et qu'ils ont été dans le Lycée les successeurs d'Aristote.

Straton ne se piqua point de suivre le pur péripatéticisme. Il y fit des innovations : il renversa le dogme de l'existence de Dieu. Il ne reconnut d'autre puissance divine que celle de la nature, et sans trop éclaircir ce que ce pouvait être au fond que cette nature, il la regardait comme une force répandue par-tout et essentielle à la matière, une espèce de sympathie qui lie tous les corps et les tient dans l'équilibre ; comme une puissance, qui sans se décomposer elle-même, a le secret merveilleux de varier les êtres à l'infini ; comme un principe d'ordre et de régularité, qui produit éminemment tout ce qui peut se produire dans l'univers. Mais y a-t-il rien de plus ridicule que de dire qu'une nature qui ne sent rien, qui ne connait rien, se conforme parfaitement à des lois éternelles ; qu'elle a une activité qui ne s'écarte jamais des routes qu'il faut tenir ; et que dans la multitude des facultés dont elle est douée, il n'y en a point qui ne fasse ses fonctions avec la dernière régularité ? Conçait-on des lois qui n'ont pas été établies par une cause intelligente ? en conçoit-on qui puissent être exécutées régulièrement par une cause qui ne les connait point, et qui ne sait pas même qu'elle soit au monde ? c'est-là métaphysiquement parlant, l'endroit le plus faible du Stratonisme. C'est une objection insoluble, un écueil dont il ne peut se tirer. Tous les athées qui sont venus après Straton, éblouis par des discours dont le détail est séduisant, quoique frivole, ont embrassé son système. C'est ce système surtout que Spinosa a renouvellé de nos jours, et auquel il a donné l'apparence d'une forme géométrique, pour en imposer plus facilement à ceux qui ont l'imprudence de se laisser prendre dans les piéges qu'il leur prépare. Entre ces deux systèmes, je ne vois d'autre différence, sinon que Spinosa ne faisait de tout l'univers qu'une seule substance, dogme qu'il avait emprunté de Zenophanes, de Melissus, et de Parmenides ; au lieu que Straton reconnaissait autant de substances qu'il y avait de molécules dans la matière. A cela près, ils pensaient précisément la même chose. Voyez l'article SPINOSISME et celui d'HYLOZOISME, où le système de Straton est plus développé.

Des restaurateurs de la philosophie d'Aristote. Jamais on n'a tant cultivé la philosophie que sous les empereurs Romains : on la voyait sur le trône comme dans les chairs des sophistes. Ce goût semble d'abord annoncer des progrès rapides : mais en lisant l'histoire de ce temps-là, on est bien-tôt détrompé. Sa décadence suivit celle de l'empire Romain, et les barbares ne portèrent pas moins le dernier coup à celle-là qu'à celui-ci. Les peuples croupirent longtemps dans l'ignorance la plus crasse ; une dialectique dont la finesse consistait dans l'équivoque des mots et dans des distinctions qui ne signifiaient rien, était alors seule en honneur. Le vrai génie perce ; et les bons esprits, dès qu'ils se replient sur eux-mêmes, aperçoivent bien-tôt si on les a mis dans le vrai chemin qui conduit à la vérité. A la renaissance des lettres, quelques savants instruits de la langue grecque, et connaissant la force du latin, entreprirent de donner une version exacte et correcte des ouvrages d'Aristote, dont ses disciples même disaient beaucoup de mal, n'ayant entre les mains que des traductions barbares, et qui représentaient plutôt l'esprit tudesque des traducteurs, que le beau génie de ce philosophe. Cela ne suffisait point pourtant pour remédier entièrement au mal. Il fallait rendre communs les ouvrages d'Aristote ; c'était le devoir des princes, puisqu'il ne s'agissait plus que de faire certaines dépenses. Leur empressement répondit à l'utilité : ils firent venir à grands frais de l'orient plusieurs manuscrits, et les mirent entre les mains de ceux qui étaient versés dans la langue grecque pour les traduire. Paul V. s'acquit par-là beaucoup de gloire. Personne n'ignore combien les lettres doivent à ce pontife : il aimait les savants, et la philosophie d'Aristote surtout avait beaucoup d'attraits pour lui. Les savants se multiplièrent, et avec eux les versions : on recourait aux interpretes sur les endroits difficiles à entendre. Jusque-là on n'avait consulté qu'Averroès ; c'était-là qu'allaient se briser toutes les disputes des savants. On le trouva dans la suite barbare ; et le goût étant devenu plus pur, les gens d'esprit cherchèrent un interprete plus poli et plus élégant. Ils choisirent donc Alexandre, qui passait dans le Lycée pour l'interprete le plus pur et le plus exact. Averroès et lui étaient sans difficulté les deux chefs du Péripatéticisme, et ils avaient contribué à jeter un grand éclat sur cette secte : mais leurs dogmes sur la nature de l'âme n'étaient pas orthodoxes ; car Alexandre la croyait mortelle ; Averroès l'avouait à la vérité immortelle, mais il n'entendait parler que d'une âme universelle, et à laquelle tous les hommes participent. Ces opinions étaient fort répandues du temps de S. Thomas, qui les réfuta avec force. La secte d'Averroès prit le dessus en Italie. Léon X. souverain pontife crut devoir arrêter le cours de ces deux opinions si contraires aux dogmes du Christianisme. Il fit condamner comme impie la doctrine d'Averroès dans le concîle de Latran qu'il avait assemblé. " Comme de nos jours, dit ce souverain pontife, ceux qui sement l'ivraie dans le champ du Seigneur, ont répandu beaucoup d'erreurs, et en particulier sur la nature de l'âme raisonnable ; disant qu'elle est mortelle, ou qu'une seule et même âme anime les corps de tous les hommes ; ou que d'autres, retenus un peu par l'Evangile, ont osé avancer qu'on pouvait défendre ces sentiments dans la Philosophie seulement, croyant pouvoir faire un partage entre la foi et la raison : Nous avons cru qu'il était de notre vigilance pastorale d'arrêter le progrès de ces erreurs. Nous les condamnons, le saint concîle approuvant notre censure, et nous définissons que l'âme raisonnable est immortelle ; et que chaque homme est animé par une âme qui lui est propre, distinguée individuellement des autres ; et comme la vérité ne saurait être opposée à elle-même, nous défendons d'enseigner quelque chose de contraire aux vérités de l'Evangîle ". Les docteurs crurent que les foudres de l'Eglise ne suffisaient pas pour faire abandonner aux savants ces opinions dangereuses. Ils leur opposèrent donc la philosophie de Platon, comme très-propre à remédier au mal ; d'autres pour qui la philosophie d'Aristote avait beaucoup d'attraits, et qui pourtant respectaient l'Evangile, voulurent la concilier avec celle de Platon. D'autres enfin adoucissaient les paroles d'Aristote, et les pliaient aux dogmes de la religion. Je crois qu'on ne sera pas fâché de trouver ici ceux qui se distinguèrent le plus dans ces sortes de disputes.

Parmi les Grecs qui abandonnèrent leur patrie, et qui vinrent, pour ainsi dire, transplanter les lettres en Italie, Theodore Gaza fut un des plus célèbres ; il était instruit de tous les sentiments des différentes sectes de philosophie ; il était grand Médecin, profond Théologien, et sur tout très-versé dans les Belles-Lettres. Il était de Thessalonique : les armes victorieuses d'Amurat qui ravageait tout l'orient, le firent réfugier en Italie. Le cardinal Bessarion le reçut avec amitié, et l'ordonna prêtre. Il traduisit l'histoire des animaux d'Aristote, et les problèmes de Theophraste sur les plantes. Ses traductions lui plaisaient tant, qu'il prétendait avoir rendu en aussi beau latin Aristote, que ce philosophe avait écrit lui-même en grec. Quoiqu'il passe pour un des meilleurs traducteurs, il faut avouer avec Erasme, qu'on remarque dans son latin un tour grec, et qu'il se montre un peu trop imbu des opinions de son siècle. Cosme de Médicis se joignit au cardinal Bessarion, pour lui faire du bien. Comblé de leurs bienfaits, il aurait pu mener une vie agréable et commode : mais l'oeconomie ne fut jamais son défaut ; l'avidité de certains petits Grecs et des Brutiens ne lui laissa jamais de quoi parer aux coups de la fortune. Il fut réduit à une extrême pauvreté ; et ce fut alors que pour soulager sa misere, il traduisit l'histoire des animaux, dont j'ai déjà parlé. Il la dédia à Sixte IV. Toutes les espérances de sa fortune étaient fondées sur cette dédicace : mais il fut bien trompé ; car il n'en eut qu'un présent d'environ cent pistoles. Il en conçut une si grande indignation, et fut si outré que de si pénibles et si utiles travaux fussent aussi mal payés, qu'il en jeta l'argent dans le Tibre. Il se retira chez les Brutiens, où il serait mort de faim, si le duc de Ferrare ne lui avait pas donné quelque secours. Il mourut peu de temps après dévoré par le chagrin, laissant un exemple mémorable des revers de la fortune.

George de Trebizonde s'adonna, ainsi que Gaza, à la philosophie des Péripatéticiens. Il était Crétais de naissance, et ne se disait de Trebisonde que parce que c'était la patrie de ses ancêtres paternels. Il passa en Italie pendant le tenue du concîle de Florence, et lorsqu'on traitait de la réunion des Grecs avec les Latins. Il fut d'abord à Venise, d'où il passa à Rome, et y enseigna la Rhétorique et la Philosophie. Ce fut un des plus zélés défenseurs de la philosophie Péripatéticienne ; il ne pouvait souffrir tout ce qui y donnait la moindre atteinte. Il écrivit avec beaucoup d'aigreur et de fiel contre ceux de son temps qui suivaient la philosophie de Platon. Il s'attira par-là beaucoup d'ennemis. Nicolas V. son protecteur, désapprouva sa conduite, malgré la pente qu'il avait pour la philosophie d'Aristote. Son plus redoutable adversaire fut le cardinal Bessarion, qui prit la plume contre lui, et le réfuta sous le nom de Calomniateur de Platon. Il eut pourtant une ennemie encore plus à craindre que le cardinal Bessarion ; ce fut la misere et la pauvreté : cette dispute, malheureusement pour lui, coupa tous les canaux par où lui venaient les vivres. La plume d'un savant, si elle ne doit point être dirigée par les gens riches, doit au moins ne pas leur être desagréable : il faut d'abord assurer sa vie avant de philosopher ; semblables en cela aux Astronomes, qui quand ils doivent extrêmement lever la tête pour observer les astres, assurent auparavant leurs pieds. Il mourut ainsi martyr du Péripatéticisme. La postérité lui pardonne plus aisément ses injures contre les Platoniciens de son temps, que son peu d'exactitude dans ses traductions. En effet, l'attention, l'érudition, et qui plus est, la bonne foi, manque dans ses traductions des lois de Platon, et de l'histoire des animaux d'Aristote. Il prenait même souvent la liberté d'ajouter au texte, de le changer, ou d'omettre quelque chose d'intéressant, comme on peut s'en convaincre par la traduction qu'il nous a donnée d'Eusebe.

On a pu voir jusqu'ici que les savants étaient partagés à la renaissance des lettres entre Platon et Aristote. Les deux partis se firent une cruelle guerre. Les sectateurs de Platon ne purent souffrir que leur maître, le divin Platon, trouvât un rival dans Aristote : ils pensaient que la seule barbarie avait pu donner l'empire à sa philosophie, et que depuis qu'un nouveau jour luisait sur le monde savant, le Péripatéticisme devait disparaitre. Les Péripatéticiens de leur côté ne défendaient pas leur maître avec moins de zèle : on fit des volumes de part et d'autre, où vous trouverez plus aisément des injures que de bonnes raisons ; en sorte que si dans certains vous changiez le nom des personnes, au lieu d'être contre Aristote, vous les trouveriez contre Platon ; et cela parce que les injures sont communes à toutes les sectes, et que les défenseurs et les aggresseurs ne peuvent différer entr'eux, que lorsqu'ils donnent des raisons.

Des Philosophes récens Aristotelico-scolastiques. Les disputes de ces savants atrabilaires, dont nous venons de parler, n'apprenaient rien au monde : elles paraissaient au contraire devoir le replonger dans la barbarie d'où il était sorti depuis quelque temps. Plusieurs savants firent tous leurs efforts pour détourner ceux qui s'adonnaient à ces misérables subtilités scolastiques, qui consistent plus dans les mots que dans les choses. Ils développèrent avec beaucoup d'art la vanité de cette méthode ; leurs leçons en corrigèrent quelques-uns, mais il restait un certain levain qui se fit sentir pendant longtemps. Quelques théologiens même gâtèrent leurs livres, en y mêlant de ces sortes de subtilités à de bons raisonnements, qui font d'ailleurs connaître la solidité de leur esprit. Il arriva ce qui arrive toujours : on passe d'une extrémité à une autre. On voulut se corriger de ne dire que des mots, et on voulut ne dire que des choses, comme si les choses pouvaient se dire clairement sans suivre une certaine méthode. C'est l'extrémité où donna Luther ; il voulut bannir toute scolastique de la Théologie. Jérome Angeste, docteur de Paris, s'éleva contre lui, et lui démontra que ce n'était pas les syllogismes qui par eux-mêmes étaient mauvais, mais l'usage qu'on en faisait. Quelqu'un dira-t-il en effet que la méthode géométrique est vicieuse, et qu'il faut la bannir du monde, parce que Spinosa s'en est servi pour attaquer l'existence du Dieu que la raison avoue ? Faut-il, parce que quelques théologiens ont abusé de la scolastique, la bannir ? L'expérience, depuis Luther, nous a appris qu'on pouvait s'en servir utilement : il pouvait lui-même s'en convaincre en lisant saint Thomas. La définition de l'Eglise a mis d'ailleurs cette question hors de dispute. Selon Bruker, cette définition de l'Eglise pour maintenir la Théologie scolastique, fit du tort à la bonne Philosophie ; il se trouva par-là que tandis que dans toutes les universités qui n'obéissaient plus à la cour de Rome, on dictait une philosophie raisonnable, dans celles au contraire qui n'avaient osé secouer le joug, la barbarie y regnait toujours. Mais il faut être bien aveuglé par les préjugés pour penser pareille chose. Je crois que l'université de Paris a été la première à dicter la bonne philosophie ; et pour remonter à la source, n'est-ce pas notre Descartes qui le premier a marqué la route qui conduit à la bonne Philosophie ? Quel changement fit donc Luther dans la Philosophie ? il n'écrivit que sur des points de Théologie. Suffit-il d'être hérétique pour être bon philosophe ? Ne trouvons-nous pas une bonne philosophie dans les mémoires de l'Académie ? il n'y a pourtant rien que l'Eglise romaine ne puisse avouer. En un mot, les grands philosophes peuvent être très-bons catholiques. Descartes, Gassendi, Varignon, Malbranche, Arnaud, et le célèbre Pascal, prouvent cette vérité mieux que toutes nos raisons. Si Luther et les Protestants n'en veulent précisément qu'à la Théologie scolastique, on Ve voir par ceux dont nous allons parler, si leur opinion a le moindre fondement.

A la tête des scolastiques nous devrions mettre sans doute S. Thomas et Pierre Lombard ; mais nous parlons d'un temps beaucoup plus récent : nous parlons ici des scolastiques qui vivaient vers le temps de la célébration du concîle de Trente.

Dominique Soto fut un des plus célèbres, il naquit en Espagne de parents pauvres ; sa pauvreté re tarda le progrès de ses études ; il fut étudier à Alcala de Naris ; il eut pour maître le célèbre Thomas de Villa-Nova : de-là il vint à Paris, où il prit le bonnet de docteur ; il repassa en Espagne, et prit l'habit de saint Dominique à Burgos. Peu de temps après il succéda à Thomas de S. Victor dans une chaire de professeur à Salamanque. Il s'acquit une si grande réputation, que Charles V. le députa au concîle de Trente, pour y assister en qualité de théologien. La cour et la vue des grands le fatiguèrent ; la chaire de professeur avait beaucoup plus d'attraits pour lui : aussi revint-il en faire les fonctions, et il mourut peu de temps après. Outre les livres de Théologie qui le rendirent si fameux, il donna des commentaires sur Aristote et sur Porphyre. Il donna aussi en sept livres un traité du Droit et de la Justice, où on trouve d'excellentes choses, et des raisonnements qui marquent un esprit très-fin. Il eut pour disciple François Folet, dont nous parlerons dans la suite.

Français de S. Victor vivait à-peu-près vers le temps de Dominique Soto ; il naquit au pays des Cantabres ; il fit ses études à Paris, où il prit aussi l'habit de saint Dominique. On l'envoya professer la Théologie à Salamanque, où il se rendit très-célèbre ; il y composa entr'autres ouvrages, ses livres sur la puissance civîle et ecclésiastique. Plusieurs assurent qu'ils ont beaucoup servi à Grotius pour faire son droit de la guerre et de la paix ; le vengeur de Grotius parait lui-même en convenir. On trouve en effet beaucoup de vues dans ce traité, et beaucoup d'idées qui sont si analogues à certaines de Grotius, qu'il serait difficîle qu'elles ne les eussent point occasionnées.

Bannés fut encore un des plus célèbres théologiens de l'université de Salamanque ; il était subtil, et ne trouvait pour l'ordinaire dans les Peres de l'Eglise que ce qu'il avait pensé auparavant ; de sorte que tout paraissait se plier à ses sentiments. Il soutenait de nouvelles opinions, croyant n'avoir d'autre mérite que de les avoir découvertes dans les Peres. Presque tout le monde le regarde comme le premier inventeur de la prémotion physique, excepté l'école de S. Thomas, qui l'attribue à S. Thomas même ; mais en vérité je voudrais bien savoir pourquoi les Dominiquains s'obstinent à refuser à Bannés le mérite de les exercer depuis longtemps. Si saint Thomas est le premier inventeur de la prémotion physique, elle n'en acquerra pas plus de certitude que si c'était Bannés : ce ne sont pas les hommes qui rendent les opinions bonnes, mais les raisons dont ils les défendent : et quoi qu'en disent toutes les différentes écoles, les opinions qu'elles défendent ne doivent leur origine ni à la tradition écrite ni à la tradition orale. Il n'y en a pas une qui ne porte le nom de son auteur, et par conséquent le caractère de nouveauté ; tous pourtant vont chercher des preuves dans l'Ecriture et dans les Peres, qui n'ont jamais eu la première idée de leurs sentiments. Ce n'est pas que je trouve mauvais qu'on parle de l'Ecriture dans ces questions théologiques ; mais je voudrais seulement qu'on s'attachât à faire voir que ce qui est dans l'Ecriture et dans les Peres, ne s'oppose nullement à la nouvelle opinion qu'on veut défendre. Il est juste que ce qu'on défend ne contredise point l'Ecriture et les Peres ; et quand je dis les Peres, je parle d'eux entant qu'ils constatent la tradition, et non quant à leurs opinions particulières, parce qu'enfin je ne suis pas obligé d'être platonicien avec les premiers Peres de l'Eglise. Toutes les écoles doivent dire : voici une nouvelle opinion qui peut être défendue, parce qu'elle ne contredit point l'Ecriture et les Peres, et non perdre le temps à faire dire aux passages ce qu'ils ne peuvent pas dire. Il serait trop long de nommer ici tous les théologiens que l'ordre de saint Dominique a produits ; tout le monde sait que de tout temps cet ordre a fait de la Théologie sa principale étude, et en cela ils suivent l'esprit de leur institution : car il est certain que saint Dominique leur fondateur était plus prédicateur controversiste que prédicateur de morale, et il ne s'associa des compagnons que dans cette vue. L'ordre de S. François a eu des scolastiques fort célèbres ; le premier de tous est le fameux Scot, surnommé le docteur subtil. Il faisait consister son mérite à contredire en tout S. Thomas ; on ne trouve chez lui que de vaines subtilités, et une métaphysique que tout homme de bon sens rejette : il est pourtant à la tête de l'école de S. Français, Scot chez les Cordeliers est une autorité respectable. Il y a plus : il n'est pas permis de penser autrement que lui ; et j'ose dire qu'un homme qui saurait parfaitement tout ce qu'il a fait, ne saurait rien. Qu'il me soit permis de faire quelque réflexion ici sur cette manie qu'ont les différents ordres de défendre les systèmes que quelqu'un de leur ordre a trouvés. Il faut être Thomiste chez les Jacobins, Scotiste dans l'ordre de S. Français, Moliniste chez les Jésuites. Il est d'abord évident que non-seulement cela retarde les progrès de la Théologie, mais même les arrête ; il n'est pas possible de penser mieux que Molina chez les Jésuites, puisqu'il faut penser comme lui. Quoi ! des gens qui se moquent aujourd'hui de ce respect qu'on avait autrefois pour les raisonnements d'Aristote, n'osent pas parler autrement que Scot chez les uns, et que Molina chez les autres ? Mais homme pour homme, philosophe pour philosophe, Aristote les valait bien. Des gens qui se piquent un peu de raisonner, ne devraient respecter que la foi et ce que l'Eglise ordonne de respecter, et du reste se livrer à leur génie. Crait-on que si chez les Jésuites on n'avait point été gêné, quelqu'un n'eut pas trouvé un sentiment plus aisé à défendre que les sentiments de Molina ? Si les chefs des vieilles sectes de Philosophie dont on rit aujourd'hui, avaient été de quelqu'ordre, nous verrions encore leurs sentiments défendus. Grâce à Dieu, ce qui regarde l'Hydrostatique, l'Hydraulique et les autres Sciences, n'a point été livré à l'esprit de corps et de société ; car on attribuerait encore les effets de l'air à l'horreur du vide. Il est bien singulier que depuis cent cinquante ans il soit défendu dans des corps très-nombreux de penser, et qu'il ne soit permis que de savoir les pensées d'un seul homme ? Est-il possible que Scot ait assez pensé pour meubler la tête de tous les Franciscains qui existeront à jamais ? Je suis bien éloigné de ce sentiment, moi qui crois que Scot n'a point pensé du tout : Scot gâta donc l'esprit de tous ceux de son ordre. Jean Ponsius professa le Théologie à Paris selon les sentiments de son maître Scot. Il est inutîle de peindre ceux qui se sont distingués parmi les Franciscains, parce qu'ils sont tous jetés au même moule ; ce sont tous des Scotistes.

L'ordre de Citeaux a eu aussi ses théologiens : Manriqués est le plus illustre que je leur connaisse ; ce qui le distingue de la plupart des théologiens purement scolastiques, c'est qu'il avait beaucoup d'esprit, une éloquence qui charmait tous ceux qui l'entendaient. Philippe IV. l'appela auprès de lui ; il fit beaucoup d'honneur à l'universit de Salamanque dont il était membre, aussi l'en nommait-on l'Atlas : c'est de lui que sont les annales de Citeaux, et plusieurs ouvrages de Philosophie et de Scholastique.

L'ordre de Citeaux a produit aussi Jean Caramuel Lobkowitz, un des esprits les plus singuliers qui aient jamais paru. Il naquit à Madrid en 1607. Dans sa plus tendre jeunesse son esprit se trahit ; on découvrit ce qu'il était, et on put juger dès-lors ce que Caramuel serait un jour. Dans un âge où rien ne peut nous fixer, il s'adonna entièrement aux Mathématiques : les problèmes les plus difficiles ne le rebutaient point ; et lorsque ses camarades étaient occupés à jouer, il méditait, il étudiait une planète pour calculer ses révolutions. Ce qu'on dit de lui est presqu'incroyable. Après sa théologie il quitta l'Espagne, et passa dans les Pays-Bas ; il y étonna tout le monde par son savoir. Son esprit actif s'occupait toujours, et toujours de choses nouvelles ; car la nouveauté avait beaucoup de charmes pour lui. Son rare mérite le fit entrer dans le conseil aulique ; mais l'éclat de la cour ne l'éblouit pas. Il aimait l'étude, non précisément pour s'avancer, mais pour le plaisir de savoir : aussi abandonna-t-il la cour ; il se retira à Bruges, et fit bientôt après ses vœux dans l'ordre de Citeaux. Il alla ensuite à Louvain, où il passa maître-ès-arts ; et en 1630 il y prit le bonnet de docteur. Les études ordinaires ne suffisaient pas à un homme comme Caramuel ; il apprit les langues orientales, et surtout celle des Chinois ; son désir de savoir s'étendait beaucoup plus que tout ce qu'on peut apprendre ; en un mot, il avait résolu de devenir une encyclopédie vivante. Il donna un ouvrage qui avait pour titre, la Théologie douteuse ; il y mit toutes les objections des athées et des impies. Ce livre rendit sa foi suspecte ; il alla à Rome pour se justifier. Il parla si éloquemment, et fit paraitre une si vaste érudition devant le pape et tout le sacré collège, que tout le monde en fut comme interdit. Il aurait peut-être été honoré du chapeau de cardinal, s'il n'avait pas parlé un peu trop librement des vices qui régnaient à la cour de Rome : on le fit pourtant évêque. Son désir immodéré de savoir fit tort à son jugement ; et comme sur toutes les Sciences il voulait se frayer de nouvelles routes, il donna dans beaucoup de travers ; son imagination forte l'égarait souvent. Il a écrit sur toutes sortes de matières ; et ce qui arrive ordinairement, nous n'avons pas un seul bon ouvrage de lui : que ne faisait-il deux petits volumes, et sa réputation aurait été plus assurée !

La société des Jésuites s'est extrêmement distinguée sur la Théologie scolastique ; elle peut se vanter d'avoir eu les plus grands théologiens. Nous ne nous arrêterons pas longtemps sur eux, parce que s'ils ont eu de grands hommes, il y en a parmi eux qui ont été occupés à les louer. Cette société étend ses vues sur tout, et jamais Jésuite de mérite n'a demeuré inconnu.

Vasqués est un des plus subtils qu'ils aient jamais eu, à l'âge de vingt-cinq ans il enseigna la Philosophie et la Théologie. Il se fit admirer à Rome et partout où il fit connaître la facilité de son esprit ; les grands talents dont la nature l'avait doué paraissaient malgré lui. Sa modestie naturelle et celle de son état n'empêchèrent point qu'on ne le reconnut pour un grand homme : sa réputation était telle, qu'il n'osait point se nommer, de peur qu'on ne lui rendit trop d'honneurs ; et on ne connaissait jamais son nom et son mérite, que par le frère qui l'accompagnait partout.

Suarez a mérité à juste titre la réputation du plus grand scolastique qui ait jamais écrit. On trouve dans ses ouvrages une grande pénétration, beaucoup de justesse, un profond savoir : quel dommage que ce génie ait été captivé par le système adopté par la société ! Il a voulu en faire un, parce que son esprit ne demandait qu'à créer ; mais ne pouvant s'éloigner du Molinisme, il n'a fait pour ainsi dire que donner un tour ingénieux à l'ancien système.

Arriaga, plus estimé de son temps qu'il ne méritait de l'être, fut successivement professeur et chancelier de l'université de Prague. Il fut député trois fois vers Urbain VIII. et Innocent X. Il avait plutôt l'esprit de chicane que de métaphysique ; on ne trouve chez lui que des vétilles, presque toutes difficiles parce qu'on ne les entend point ; peu de difficultés réelles. Il a gâté beaucoup de jeunes gens auxquels il a donné cet esprit minutieux : plusieurs perdent leur temps à le lire. On ne peut pas dire de lui ce qu'on dit de beaucoup d'ouvrages, qu'on n'a rien appris en les lisant ; vous apprenez quelque chose dans Arriaga, qui serait capable de rendre gauche l'esprit le mieux fait, et qui parait avoir le plus de justesse.

La Théologie scolastique est si liée avec la Philosophie, qu'on croit d'ordinaire qu'elle a beaucoup contribué aux progrès de la Métaphysique : surtout la bonne Morale a paru dans un nouveau jour. Nos livres les plus communs sur la Morale, valent mieux que ceux du divin Platon ; et Bayle a eu raison de reprocher aux Protestants, de ce qu'ils blâmaient tant la Théologie scolastique. L'apologie de Bayle en faveur de la Théologie scolastique, est le meilleur trait qu'on puisse lancer contre les hérétiques qui l'attaquent. Bayle, dira-t-on, a parlé ailleurs contre cette méthode, et il a ri de la barbarie qui règne dans les écoles des Catholiques. On se trompe : il est permis de se moquer de la barbarie de certains scolastiques, sans blâmer pour cela la Scholastique en général. Je n'estime point Arriaga, je ne le lirai pas ; et je lirai Suarez avec plaisir dans certains endroits, et avec fruit presque par-tout. On ne doit pas faire retomber sur la méthode, ce qui ne doit être dit que de quelques particuliers qui s'en sont servis.

Des Philosophes qui ont suivi la véritable philosophie d'Aristote. On a déjà Ve le Péripatétisme avoir un rival dans le Platonisme ; il était même vraisemblable que l'école de Platon grossirait tous les jours des déserteurs de celle d'Aristote, parce que les sentiments du premier s'accordent beaucoup mieux avec le Christianisme. Il y avait encore quelque chose de plus en sa faveur, c'est que presque tous les Peres sont Platoniciens. Cette raison n'est pas bonne aujourd'hui, et je sai qu'en Philosophie les Peres ne doivent avoir aucune autorité : mais dans un temps où l'on traitait la Philosophie comme la Théologie, c'est-à-dire dans un temps où toutes les disputes se vuidaient par une autorité, il est certain que les Peres auraient dû beaucoup influer sur le choix qu'il y avait à faire entre Platon et Aristote. Ce dernier prévalut pourtant, et dans le siècle où Descartes parut on avait une si grande vénération pour les sentiments d'Aristote, que l'évidence de toutes les raisons de Descartes eurent beaucoup de peine à lui faire des partisans. Par la méthode qu'on suivait alors, il était impossible qu'on sortit de la barbarie ; on ne raisonnait pas pour découvrir de nouvelles vérités, on se contentait de savoir ce qu'Aristote avait pensé. On recherchait le sens de ses livres aussi scrupuleusement que les Chrétiens cherchent à connaître le sens des Ecritures. Les Catholiques ne furent pas les seuls qui suivirent Aristote, il eut beaucoup de partisans parmi les Protestants, malgré les déclamations de Luther ; c'est qu'on aimait mieux suivre les sentiments d'Aristote, que de n'en avoir aucun. Si Luther, au lieu de déclamer contre Aristote, avait donné une bonne philosophie, et qu'il eut ouvert une nouvelle route, comme Descartes, il aurait réussi à faire abandonner Aristote, parce qu'on ne saurait détruire une opinion sans lui en substituer une autre : l'esprit ne veut rien perdre.

Pierre Pomponace fut un des plus célèbres Péripatéticiens du XVIe siècle ; Mantoue était sa patrie. Il était si petit, qu'il tenait plus du nain que d'un homme ordinaire. Il fit ses études à Padoue ; ses progrès dans la Philosophie furent si grands, qu'en peu de temps il se trouva en état de l'enseigner aux autres. Il ouvrit donc une école à Padoue ; il expliquait aux jeunes gens la véritable philosophie d'Aristote, et la comparait avec celle d'Averroès. Il s'acquit une grande réputation, qui lui devint à charge par les ennemis qu'elle lui attira. Achillinus, professeur alors à Padoue, ne put tenir contre tant d'éloges ; sa bîle savante et orgueilleuse s'alluma : il attaqua Pomponace, mais en pédant, et celui-ci lui répondit en homme poli. La douceur de son caractère rangea tout le monde de son parti, car on ne marche pas volontiers sous les drapeaux d'un pédant : la victoire lui resta donc, et Achillinus n'en remporta que la honte d'avoir voulu étouffer de grands talents dans leur naissance. Il faut avouer pourtant que quoique les écrits de Pomponace fussent élégans, eu égard aux écrits d'Achillinus, ils se ressentent pourtant de la barbarie où l'on était encore. La guerre le força de quitter Padoue et de se retirer à Bologne. Comme il professait précisément la même doctrine qu'Aristote, et que ce philosophe parait s'éloigner en quelques endroits de ce que la foi nous apprend, il s'attira la haine des zélés de son temps. Tous les frélons froqués cherchèrent à le piquoter, dit un auteur contemporain ; mais il se mit à l'abri de leur aiguillon, en protestant qu'il se soumettait au jugement de l'Eglise, et qu'il n'entendait parler de la philosophie d'Aristote que comme d'une chose problématique. Il devint fort riche ; les uns disent par un triple mariage qu'il fit, et les autres par son seul savoir. Il mourut d'une rétention d'urine, âgé de soixante-trois ans. Pomponace fut un vrai Pyrrhonien, et on peut dire qu'il n'eut d'autre dieu qu'Aristote ; il riait de tout ce qu'il voyait dans l'Evangîle et dans les écrivains sacrés : il tâchait de répandre une certaine obscurité sur tous les dogmes de la religion chrétienne. Selon lui, l'homme n'est pas libre, ou Dieu ne connait point les choses futures, et n'entre en rien dans le cours des événements ; c'est-à-dire que, selon lui, la Providence détruit la liberté ; ou que si l'on veut conserver la liberté, il faut nier la Providence. Je ne comprents pas comment ses apologistes ont prétendu qu'il ne soutenait cela qu'en philosophe, et qu'en qualité de Chrétien il croyait tous les dogmes de notre religion. Qui ne voit la frivolité d'une pareille distinction ? On sent dans tous ses écrits le libertinage de son esprit ; il n'y a presque point de vérité dans notre religion qu'il n'ait attaquée. L'opinion des Stoïciens sur un destin aveugle, lui parait plus philosophique que la Providence des Chrétiens : en un mot son impiété se montre par-tout. Il oppose les Stoïciens aux Chrétiens, et il s'en faut bien qu'il fasse raisonner ces derniers aussi fortement que les premiers. Il n'admettait pas, comme les Stoïciens, une nécessité intrinseque ; ce n'est pas, selon lui, par notre nature que nous sommes nécessités, mais par un certain arrangement des choses qui nous est totalement étranger : il est difficîle pourtant de savoir précisément son opinion là-dessus. Il trouve dans le sentiment des Péripatéticiens, des Stoïciens, et des Chrétiens sur la prédestination, des difficultés insurmontables : il conclut pourtant à nier la Providence. On trouve toutes ces impiétés dans son livre sur le destin. Il n'est ni plus sage ni plus raisonnable dans son livre sur les enchantements. L'amour extravagant qu'il avait pour la philosophie d'Aristote, le faisait donner dans des travers extraordinaires. Dans ce livre on trouve des rêveries qui ne marquent pas une tête bien assurée ; nous allons en faire un extrait assez détaillé. Cet ouvrage est très-rare, et peut-être ne sera-t-on pas fâché de trouver ici sous ses yeux ce qu'on ne pourrait se procurer que très-difficilement. Voici donc les propositions de ce philosophe.

1°. Les démons ne connaissent les choses ni par leur essence, ni par celle des choses connues, ni par rien qui soit distingué des démons.

2°. Il n'y a que les sots qui attribuent à Dieu ou aux démons, les effets dont ils ne connaissent pas les causes.

3°. L'homme tient le milieu entre les choses éternelles et les choses créées et corruptibles, d'où vient que les vertus et les vices ne se trouvent point dans notre nature ; il s'y trouve seulement la semence des vertus et des vices.

4°. L'ame humaine est toutes choses, puisqu'elle renferme et la sensation et la perception.

5°. Quoique le sentiment et ce qui est sensible soient par l'acte même dans l'âme seulement, selon leur être spirituel, et non selon leur être réel, rien n'empêche pourtant que les espèces spirituelles ne produisent elles-mêmes réellement les choses dont elles sont les espèces, si l'agent en est capable, et si le patient est bien disposé. Pomponace traite cet article fort au long, parce qu'il prétend démontrer parlà que la force de l'imagination est telle, qu'on peut lui attribuer les effets extraordinaires qu'on raconte. Tous les mouvements des corps qui produisent des phénomènes extraordinaires, il les attribue à l'imagination ; il en donne pour exemple les illusions, et ce qui arrive aux femmes enceintes.

6°. Quoique par les espèces qui sont reçues dans l'âme et par les passions, il arrive des effets surprenans, rien n'empêche qu'il n'arrive des effets semblables dans des corps étrangers ; car il est certain qu'un patient étant disposé au-dehors comme intérieurement, l'agent a assez d'empire sur lui pour produire les mêmes effets.

7°. Les démons meuvent immédiatement les corps d'un mouvement local, mais ils ne peuvent causer immédiatement une altération dans les corps ; car l'altération se fait par les corps naturels qui sont appliqués par les démons aux corps qu'ils veulent altérer, et cela en secret ou ouvertement. Avec ces seuls principes Pomponace fait sa démonstration.

8°. Il suit de-là qu'il est arrivé beaucoup de choses selon le cours ordinaire, par des causes inconnues, et qu'on a regardées comme miracles ou comme les œuvres des démons, tandis qu'il n'en était rien.

9°. Il suit de-là encore que s'il est vrai, comme disent des gens dignes de foi, qu'il y a des herbes, des pierres ou autres choses propres à éloigner la grêle, la pluie et les vents, et qu'on puisse s'en servir, comme les hommes peuvent trouver cela naturellement, puisque cela est dans la nature, ils pourront donc faire cesser la grêle, arrêter la pluie sans miracle.

10°. De-là il conclut que plusieurs personnes ont passé pour magiciennes et pour avoir un commerce avec le diable, tandis qu'elles croyaient, peut-être avec Aristote, qu'il n'y avait pas de démons ; et que par la même raison plusieurs ont passé pour saints, à cause des choses qu'ils opéraient, et n'étaient pourtant que des scélérats. Que si l'on objecte qu'il y en a qui font des signes saints par eux-mêmes, comme le signe de la croix, et que d'autres font le contraire ; il répond que c'est pour amuser le peuple, ne pouvant croire que des personnes savantes aient tant étudié pour augmenter le mal qui se trouve dans le monde. Avec de tels principes ce philosophe incrédule renverse aisément tous les miracles, même ceux de Jesus-Christ. Mais pour ne pas paraitre sans religion, et éviter par-là les poursuites dangereuses (car il était en Italie), il dit que s'il se trouve dans l'ancien ou dans le nouveau Testament des miracles de Jesus-Christ ou de Moyse qu'on puisse attribuer à des causes naturelles, mais qu'il y soit dit que ce sont des miracles, il faut le croire, à cause de l'autorité de l'Eglise. Il s'objecte qu'il y a plusieurs effets qu'on ne saurait attribuer à des causes naturelles, comme la résurrection des morts, la vue rendue aux aveugles ; mais il répond que les histoires des payens nous apprennent que les démons ont fait des choses semblables, et qu'ils ont fait sortir des morts de l'enfer et les ont reproduits sur la terre, et qu'on a guéri des aveugles par la vertu de certaines herbes. Il veut détruire en chrétien ces réponses, mais il le fait d'une manière à faire connaître davantage son incrédulité ; car il dit que ces réponses sont mauvaises, parce que les Théologiens l'assurent, et dans la suite il marque un grand mépris pour les Théologiens.

Il est surprenant, dit Pomponace, qu'un aussi grand philosophe qu'Aristote n'eut pas reconnu l'opération de Dieu ou des démons dans les faits qu'on cite, si cela avait été réel. Cela jette un doute sur cette question ; on sent que Pomponace grossit la difficulté le plus qu'il peut : il en fait un monstre, et sa réponse ne sert qu'à confirmer de plus en plus l'impiété de ce philosophe. Il apporte la raison pourquoi Aristote a nié l'existence des démons ; parce que, dit-il, on ne trouve aucune preuve de ces folies dans les choses sensibles, et que d'ailleurs elles sont opposées aux choses naturelles. Et comme on allegue une infinité d'exemples de choses opérées par les démons, après avoir protesté que ce n'est que selon le sentiment d'Aristote qu'il Ve parler, et non selon le sien, il dit premièrement que Dieu est la cause universelle des choses matérielles et immatérielles, non-seulement efficiente, mais encore finale, exemplaire et formelle, en un mot l'archetype du monde. 2°. De toutes les choses corporelles créées et corruptibles, l'homme est la plus noble. 3°. Dans la nature il y a des hommes qui dépendent les uns des autres, afin de s'aider. 4°. Cela se pratique différemment, selon le degré de dépendance. 5°. Quoique Dieu soit la cause de tout, selon Aristote, il ne peut pourtant rien opérer sur la terre et sur ce qui l'environne, que par la médiation des corps célestes, ils sont ses instruments nécessaires ; d'où Pomponace conclut qu'on peut trouver dans le ciel l'explication de tout ce qui arrive sur la terre. Il y a des hommes qui connaissent mieux ces choses que d'autres, soit par l'étude, soit par l'expérience ; et ces hommes-là son regardés par le vulgaire, ou comme des saints, ou comme des magiciens. Avec cela Pomponace entreprend de répondre à tout ce qu'on lui oppose de surnaturel. Cette suite de propositions fait assez connaître que ce n'est pas sans fondement que Pomponace est accusé de l'impiété des Péripatéticiens. Voici encore comme il s'explique dans les propositions suivantes.

Dieu connait toutes choses soi-même dans son essence, et les créatures dans sa toute-puissance.

Dieu et les esprits ne peuvent agir sur les corps, parce qu'un nouveau mouvement ne saurait provenir d'une cause immobile, que par la médiation de l'ancien mouvement.

Dieu et les esprits meuvent donc l'entendement et la volonté, comme premiers moteurs, mais non sans l'intervention des corps célestes.

La volonté est en partie matérielle, parce qu'elle ne peut agir sans les corps ; et en partie immatérielle, parce qu'elle produit quelque chose qui est au-dessus des corps : car elle peut choisir, elle est libre.

Les prophetes sont disposés par leur nature et les principes de leur génération, quoique d'une façon éloignée, à recevoir les impressions de l'esprit divin ; mais la cause formelle de la connaissance des choses futures leur vient des corps célestes. Tels furent Elisée, Daniel, Joseph, et tous les devins des Gentils.

Dieu est la cause de tout, voilà pourquoi il est la source des prophéties ; mais il s'accommode à la disposition de celui qu'il inspire, et à l'arrangement des corps célestes : or l'ordre des cieux varie perpétuellement.

La santé rendue à un malade miraculeusement, vient de l'imagination du malade ; c'est pourquoi si des os réputés être d'un saint, étaient ceux d'un chien, le malade n'en serait pas moins guéri : il arrive même souvent que les reliques qui opèrent le plus de prodiges, ne sont que les tristes débris d'un homme dont l'âme brule en enfer. La guérison vient aussi quelquefois d'une disposition particulière du malade.

Les prières faites avec ardeur pour demander la pluie, ont eu souvent leur effet, par la force de l'imagination de ceux qui la demandaient ; car les vents et les éléments ont une certaine analogie, une certaine sympathie avec un tel degré d'imagination, et ils lui obéissent. Voilà pourquoi les prières n'opèrent point qu'elles ne partent du fond du cœur, et qu'elles ne soient ferventes.

Suivant ce sentiment, il n'est pas incroyable qu'un homme né sous une telle constellation, puisse commander aux vents et à la mer, chasser les démons, et opérer en un mot toutes sortes de prodiges.

Nier que Dieu et les esprits soient cause de tous les maux physiques qui arrivent, c'est renverser l'ordre qui consiste dans la diversité.

Comme Dieu ni les corps célestes ne peuvent forcer la volonté à se porter vers un objet ; aussi ne peuvent-ils pas être la cause du mal moral.

Certaines dispositions des corps influent pourtant sur le mal moral : mais alors il cesse d'être mal moral, et devient vice de nature.

Les Astrologues disent toujours des choses conformes à la raison et au bon sens : l'homme par la force de ce qu'il renferme, peut être changé en loup, en pourceau, prendre en un mot toutes sortes de formes.

Tout ce qui commence doit avoir une fin ; il n'est donc pas surprenant que les oracles aient cessé.

L'ancienne loi, selon l'ordre, demandait des oracles : la nouvelle n'en veut point, parce que c'est un autre arrangement ; il fallait faire contracter d'autres habitudes.

Comme il est fort difficîle de quitter une ancienne habitude pour en prendre une nouvelle, il s'ensuit que les miracles étaient nécessaires pour faire adopter la nouvelle loi, et abandonner l'ancienne.

Lorsque l'ordre des cieux commencera à changer, tout changera ici-bas : nous voyons que les miracles furent d'abord faibles, et la religion aussi ; les miracles devinrent plus surprenans, la religion s'accrut ; les miracles ont cessé, la religion diminue : tel est l'ordre des cieux ; il varie et il variera si fort, que cette religion cessera de convenir aux hommes.

Moyse a fait des miracles, les payens aussi, avec eux Mahomet et Jesus-Christ. Cela est nécessaire, parce qu'il ne saurait y avoir de changement considérable dans le monde, sans le secours des miracles.

La nature du miracle ne consiste pas en ce qu'il est hors de la sphère des choses ordinaires, mais en ce que c'est un effet rare, dont on ne connait pas la cause, quoiqu'elle se trouve réellement dans la nature.

Voilà l'impiété de Pomponace dans son entier ; il croit l'adoucir, en disant que Jesus-Christ doit être préféré à Aristote et à Platon. " Et quoique, dit-il, tous les miracles qui sont arrivés puissent s'expliquer naturellement, il faut pourtant croire qu'ils ont été faits surnaturellement en faveur de la religion, parce que l'Eglise veut qu'on le croye ". Il avait pour maxime de parler comme le vulgaire, et de penser comme un philosophe ; c'est-à-dire, qu'il était chrétien de bouche, et impie dans le cœur. " Je parle, dit-il en un endroit, pour des philosophes qui sont les seuls hommes qui soient sur la terre ; car pour les autres, je les regarde comme de simples figures propres à remplir les vides qui se trouvent dans l'univers ". Qu'est-il besoin de réfuter ce qu'on vient de lire ? ne suffit-il point de l'avoir mis sous les yeux ? Pomponace eut plusieurs disciples, parmi lesquels se trouve Hercule de Gonzague, qui fut cardinal dans la suite, et qui eut tant d'estime pour son maître, qu'il le fit inhumer dans le tombeau de ses ancêtres. Il parait par une lettre de Jules Scaliger, qu'il a été disciple de Pomponace.

Augustin Niphus fut l'adversaire le plus redoutable de Pomponace : ce fut un des plus célèbres Péripatéticiens de son siècle. Il naquit dans la Calabre, quoique plusieurs l'aient cru Suisse. Il est vrai que Niphus lui-même donne occasion à cette erreur ; car il se disait Suisse, parce qu'il avait vécu longtemps dans ce pays-là, et qu'il s'y était marié. Son père se remaria après avoir perdu la mère de Niphus : sa marâtre était cruelle et injuste ; elle poussa sa haine si loin, que Niphus, quoique fort jeune, fut obligé d'abandonner la maison de son père. Il s'enfuit à Naples, où il eut le bonheur de rencontrer un Suisse à qui il plut : il le regarda comme un de ses enfants, et lui donna la même éducation. On l'envoya faire ses études à Padoue ; il y étudia la Philosophie des Péripatéticiens, et s'adonna à la Médecine. Selon la coutume de ce temps-là dans l'Italie, ceux qui n'embrassaient pas l'état ecclésiastique, joignaient l'étude de la Médecine à l'étude de la Philosophie : c'est pourquoi Niphus fut dans son siècle aussi bon médecin que célèbre philosophe. Il avait eu pour maître un Péripatéticien fort attaché aux opinions d'Averroès, surtout à celle de l'existence d'une seule âme : il avait apporté tant d'arguments pour prouver ce sentiment, que le peuple et les petits philosophes l'adoptèrent avec lui ; de sorte que cette opinion se répandit dans toute l'Italie. Il avait encore enchéri sur Averroès ; il soutenait entr'autres choses, qu'il n'y avait d'autres substances immatérielles que celles qui faisaient mouvoir les sphères célestes. Niphus n'examina point dans la suite si ce que son maître lui avait appris était bien fondé ; il ne chercha que les moyens les plus propres à bien défendre les opinions de ce maître. Il écrivit dans ce dessein son livre de l'entendement et des démons. Cet ouvrage fit beaucoup de bruit : les moines se récrièrent hautement sur les erreurs qu'il contenait : ils excitèrent contre lui une si violente tempête, qu'il eut toutes les peines du monde à ne pas faire naufrage. Cela le rendit plus sage et plus prudent dans la suite. Il enseigna la Philosophie dans les plus célèbres académies de l'Italie, et où Achillinus et Pomponace étaient en grande réputation ; comme à Pise, Bologne, Salerne, Padoue, et enfin à Rome, dans le collège de la Sapience. Niphus nous assure que la ville de Bologne et celle de Venise lui avaient offert mille écus d'or par an pour professer la Philosophie dans leur ville. La maison de Médicis le protégea beaucoup, et en particulier Léon X. qui le combla de biens et d'honneurs. Il lui ordonna de réfuter le livre de Pomponace sur l'immortalité de l'âme, et de lui prouver que l'immortalité de l'âme n'était pas contraire aux sentiments d'Aristote ; ce que Pomponace prétendait. C'est ainsi que la barbarie du siècle rendait mauvaises les meilleures causes. Par la façon ridicule de réfuter Pomponace, ce philosophe se trouvait avoir raison : car il est certain qu'Aristote ne croyait pas l'immortalité de l'âme. Si Niphus s'était attaché à prouver que l'âme était immortelle, il aurait fait voir que Pomponace avait tort, avec Aristote, son maître et son guide. Niphus eut beaucoup d'adversaires, parce que Pomponace avait beaucoup de disciples. Tous ces écrits contre lui n'empêchèrent pas qu'il ne fût fort agréable à Charles V. et même aux femmes de sa cour ; car ce philosophe, quoiqu'assez laid, savait pourtant si bien dépouiller la rudesse philosophique, et prendre les airs de la cour, qu'il était regardé comme un des hommes les plus aimables. Il contait agréablement, et avait une imagination qui le servait bien dans la conversation. Sa voix était sonore ; il aimait les femmes, et beaucoup plus qu'il ne convenait à un philosophe : il poussa quelquefois les aventures si loin, qu'il s'en fit mépriser, et risqua quelque chose de plus. Bayle, comme on sent bien, s'étend beaucoup sur cet article ; il le suit dans toutes ses aventures, où nous croyons devoir le laisser. Nous ne saurions trop nous élever contre ses mœurs, et contre sa fureur de railler indistinctement tout le monde, sur quelque matière que ce fût. Il y a beaucoup de traits obscènes dans ses ouvrages. Le public se venge ordinairement ; il y a fort peu de personnes sur qui on fasse des contes aussi plaisans que sur Niphus. Dans certains écrits on lit qu'il devint fou : mais nous ne devons pas faire plus de cas de ces historiettes que des siennes. On peut assurer seulement que c'était un homme de beaucoup d'esprit ; on le voit aisément dans ses ouvrages. Il a fait des commentaires sur presque tous les livres d'Aristote qui regardent la Philosophie : c'est même ce qu'il a fait de mieux ; car ce qu'il a écrit sur la Morale n'est pas, à beaucoup près, si bon. Son grand défaut était la diffusion ; lorsqu'il a une idée, il ne la quitte pas qu'il ne vous l'ait présentée de toutes les façons.

Parmi les derniers philosophes qui ont suivi le pur Péripatétisme, Jacques Zaborella a été un des plus fameux. Il naquit à Padoue en 1533, d'une famille illustre. L'esprit de ceux qui doivent faire un jour du bruit se développe de bonne heure. Au milieu des fautes et des mauvaises choses que fait un jeune homme, on découvre quelques traits de génie, s'il est destiné un jour à éclairer le monde. Tel fut Zaborella : il joignait à une grande facilité un désir insatiable de savoir. Il aurait voulu posséder toutes les sciences, et les épuiser toutes. Il s'escrima de bonne heure dans le Péripatétisme ; car c'était alors le nec plus ultra des philosophes. Il s'appliqua surtout aux Mathématiques et à l'Astrologie, dans laquelle il fit de grands progrès. Le sénat de Venise l'estima si fort, qu'il le fit succéder à Bernard Tomitanus. Sa réputation ne fut point concentrée dans l'Italie seulement. Sigismond, alors roi de Pologne, lui offrit des avantages si considérables pour aller professer en Pologne, qu'il se détermina à quitter sa patrie, et à satisfaire aux désirs de Sigismond. Il a écrit plusieurs ouvrages qui lui donneraient une grande réputation, si nous étions encore dans la barbarie de ce temps-là : mais le nouveau jour qui luit sur le monde littéraire, obscurcit l'éclat que jetaient alors ces sortes de livres.

Les Piccolominis ne doivent point être oubliés ici. Cette maison est aussi illustre par les savants qu'elle a produits, que par son ancienneté. Les parents d'Alexandre Piccolomini ayant hérité de leurs ancêtres l'amour des sciences, voulurent le transmettre à leur fils : pour cela ils lui donnèrent toute sorte de maîtres, et les plus habiles. Ils ne pensaient pas comme on pense aujourd'hui : la vanité fait donner des précepteurs et des gouverneurs aux enfants ; il suffit qu'on en ait un, on ne s'embarrasse guère s'il est propre à donner l'éducation convenable ; on ne demande point s'il sait ce qu'il doit apprendre à son élève ; on veut seulement qu'il ne soit pas cher. Je suis persuadé que cette façon de penser a causé la chute de plusieurs grandes maisons. Un jeune homme mal élevé donne dans toute sorte de travers, et se ruine ; et s'il ne donne pas dans des travers, il ne fait pas pour s'avancer ce qu'il aurait pu faire s'il avait eu une meilleure éducation. On dit que les inclinations du duc de Bourgogne n'étaient pas tournées naturellement au bien : que ne fit donc pas l'éducation que lui donna le grand Fenelon, puisqu'il en fit un prince que la France pleurera toujours ? Pour revenir à Alexandre Piccolomini, il fit avec de tels maîtres des progrès extraordinaires. Je crois que ce qu'on dit de lui tient un peu de l'exagération, et que la flatterie y a eu un peu de part : il est pourtant vrai qu'il fut un des plus habiles hommes de son temps : la douceur de ses mœurs, et son urbanité digne du temps d'Auguste, lui firent autant d'amis, que son savoir lui avait attiré d'admirateurs. Il n'eut pas seulement le mérite philosophique, on lui trouva le mérite épiscopal ; il fut élevé à cette dignité, et fut ensuite fait co-adjuteur de l'archevêque de Sienne. Il vieillit estimé et respecté de tout le monde. Il mourut en 1578, regretté de tous les savants et de tous ses diocésains, dont il avait été le père. On ne saurait comprendre l'amour qu'il avait pour les ouvrages d'Aristote ; il les lisait nuit et jour, et y trouvait toujours un nouveau plaisir. On a raison de dire qu'il faut que la passion et le préjugé s'en mêlent ; car il est certain que dans quelques ouvrages d'Aristote, les plaisirs qu'un homme d'esprit peut goûter sont bientôt épuisés. Alexandre Piccolomini a été le premier qui ait écrit la Philosophie en langue vulgaire : cela lui attira les reproches de plusieurs savants, qui crurent la philosophie d'Aristote prophanée. A peine ces superstitieux osaient ils l'écrire en Latin ; à les entendre, le Grec seul était digne de renfermer de si grandes beautés. Que diraient-ils aujourd'hui s'ils revenaient ? notre philosophie les surprendrait bien ; ils verraient que les plus petits écoliers se moquent des opinions qu'ils ont tant respectées. Comment se peut-il faire que des hommes, qui aiment naturellement l'indépendance, aient fléchi le genou si longtemps devant Aristote ? c'est un problême qui mériterait la plume d'un homme d'esprit pour le résoudre : cela me surprend d'autant plus, qu'on écrivait déjà contre la religion. La révélation gênait ; on ne voulait pas captiver son esprit sous les prophetes, sous les évangélistes, sous saint Paul : ses épitres pourtant contiennent une meilleure philosophie que celle d'Aristote. Je ne suis pas surpris de voir aujourd'hui des incrédules : Descartes a appris à n'admettre rien qui ne soit prouvé très-clairement. Ce philosophe qui connaissait le prix de la soumission, la refusa à tous les philosophes anciens. L'intérêt ne le guidait pas ; car, par ses principes, on a cru ne devoir le suivre que lorsque ses raisons étaient bonnes. Je conçais comment on a étendu cet examen à toutes choses, même jusqu'à la religion : mais que dans un temps où tout en Philosophie se jugeait par autorité, on examinât la religion, voilà ce qui est extraordinaire.

Français Piccolomini fut encore un de ceux qui firent honneur à la Philosophie péripatéticienne. Il semble que son esprit voulait sortir des entraves où il était. L'autorité d'Aristote ne lui suffisait pas : il osa aussi penser comme Platon ; ce qui lui attira sur les bras le fougueux Zaborella. Leur dispute fut singulière ; ce n'était point sur les principes de la Morale qu'ils disputaient, mais sur la façon de la traiter. Piccolomini voulait qu'on la traitât synthétiquement ; c'est-à-dire, qu'on partit des principes pour arriver aux conclusions. Zaborella disait qu'à la vérité dans l'ordre de la nature on procédait ainsi, mais qu'il n'en était pas de même de nos connaissances ; qu'il fallait commencer par les effets pour arriver aux causes ; et toute son attention était à démontrer qu'Aristote avait pensé ainsi ; croyant bien avoir terminé la dispute s'il venait à bout de le démontrer : mais il se trompait. Lorsque Piccolomini était battu par Aristote, il se réfugiait chez Platon. Zaborella ne daignait pas même l'y attaquer ; il aurait cru manquer au respect dû à son maître, en lui donnant un rival. Piccolomini voulut accorder ces deux philosophes ensemble ; il croyait que leurs principes étaient les mêmes, et que par conséquent ils devaient s'accorder dans les conclusions. Les zélateurs d'Aristote improuvèrent cette conduite ; ils voulaient que leur maître fût le seul de l'antiquité qui eut bien pensé. Il mourut âgé de quatre-vingts-quatre ans. Les larmes qui furent versées à sa sépulture, sont l'oraison funèbre la plus éloquente qu'on puisse faire de lui ; car les hommes n'en aiment pas un autre précisément pour ses talents ; si le cœur lui manque, ils se bornent à estimer l'esprit. François Piccolomini mérita l'estime et l'amitié de tous ses citoyens. Nous avons de lui un commentaire sur les livres d'Aristote qui traitent du ciel, et sur ceux qui traitent de l'origine et de la mort de l'âme ; un système de Philosophie naturelle et morale, qui parut sous ce titre : la Science parfaite et philosophique de toute la Nature, distribuée en cinq parties.

Les grands étudiaient alors la Philosophie, quoiqu'elle ne fût pas à beaucoup près si agréable qu'aujourd'hui. Cyriaque Strozzi fut du nombre : il était de l'illustre maison de ce nom chez les Florentins. Après une éducation digne de sa haute naissance, il crut nécessaire pour sa perfection, de voyager dans les différentes parties de l'Europe. Il ne le fit point en homme qui voyage précisément pour s'amuser. Toute l'Europe devint un cabinet pour lui, où il travaillait autant et avec plus de fruit que certains savants qui croiraient perdre leur temps s'ils voyaient quelquefois le jour. De retour dans sa patrie, on le nomma professeur ; car les grands ne se croyaient pas alors des honorés en prouvant qu'ils en savaient plus que les autres. Il fut ensuite professeur à Bologne, d'où il fut transféré à Pise ; par-tout il soutint sa réputation qui était fort grande. Il entreprit de donner au public le neuvième et le dixième livre de la politique d'Aristote, qui sont perdus. Ils ne sont peut-être pas de la force de ceux qui sont sortis de la plume d'Aristote : mais on peut dire qu'il y a de la finesse dans ses réflexions, de la profondeur dans ses vues, et de l'esprit semé dans tout son livre. Or dans ce temps-là l'esprit était beaucoup plus rare que le savoir ; et je suis persuadé que tels qui brillaient alors, ne pourraient pas écrire deux lignes aujourd'hui ; il faut allier la science avec l'esprit.

André Caesalpin et César Crémonin se rendirent fort illustres dans leur siècle. Il est aisé de fixer les yeux de tout le monde sur soi-même, en écrivant contre la religion, et surtout lorsqu'on écrit avec esprit ; on voit que tout le monde s'empresse à acheter ces livres ; on dirait que les hommes veulent se venger de la gêne où les tient la religion, et qu'on est bien-aise de voir attaquer des préceptes qui sont les ennemis de toutes les passions de l'homme. Caesalpin passa pour impie, et non sans raison : jamais personne n'a fait moins de cas des vérités révélées. Après les études ordinaires, il prit la résolution de devenir habîle dans la Médecine et dans la philosophie d'Aristote. Son génie perçant et facîle lui fit faire des progrès rapides dans ces deux sciences. Sa vaste érudition couvrit un peu la tache d'impiété dont il était accusé ; car le pape Clément VIII. le fit son premier Médecin, et lui donna une chaire de Médecine au collège de Sapience : ce fut là qu'il fit connaître toute sa sagacité. Il se fit un grand nom par les différents ouvrages qu'il donna, et surtout par la découverte de la circulation du sang ; car il parait en cela avoir prévenu Harvei. La justice demande que nous rapportions sur quoi l'on se fonde pour disputer à Harvei la gloire de cette découverte. Voici comme parle Caesalpin : Idcirco pulmo per venam arteriis similem ex dextro cordis ventriculo fervidum hauriens sanguinem, eumque per anastomosim arteriae venali reddents quae in sinistrum cordis ventriculum tendit, transmisso interim aere frigido per asperae arteriae canales, qui juxta arteriam venalem protenduntur, non tamen osculis communicantes, ut putavit Galenus, solo tactu temperat. Huic sanguinis circulationi ex dextro cordis ventriculo per pulmones in sinistrum ejusdem ventriculum, optime respondent ea quae in dissectione apparent : nam duo sunt vasa in dextrum ventriculum desinentia, duo etiam in sinistrum ; duorum autem unum intromittit tantùm, alterum educit, membranis eo ingenio constitutis. Je laisse aux Médecins à juger si ces paroles ne prouvent pas que Caesalpin a connu la circulation du sang. La philosophie est ce qui nous intéresse le plus dans la personne de Caesalpin ; puisque c'est ici de la philosophie seulement qu'il s'agit. Il s'était proposé de suivre Aristote à la rigueur ; aucun commentateur n'était une autorité suffisante pour lui. Heureux s'il avait pu secouer celle d'Aristote même ! mais il était donné à la France de produire ce génie, qui devait tirer d'esclavage tous les esprits du monde. Lorsqu'il trouvait quelque chose dans Aristote qui lui paraissait contraire aux dogmes de la religion Chrétienne, cela ne l'arrêtait point : il poursuivait toujours son chemin, et laissait aux Théologiens à se tirer de ce mauvais pas. Il parait même qu'il a prévenu Spinosa dans plusieurs de ses principes impies ; c'est ce qu'on peut voir dans ses questions péripatéticiennes sur les premiers principes de la Philosophie naturelle. Non-seulement il a suivi les impiétés d'Aristote ; mais on peut dire de plus qu'il a beaucoup enchéri sur ce philosophe. Voilà pourquoi plusieurs personnes distinguées dans leur siècle par leur mérite, l'ont accusé d'athéisme. Nous allons dire en peu de mots ce qui doit être repris dans Caesalpin. Il faut auparavant se rappeler ce que nous avons dit sur le système de la physiologie d'Aristote ; car sans cela il serait difficîle de nous suivre. Pour mieux faire avaler le poison, il prenait un passage d'Aristote, et l'interprétait à sa façon, lui faisant dire ce qu'il voulait ; de sorte qu'il prêtait souvent à ce philosophe ce qu'il n'avait jamais pensé. On ne peut lire sans horreur ce qu'il dit de Dieu et de l'âme humaine ; car il a surpassé en cela les impiétés et les folies d'Averroès. Selon Caesalpin il n'y a qu'une âme dans le monde, qui anime tous les corps et Dieu même ; il parait même qu'il n'admettait qu'une seule substance : cette âme, selon lui, est le Dieu que nous adorons ; et si on lui demande ce que sont les hommes, il vous dira qu'ils entrent dans la composition de cette âme. Comme Dieu est un et simple (car tout cela se trouve réuni dans cette doctrine) il ne se comprend que lui-même ; il n'a aucune relation avec les choses extérieures, et par conséquent point de Providence. Voilà les fruits de la philosophie d'Aristote, en partie, il est vrai, mal entendue, et en partie non corrigée. Car Aristote ayant enseigné que toutes choses partaient de la matière, Caesalpin en conclut qu'il n'y avait qu'une substance spirituelle. Et comme il voyait qu'il y avait plusieurs corps animés, il prétendit que c'était une partie de cette âme qui animait chaque corps en particulier. Il se servait de cet axiome d'Aristote, quod in se optimum, id seipsum intelligère, pour nier la providence. Dans la physique il est encore rempli d'erreurs. Selon lui, il n'y a aucune différence entre la modification et la substance : et ce qu'il y a de singulier, il veut qu'on définisse la matière et les différents corps, par les différents accidents et les qualités qui les affectent. Il est sans doute dans tout cela plein de contradictions : mais on ne saurait lui refuser d'avoir défendu quelques-unes de ses propositions avec beaucoup de subtilité et fort ingénieusement. On ne saurait trop déplorer qu'un tel génie se soit occupé toute sa vie à des choses si inutiles. S'il avait entrevu le vrai, quels progrès n'aurait-il point fait ? Presque tous les savants, comme j'ai déjà remarqué, reprochent le Spinosisme à Caesalpin. Il faut pourtant avouer qu'il y a quelque différence essentielle entre lui et ce célèbre impie. La substance unique dans les principes de Caesalpin, ne regardait que l'âme ; et dans les principes de Spinosa elle comprend aussi la matière : mais qu'importe ? l'opinion de Caesalpin ne détruit pas moins la nature de Dieu, que celle de Spinosa. Selon Caesalpin, Dieu est la substance du monde, c'est lui qui le constitue, et il n'est pas dans le monde. Quelle absurdité ! il considérait Dieu par rapport au monde, comme une poule qui couve des œufs. Il n'y a pas plus d'action du côté de Dieu pour faire aller le monde, qu'il y en a du côté de cette poule pour faire éclore ces œufs : comme il est impossible, dit-il ailleurs, qu'une puissance soit sans sujet, aussi est-il impossible de trouver un esprit sans corps. Il est rempli de pareilles absurdités qu'il serait superflu de rapporter.

Crémonin fut un impie dans le goût de Caesalpin ; leur impiété était formée sur le même modèle, c'est-à-dire sur Aristote. Ces espèces de philosophes ne pouvaient pas s'imaginer qu'il fût possible qu'Aristote se fût trompé en quelque chose ; tout ce que ce philosophe leur maître avait prononcé leur paraissait irréfragable : voilà pourquoi tous ceux qui faisaient profession de le suivre à la rigueur, niaient l'immortalité de l'âme et la Providence ; ils ne croyaient pas devoir profiter des lumières que la Religion chrétienne avait répandues sur ces deux points. Aristote ne l'avait point pensé ; pouvait-on mieux penser après lui ? S'ils avaient un peu réfléchi sur leur conduite, ils se seraient aperçus qu'Aristote n'était point leur maître, mais leur dieu ; car il n'est pas d'un homme de découvrir tout ce qu'on peut savoir, et de ne se tromper jamais. Avec une telle vénération pour Aristote, on doit s'imaginer aisément avec quelle fureur ils dévoraient ses ouvrages. Crémonin a été un de ceux qui les ont le mieux entendus. Il se fit une grande réputation qui lui attira l'amitié et l'estime des princes ; et voilà ce que je ne comprents pas : car cette espèce de philosophie n'avait rien d'attrayant. Je ne serais pas surpris si les philosophes de ce temps-là avaient été tous renvoyés dans leur école ; car je sens qu'ils devaient être fort ennuyeux : mais qu'aujourd'hui ce qu'on appelle un grand philosophe ne soit pas bien accueilli chez les rais, qu'ils n'en fassent pas leurs amis, voilà ce qui me surprend ; car qui dit un grand philosophe aujourd'hui, dit un homme rempli d'une infinité de connaissances utiles et agréables, un homme qui est rempli de grandes vues. On nous dira que ces philosophes n'entendent rien à la politique : ne sait-on point que le train des affaires est une espèce de routine, et qu'il faut nécessairement y être entré pour les entendre ? Mais croit-on qu'un homme qui par ses ouvrages est reconnu pour avoir un génie vaste et étendu, pour avoir une pénétration surprenante, croit-on, dis-je, qu'un tel homme ne serait pas un grand ministre si on l'employait ? Un grand esprit est toujours actif et se porte toujours vers quelque objet ; il ferait donc quelque chose ; nous verrions certains systèmes redressés, certaines coutumes abolies, parce qu'elles sont mauvaises ; on verrait de nouvelles idées éclore et rendre meilleure la condition des citoyens ; la société en un mot se perfectionnerait, comme la Philosophie se perfectionne tous les jours. Dans certains états on est aujourd'hui, eu égard au système du bien général de la société, comme étaient ces philosophes dont je parle, par rapport aux idées d'Aristote ; il faut espérer que la nature donnera à la société ce qu'elle a déjà donné à la Philosophie ; la société aura son Descartes qui renversera une infinité de préjugés, et fera rire nos derniers neveux de toutes les sottises que nous avons adoptées. Pour revenir à Crémonin, le fond de son système est le même que celui de Caesalpin. Tous ces philosophes sentaient leur impiété, parce qu'il ne faut avoir que des yeux pour voir que ce qu'ils soutenaient est contraire aux dogmes du Christianisme : mais ils croyaient rendre un hommage suffisant à la religion, en lui donnant la foi, et réservant la raison pour Aristote, partage très-desavantageux : comment ne sentaient-ils point que ce qui est contraire à la raison, ce que la raison prouve faux, ne saurait être vrai dans la religion ? La vérité est la même dans Dieu que dans les hommes ; c'est la même source. Je ne suis plus surpris qu'ils ne rencontrassent pas la vérité ; ils ne savaient ce que c'était : manquant par les premiers principes, il était bien difficîle qu'ils sortissent de l'erreur qui les subjuguait.

Les philosophes dont j'ai parlé jusqu'ici sont sortis du sein de l'église Romaine : il y en a eu beaucoup d'autres, sans doute : mais nous avons cru devoir nous arrêter seulement à ceux qui se sont le plus distingués. Les Protestants ont eu les leurs ainsi que les Catholiques. Il semblait que Luther eut porté dans ce parti le dernier coup à la philosophie péripatéticienne, en l'enveloppant dans les malédictions qu'il donnait à la Théologie scolastique : mais Luther lui-même sentit qu'il avait été trop loin. La secte des Anabaptistes lui fit connaître qu'il avait ouvert la porte aux enthousiastes et aux illuminés. Les armes pour les réfuter manquaient aux Luthériens, et il fallut qu'ils empruntassent celles qu'ils maudissaient dans la main des Catholiques. Mélancthon fut un de ceux qui contribua le plus au rétablissement de la Philosophie parmi les Protestants. On ne savait être dans ce temps-là que Péripatéticien. Mélancthon était trop éclairé pour donner dans les erreurs grossières de cette secte ; il crut donc devoir réformer la Philosophie dans quelques-unes de ses parties, et en conserver le fond qu'il jugea nécessaire pour repousser les traits que lançaient les Catholiques, et en même temps pour arrêter les progrès de certaines sectes qui allaient beaucoup plus loin que les Protestants. Cet homme célèbre naquit à Schwarzerd, d'une famille honnête ; il reçut une fort bonne éducation. Dès ses premières années on découvrit en lui un désir insatiable d'apprendre ; les plaisirs ordinaires ne l'amusaient point ; son application continuelle le rendait grave et sérieux : mais cela n'altéra jamais la douceur de son caractère. A l'âge de douze ans, il alla continuer ses études à Heidelberg ; il s'attira bientôt l'estime et l'amitié de tout le monde ; le comte Louis de Lowenstein le choisit pour être précepteur de ses enfants. C'est avec raison que Baillet l'a mis au nombre des enfants qui se sont distingués dans un âge peu avancé, où l'on possède rarement ce qui est nécessaire pour être savant. Mélancthon était naturellement éloquent, comme on le voit par ses écrits ; il cultiva avec grand soin les talents naturels qu'il avait en ce genre. Il étudia la Philosophie comme les autres, car on n'était rien si on ne savait Aristote. Il se distingua beaucoup dans les solutions qu'il donna aux difficultés sur les propositions modales. Il parut un aigle sur les universaux. On sera sans doute surpris de voir que je loue Mélancthon par ces endroits ; on s'en moque aujourd'hui, et avec raison : mais on doit louer un homme d'avoir été plus loin que tout son siècle. C'étaient alors les questions à la mode, on ne pouvait donc se dispenser de les étudier ; et lorsqu'on excellait par-dessus les autres, on ne pouvait manquer d'avoir beaucoup d'esprit ; car les premiers hommes de tous les siècles sont toujours de grands hommes, quelques absurdités qu'ils aient dites. Il faut voir, dit M. de Fontenelle, d'où ils sont partis : un homme qui grimpe sur une montagne escarpée pourra bien être aussi leger qu'un homme qui dans la plaine fera six fois plus de chemin que lui. Mélancthon avait pourtant trop d'esprit pour ne pas sentir que la philosophie d'Aristote étendait trop loin ses droits ; il désapprouva ces questions épineuses, difficiles et inutiles, dont tout le monde se tourmentait l'esprit ; il s'aperçut qu'une infinité de folies étaient cachées sous de grands mots, et qu'il n'y avait que leur habit philosophique qui put les faire respecter. Il est très-évident qu'à force de mettre des mots dans la tête, on en chasse toutes les idées ; on se trouve fort savant, et on ne sait rien ; on croit avoir la tête pleine, et on n'y a rien. Ce fut un moine qui acheva de le convaincre du mauvais goût qui tyrannisait tous les hommes : ce moine un jour ne sachant pas un sermon qu'il devait prêcher, ou ne l'ayant pas fait, pour y suppléer imagina d'expliquer quelques questions de la morale d'Aristote ; il se servait de tous les termes de l'art : on sent aisément combien cette exhortation fut utile, et quelle onction il y mit. Mélancthon fut indigné de voir que la barbarie allait jusque-là : heureux si dans la suite, il n'avait pas fait un crime à l'Eglise entière de la folie d'un particulier, qu'elle a désavouée dans tous les temps, comme elle désavoue tous les jours les extravagances que font des zélés ! Il finit ses études à l'âge de dix-sept ans, et se mit à expliquer, en particulier aux enfants, Térence et Virgile : quelque temps après on le chargea d'une harangue, ce qui lui fit lire attentivement Cicéron et Tite-Live ; il s'en acquitta en homme de beaucoup d'esprit, et qui s'était nourri des meilleurs auteurs. Mais ce qui surprit le plus Mélancthon, qui était, comme je l'ai déjà dit, d'un caractère fort doux, c'est lorsqu'il vit pour la première fois les disputes des différentes sectes ; alors celles des Nominaux et des Réels fermentaient beaucoup : après plusieurs mauvaises raisons de part et d'autre, et cela parce qu'on n'en saurait avoir de bonnes là-dessus, les meilleurs poignets restaient victorieux ; tous d'un commun accord dépouillaient la gravité philosophique, et se battaient indécemment : heureux si dans le tumulte quelque coup bien appliqué avait pu faire un changement dans leur tête ; car si, comme le remarque un homme d'esprit, un coup de doigt d'une nourrice pouvait faire de Pascal un sot, pourquoi un sot trépané ne pourrait-il pas devenir un homme d'esprit ? Les Accoucheurs de ce temps-là n'étaient pas sans doute si habiles qu'à présent, et je crois que le long triomphe d'Aristote leur est dû. Mélancthon fut appelé par l'électeur de Saxe, pour être professeur en Grec. L'erreur de Luther faisait alors beaucoup de progrès ; Mélancthon connut ce dangereux hérésiarque ; et comme il cherchait quelque chose de nouveau, parce qu'il sentait bien que ce qu'on lui avait appris n'était pas ce qu'il fallait savoir, il avala le poison que lui présenta Luther ; il s'égara. C'est avec raison qu'il cherchait quelque chose de nouveau : mais ce ne devait être qu'en Philosophie ; ce n'était pas la religion qui demandait un changement ; on ne fait point une nouvelle religion comme on fait un nouveau système. Il ne peut même y avoir une réforme sur la religion ; elle présente des choses si extraordinaires à croire, que si Luther avait eu droit de la réformer, je la réformerais encore, parce que je me persuaderais aisément qu'il a oublié bien des choses : ce n'est que parce que je sai qu'on ne peut y toucher, que je m'en tiens à ce qu'on me propose. Mélancthon, depuis sa connaissance avec Luther, devint sectaire et un sectaire ardent, et par conséquent son esprit fut enveloppé du voîle de l'erreur ; ses vues ne purent plus s'étendre comme elles auraient fait s'il ne s'était pas livré à un parti : il prêchait, il catéchisait, il s'intriguait, et enfin il n'abandonna Aristote en quelque chose, que pour suivre Luther, qui lui était d'autant moins préférable qu'il attaquait plus formellement la religion. Luther répandit quelques nuages sur l'esprit de Mélancthon, à l'occasion d'Aristote ; car il ne rougit pas après les leçons de Luther, d'appeler Aristote un vain sophiste : mais il se réconcilia bientôt ; et malgré les apologies qu'il fit du sentiment de Luther, il contribua beaucoup à rétablir la Philosophie parmi les Protestants. Il s'aperçut que Luther condamnait plutôt la Scholastique que la Philosophie ; ce n'était pas en effet aux Philosophes que cet hérésiarque avait à faire, mais aux Théologiens ; et il faut avouer qu'il s'y était bien pris en commençant par rendre leurs armes odieuses et méprisables. Mélancthon détestait toutes les autres sectes des philosophes, le seul Péripatétisme lui paraissait soutenable ; il rejetait également le Stoïcisme, le Scepticisme et l'Epicuréisme. Il recommandait à tout le monde la lecture de Platon, à cause de l'abondance qui s'y trouve, à cause de ce qu'il dit sur la nature de Dieu, et de sa belle diction : mais il préférait Aristote pour l'ordre et pour la méthode. Il écrivit la vie de Platon et celle d'Aristote ; on pourra voir aisément son sentiment en les lisant : je crois qu'on ne sera pas fâché que je transcrive ici quelques traits tirés de ses harangues, elles sont rares ; et d'ailleurs on verra de quelle façon s'exprimait cet homme si fameux, et dont les discours ont fait tant d'impression : Cum eam, dit-il, quam toties Plato praedicat methodum, non saepè adhibeat, et evagetur aliquando liberius in disputando, quaedam etiam figuris involvat, ac volents occultet, denique cum rarò pronuntiet quid sit sentiendum ; assentior adolescentibus potius proponendum esse Aristotelem, qui artes, quas tradit, explicat integras, et methodum simpliciorem, seu filum ad regendum lectorem adhibet, et quid sit sentiendum plerumque pronuntiat : haec in docentibus ut requirantur multae causae graves sunt ; ut enim satis dentibus draconis à Cadmo seges exorta est armatorum, qui inter se ipsi dimicarunt ; ita, si quis serat ambiguas opiniones, exoriuntur inde variae ac perniciosae dissensiones. Et un peu après, il dit qu'en se servant de la méthode d'Aristote, il est facîle de réduire ce qui dans Platon serait extrêmement long. Aristote, nous dit-il ailleurs, a d'autres avantages sur Platon ; il nous a donné un cours entier ; ce qu'il commence, il l'acheve. Il reprend les choses d'aussi haut qu'on puisse aller, et vous mène fort loin. Aimons, conclut-il, Platon et Aristote ; le premier à cause de ce qu'il dit sur la politique, et à cause de son élégance ; le second, à cause de sa méthode : il faut pourtant les lire tous les deux avec précaution, et bien distinguer ce qui est contraire à la doctrine que nous lisons dans l'Evangile. Nous ne saurions nous passer d'Aristote dans l'Eglise, dit encore Mélancthon, parce que c'est le seul qui nous apprenne à définir, à diviser, et à juger ; lui seul nous apprend même à raisonner ; or dans l'Eglise tout cela n'est-il pas nécessaire ? pour les choses de la vie, n'avons-nous pas besoin de bien des choses que la Physique seule nous apprend ? Platon en parle, à la vérité : mais on dirait que c'est un prophète qui annonce l'avenir, et non un maître qui veut instruire ; au lieu que dans Aristote, vous trouvez les principes, et il en tire lui-même les conséquences. Je demande seulement, dit Mélancthon, qu'on s'attache aux choses que dit Aristote, et non aux mots, qu'on abandonne ces vaines subtilités, et qu'on ne se serve de distinctions que lorsqu'elles seront nécessaires pour faire sentir que la difficulté ne regarde point ce que vous défendez ; au lieu que communément on distingue afin de vous faire perdre de vue ce qu'on soutient : est-ce le moyen d'éclaircir les matières ? Nous en avons, je crois, assez dit pour démontrer que ce n'est pas sans raison que nous avons compris Mélancthon au nombre de ceux qui ont rétabli la philosophie d'Aristote. Nous n'avons pas prétendu donner sa vie ; elle renferme beaucoup plus de circonstances intéressantes que celles que nous avons rapportées : c'est un grand homme, et qui a joué un très-grand rôle dans le monde : mais sa vie est très-connue, et ce n'était pas ici le lieu de l'écrire.

Nicolas Taureill a été un des plus célèbres philosophes parmi les Protestants ; il naquit de parents dont la fortune ne faisait pas espérer à Taureill une éducation telle que son esprit la demandait : mais la facilité et la pénétration qu'on aperçut en lui, fit qu'on engagea le duc de Virtemberg à fournir aux frais. Il fit des progrès extraordinaires, et jamais personne n'a moins trompé ses bienfaiteurs que lui. Les différends des Catholiques avec les Protestants l'empêchèrent d'embrasser l'état ecclésiastique. Il se fit Médecin, et c'est ce qui arrêta sa fortune à la cour de Virtemberg. Le duc de Virtemberg désirait l'avoir auprès de lui, pour lui faire défendre le parti de la réforme qu'il avait embrassé, et c'est en partie pour cela qu'il avait fourni aux frais de son éducation : mais on le soupçonna de pencher pour la confession d'Ausbourg ; peut-être n'était-il pour aucun parti : de quelque religion qu'il fût, cela ne fait rien à la Philosophie. Voilà pourquoi nous ne discutons pas cet article exactement. Après avoir professé longtemps la Médecine à Bâle, il passa à Strasbourg ; et de cette ville, il revint à Bâle pour y être professeur de Morale. De-là il repassa en Allemagne où il s'acquit une grande réputation : son école était remplie de barons et de comtes, qui venaient l'entendre. Il était si désintéressé, qu'avec toute cette réputation et ce concours pour l'écouter, il ne devint pas riche. Il mourut de la peste, âgé de cinquante-neuf ans. Ce fut un des premiers hommes de son temps ; car il osa penser seul, et il ne se laissa jamais gouverner par l'autorité : on découvre par tous ses écrits une certaine hardiesse dans ses pensées et dans ses opinions. Jamais personne n'a mieux saisi une difficulté, et ne s'en est mieux servi contre ses adversaires, qui communément ne pouvaient pas tenir contre lui. Il fut grand ennemi de la philosophie de Caesalpin : on découvre dans tous ses écrits qu'il était fort content de ce qu'il faisait ; l'amour propre s'y montre un peu trop à découvert, et on y aperçoit quelquefois une présomption insupportable. Il regardait du haut de son esprit tous les philosophes qui l'avaient précédé, si on en excepte Aristote et quelques anciens. Il examina la philosophie d'Aristote, et il y aperçut plusieurs erreurs ; il eut le courage de les rejeter, et assez d'esprit pour le faire avec succès. Il est beau de lui entendre dire dans la préface de la méthode de la Médecine de prédiction, car tel est le titre du livre : " Je m'attache à venger la doctrine de Jesus-Christ, et je n'accorde à Aristote rien de ce que Jesus-Christ parait lui refuser : je n'examine pas même ce qui est contraire à l'évangile, parce qu'avant tout examen, je suis assuré que cela est faux ". Tous les philosophes devraient avoir dans l'esprit que leur philosophie ne doit point être opposée à la religion ; toute leur raison doit s'y briser, parce que c'est un édifice appuyé sur l'immuable vérité. Il faut avouer qu'il est difficîle de saisir son système philosophique. Je sai seulement qu'il méprisait beaucoup tous les commentateurs d'Aristote, et qu'il avoue que la philosophie péripatéticienne lui plaisait beaucoup, mais corrigée et rendue conforme à l'évangîle ; c'est pourquoi je ne crois pas qu'on doive l'effacer du catalogue des Péripatéticiens, quoiqu'il l'ait réformée en plusieurs endroits. Un esprit aussi hardi que le sien ne pouvait manquer de laisser échapper quelques paradoxes : ses adversaires s'en sont servis pour prouver qu'il était athée : mais en vérité, le respect qu'il témoigne partout à la religion, et qui certainement n'était point simulé, doit le mettre à l'abri d'une pareille accusation. Il ne prévoyait pas qu'on put tirer de pareilles conséquences des principes qu'il avançait ; car je suis persuadé qu'il les aurait retractés, ou les aurait expliqués de façon à satisfaire tout le monde. Je crois qu'on doit être fort réservé sur l'accusation d'athéïsme ; et on ne doit jamais conclure sur quelques propositions hasardées, qu'un homme est athée : il faut consulter tous ses ouvrages ; et l'on peut assurer que s'il l'est réellement, son impiété se fera sentir partout.

Michel Picart brillait vers le temps de Nicolas Taureill ; il professa de bonne heure la Logique, et s'y distingua beaucoup ; il suivit le torrent, et fut péripatéticien. On lui confia après ses premiers essais la chaire de Métaphysique et de Poésie, cela parait assez disparat, et je n'augure guère bien d'un temps où on donne une chaire pour la Poésie à un Péripatéticien : mais enfin il était peut-être le meilleur dans ce temps-là, et il n'y a rien à dire, lorsqu'on vaut mieux que tous ceux de son temps. Je ne comprends pas comment dans un siècle où on payait si bien les savants, Picart fût si pauvre ; car il luta toute sa vie contre la pauvreté ; et il fit bien connaître par sa conduite que la philosophie de son cœur et de son esprit valait mieux que celle qu'il dictait dans les écoles. Il fit un grand nombre d'ouvrages, et tous fort estimés de son vivant. Nous avons de lui cinquante et une dissertations, où il fait connaître qu'il possédait Aristote supérieurement. Il fit aussi le manuel de la philosophie d'Aristote, qui eut beaucoup de cours : la réputation de Picart subsiste encore ; &, ce qui ne peut guère se dire des ouvrages de ce temps-là, on trouve à profiter dans les siens.

Corneille Martini naquit à Anvers ; il y fit ses études, et avec tant de distinction, qu'on l'attira immédiatement après à Amsterdam, pour y professer la Philosophie. Il était subtil, capable d'embarrasser un homme d'esprit, et se tirait aisément de tout en bon Péripatéticien. Le duc de Brunswic jeta les yeux sur lui, pour l'envoyer au colloque de Ratisbonne. Gretzer qui était aussi député à ce colloque pour le parti des Protestants, trouva mauvais qu'on lui associât un professeur de Philosophie, dans une dispute où on ne devait agiter que des questions de Théologie ; c'est ce qui lui fit dire lorsqu'il vit Martini dans l'assemblée, quid Saul inter prophetas quaerit ? A quoi Martini répondit, asinam patris sui. Dans la suite Martini fit bien connaître que Gretzer avait eu tort de se plaindre d'un tel second. Il fut très-zélé pour la philosophie d'Aristote ; il travailla toute sa vie à la défendre contre les assauts qu'on commençait déjà à lui livrer. C'est ce qui lui fit prendre les armes contre les partisans de Ramus ; et on peut dire que ce n'est que par des efforts redoublés que le Péripatétisme se soutint. Il était prêt à disputer contre tout le monde : jamais de sa vie il n'a refusé un cartel philosophique. Il mourut âgé de cinquante-quatre ans, un peu martyr du Péripatétisme ; car il avait altéré sa santé, soit par le travail opiniâtre pour défendre son cher maître, soit par ses disputes de vive voix, qui infailliblement usèrent sa poitrine. Nous avons de lui l'analyse logique, et le commentaire logique contre les Ramistes, un système de Philosophie morale et de Métaphysique. Je ne fais point ici mention de ses différents écrits sur la Théologie, parce que je ne parle que de ce qui regarde la Philosophie.

Hermannus Corringius est un des plus savants hommes que l'Allemagne ait produits. On pourrait le louer par plusieurs endroits : mais je m'en tiendrai à ce qui regarde la Philosophie ; il s'y distingua si fort, qu'on ne peut se dispenser d'en faire mention avec éloge dans cette histoire. Le duc Ulric de Brunswic le fit professeur dans son université ; il vint dans un mauvais temps, les guerres désolaient toute l'Europe : ce fléau affligeait toutes les différentes nations ; il est difficîle avec de tels troubles de donner à l'étude le temps qui est nécessaire pour devenir savant. Il trouva pourtant le moyen de devenir un des plus savants hommes qui aient jamais paru. Le plus grand éloge que j'en puisse faire, c'est de dire qu'il fut écrit par M. Colbert sur le catalogue des savants que Louis-le-Grand récompensa. Ce grand roi lui témoigna par ses largesses au fond de l'Allemagne le cas qu'il faisait de son mérite. Il fut Péripatéticien, et se plaint lui-même que le respect qu'il avait pour ce que ses maîtres lui avaient appris, allait un peu trop loin. Ce n'est pas qu'il n'osât examiner les opinions d'Aristote : mais le préjugé se mettant toujours de la partie, ces sortes d'examens ne le conduisaient pas à de nouvelles découvertes. Il pensait sur Aristote, et sur la façon dont il fallait l'étudier, comme Mélancthon. Voici comme il parle des ouvrages d'Aristote : " Il manque beaucoup de choses dans la Philosophie morale d'Aristote que je désirerais ; par exemple, tout ce qui regarde le droit naturel, et que je crois devoir être traité dans la Morale, puisque c'est sur le droit naturel que toute la Morale est appuyée. Sa méthode me parait mauvaise, et ses arguments faibles ". Il était difficîle en effet qu'il put donner une bonne morale, puisqu'il niait la Providence, l'immortalité de l'âme, et par conséquent un état à venir où on punit le vice, et où on récompense la vertu. Quelles vertus veut-on admettre en niant les premières vérités ? Pourquoi donc ne chercherais-je pas à être heureux dans ce monde-ci, puisqu'il n'y a rien à espérer pour moi dans l'autre ? Dans les principes d'Aristote, un homme qui se sacrifie pour la patrie, est fou. L'amour de soi-même est avant l'amour de la patrie ; et on ne place ordinairement l'amour de la patrie avant l'amour de soi-même, que parce qu'on est persuadé que la préférence qu'on donne à l'intérêt de la patrie sur le sien est récompensée. Si je meurs pour la patrie, et que tout meure avec moi, n'est-ce pas la plus grande de toutes les folies ? Quiconque pensera autrement, fera plus attention aux grands mots de patrie, qu'à la réalité des choses. Corringius s'éleva pourtant un peu trop contre Descartes : il ne voyait rien dans sa Physique de raisonnable, et celle d'Aristote le satisfaisait. Que ne peut pas le préjugé sur l'esprit ? Il n'approuvait Descartes qu'en ce qu'il rejetait les formes substantielles. Les Allemands ne pouvaient pas encore s'accoutumer aux nouvelles idées de Descartes ; ils ressemblaient à des gens qui ont eu les yeux bandés pendant longtemps, et auxquels on ôte le bandeau : leurs premières démarches sont timides ; ils refusent de s'appuyer sur la terre qu'ils découvrent ; et tel aveugle qui dans une heure traverse tout Paris, serait peut-être plus d'un jour à faire le même chemin, si on lui rendait la vue tout d'un coup. Corringius mourut, et le Péripatétisme expira presque avec lui. Depuis il ne fit que languir ; parce que ceux qui vinrent après et qui le défendirent, ne pouvaient être de grands hommes : il y avait alors trop de lumière pour qu'un homme d'esprit put s'égarer. Voilà à-peu-près le commencement, les progrès et la fin du Péripatétisme. Je ne pense pas qu'on s'imagine que j'aye prétendu nommer tous ceux qui se sont distingués dans cette secte : il faudrait des volumes immenses pour cela ; parce qu'autrefois, pour être un homme distingué dans son siècle, il fallait se signaler dans quelque secte de Philosophie ; et tout le monde sait que le Péripatétisme a longtemps dominé. Si un homme passait pour avoir du mérite, on commençait par lui proposer quelqu'argument, in barocho très-souvent, afin de juger si sa réputation était bien fondée. Si Racine et Corneille étaient venus dans ce temps-là, comme on n'aurait trouvé aucun ergo dans leurs tragédies, ils auraient passé pour des ignorants, et par conséquent pour des hommes de peu d'esprit. Heureux notre siècle de penser autrement !