PHILOSOPHIE DE, (Histoire, Philosophie) Benait Spinosa, juif de naissance, et puis déserteur du judaïsme, et enfin athée, était d'Amsterdam. Il a été un athée de système, et d'une méthode toute nouvelle, quoique le fond de sa doctrine lui fût commun avec plusieurs autres philosophes anciens et modernes, européens et orientaux. Il est le premier qui ait reduit en système l'athéïsme, et qui en ait fait un corps de doctrine lié et tissu, selon la méthode des géomètres ; mais d'ailleurs son sentiment n'est pas nouveau. Il y a long - temps que l'on a cru que tout l'univers n'est qu'une substance, et que Dieu et le monde ne sont qu'un seul être. Il n'est pas sur que Straton, philosophe péripatéticien, ait eu la même opinion, parce qu'on ne sait pas s'il enseignait que l'univers ou la nature fût un être simple et une substance unique. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il ne reconnaissait d'autre dieu que la nature. Comme il se moquait des atomes et du vide d'Epicure, on pourrait s'imaginer qu'il n'admettait point de distinction entre les parties de l'univers ; mais cette conséquence n'est point nécessaire. On peut seulement conclure que son opinion s'approche infiniment plus du spinosisme que le système des atomes. On a même lieu de croire qu'il n'enseignait pas, comme faisaient les atomistes, que le monde fût un ouvrage nouveau, et produit par le hazard ; mais qu'il enseignait, comme font les spinosistes, que la nature l'a produit nécessairement et de toute éternité.

Le dogme de l'âme du monde, qui a été si commun parmi les anciens, et qui faisait la partie principale du système des stoïciens, est, dans le fond, celui de Spinosa ; cela paraitrait plus clairement, si des auteurs géomètres l'avaient expliqué. Mais comme les écrits où il en est fait mention, tiennent plus de la méthode des rhétoriciens, que de la méthode dogmatique ; et qu'au contraire Spinosa s'est attaché à la précision, sans se servir du langage figuré, qui nous dérobe si souvent les idées justes d'un corps de doctrine : de-là vient que nous trouvons plusieurs différences capitales entre son système et celui de l'âme du monde. Ceux qui voudraient soutenir que le spinosisme est mieux lié, devraient aussi soutenir qu'il ne contient pas tant d'orthodoxie ; car les stoïciens n'ôtaient pas à Dieu la providence : ils réunissaient en lui la connaissance de toutes choses ; au lieu que Spinosa ne lui attribue que des connaissances séparées et très-bornées. Lisez ces paroles de Seneque : " Eundem quem nos, jovem intelligunt, custodem, rectoremque universi, animum ac spiritum, mundani hujus operis dominum et artificem, cui nomen omne convenit. Vis illum fatum vocare ? Non errabis : hic est ex quo suspensa sunt omnia, causa causarum. Vis illum providentiam dicère ? Recte dicis. Est enim cujus consilio huic mundo providetur. Vis illum naturam vocare ? Non peccabis. Est enim ex quo nata sunt omnia, cujus spiritu vivimus. Vis illum vocare mundum ? Non falleris. Ipse est enim totum quod vides, totus suis partibus induitur, et se sustinens Ve suâ. " Quaest. natur. lib. XI. cap. xlv. Et ailleurs il parle ainsi : " Quid est autem, cur non existimes in eo divini aliquid existère, qui Dei par est ? Totum hoc quo continemur, et unum est et Deus, et socii ejus summus et membra. " Epist. 92. Lisez aussi le discours de Caton, dans le IV. liv. de la Pharsale, et surtout considérez-y ces trois vers.

Est-ne Dei sedes nisi terra et pontus et aer,

Et coelum et virtus ? Superos quid quaerimus ultra ?

Jupiter est quodcumque vides, quocumque moveris.

Pour revenir à Spinosa, tout le monde convient qu'il avait des mœurs, qu'il était sobre, modéré, pacifique, désintéressé, même généreux ; son cœur n'était taché d'aucun de ces vices qui déshonorent. Cela est étrange ; mais au fond il ne faut pas plus s'en étonner, que de voir des gens qui vivent très-mal, quoiqu'ils aient une pleine persuasion de l'Evangîle ; ce que l'attrait du plaisir ne fit point dans Spinosa ; la bonté et l'équité naturelles le firent. De son obscure retraite sortit d'abord l'ouvrage qu'il intitula, traité théologico-politique, parce qu'il y envisage la religion en elle-même, et par rapport à son exercice, eu égard au gouvernement civil. Comme la certitude de la révélation est le fondement de la foi ; les premiers efforts de Spinosa sont contre les prophetes. Il tente tout pour affoiblir l'idée que nous avons d'eux, et que nous puisons dans leurs prophéties. Il borne à la science des mœurs tout le mérite des prophetes. Il ne veut pas qu'ils aient bien connu la nature et les perfections de l'Etre souverain. Si nous l'en croyons, ils n'en savaient pas plus, et peut - être qu'ils n'en savaient pas tant que nous.

Moïse, par exemple, imaginait un Dieu jaloux, complaisant et vindicatif, ce qui s'accorde mal avec l'idée que nous devons avoir de la divinité. A l'égard des miracles, dont le récit est si fréquent dans les Ecritures, il a trouvé qu'ils n'étaient pas véritables. Les prodiges, selon lui, sont impossibles ; ils dérangeraient l'ordre de la nature, et ce dérangement est contradictoire. Enfin pour nous affranchir tout-d'un-coup et pour nous mettre à l'aise, il détruit par un chapitre seul toute l'autorité des anciennes Ecritures. Elles ne sont pas des auteurs dont elles portent les noms, ainsi le pentateuque ne sera plus de Moïse, mais une compilation de vieux mémoires mal digérés par Esdras. Les autres livres sacrés n'auront pas une origine plus respectable.

Spinosa avait étonné et scandalisé l'Europe par une théologie qui n'avait de fondement que l'autorité de sa parole. Il ne s'égara pas à demi. Son premier ouvrage n'était que l'essai de ses forces. Il alla bien plus loin dans un second. Cet autre écrit est sa morale, où donnant carrière à ses méditations philosophiques, il plongea son lecteur dans le sein de l'athéïsme. C'est principalement à ce monstre de hardiesse, qu'il doit le grand nom qu'il s'est fait parmi les incrédules de nos jours. Il n'est pas vrai que ses sectateurs soient en grand nombre. Très-peu de personnes sont soupçonnées d'adherer à sa doctrine, et parmi ceux que l'on en soupçonne, il y en a peu qui l'aient étudié, et entre ceux - ci, il y en a peu qui l'aient comprise, et qui soient capables d'en tracer le vrai plan, et de développer le fil de ses principes. Les plus sincères avouent que Spinosa est incompréhensible, que sa philosophie surtout est pour eux une énigme perpétuelle, et qu'enfin s'ils se rangent de son parti, c'est qu'il nie avec intrépidité ce qu'eux-mêmes avaient un penchant secret à ne pas croire.

Pour peu qu'on enfonce dans ces noires ténébres où il s'est enveloppé, on y découvre une suite d'abymes où ce téméraire raisonneur s'est précipité presque dès le premier pas, des propositions évidemment fausses, et les autres contestables, des principes arbitraires substitués aux principes naturels et aux vérités sensibles, un abus des termes la plupart pris à contre-sens, un amas d'équivoques trompeuses, une nuée de contradictions palpables.

De tous ceux qui ont réfuté le spinosisme, il n'y a personne qui l'ait développé aussi nettement, ni combattu avec autant d'avantage que l'a fait Mr. Bayle. C'est pourquoi je me fais un devoir de transcrire ici un précis des raisonnements par lesquels il a ruiné de fond-en-comble ce système monstrueux. Mais avant d'en faire sentir le ridicule, il est bon de l'exposer. Spinosa soutient 1°. qu'une substance ne peut produire une autre substance ; 2°. que rien ne peut être créé de rien, parce que ce serait une contradiction manifeste que Dieu travaillât sur le néant, qu'il tirât l'être du non-être, la lumière des ténébres, la vie de la mort ; 3°. qu'il n'y a qu'une seule substance, parce qu'on ne peut appeler substance que ce qui est éternel, indépendant de toute cause supérieure, que ce qui existe par soi-même et nécessairement. Or toutes ces qualités ne conviennent qu'à Dieu, donc il n'y a d'autre substance dans l'univers que Dieu seul.

Spinosa ajoute que cette substance unique, qui n'est ni divisée, ni divisible, est douée d'une infinité d'attributs, et entr'autres de l'étendue et de la pensée. Tous les corps qui se trouvent dans l'univers sont des modifications de cette substance en tant qu'étendue, et que les âmes des hommes sont des modifications de cette substance en tant que pensée. Le tout cependant reste immobile, et ne perd rien de son essence pour quelques changements legers, rapides, momentanés. C'est ainsi qu'un homme ne cesse point d'être ce qu'il est en effet, soit qu'il veille, soit qu'il dorme, soit qu'il se repose nonchalamment, soit qu'il agisse avec vigueur. Ecoutons ce que Bayle oppose à cette doctrine.

1°. Il est impossible que l'univers soit une substance unique ; car tout ce qui est étendu a nécessairement des parties, et tout ce qui a des parties est composé : et comme les parties de l'étendue ne subsistent point l'une dans l'autre, il faut nécessairement ou que l'étendue en général ne soit pas une substance, ou que chaque partie de l'étendue soit une substance particulière et distincte de toutes les autres. Or selon Spinosa, l'étendue en général est l'attribut d'une substance : d'un autre côté, il avoue avec les autres philosophes, que l'attribut d'une substance ne diffère point réellement de cette substance ; d'où il faut conclure que chaque partie de l'étendue est une substance particulière : ce qui ruine les fondements de tout le système de cet auteur. Pour excuser cette absurdité, Spinosa ne saurait dire que l'étendue en général est distincte de la substance de Dieu, car s'il le disait, il enseignerait que cette substance est en elle-même non-étendue ; elle n'eut donc jamais pu acquérir les trois dimensions, qu'en les créant, puisqu'il est visible que l'étendue ne peut sortir ou émaner d'un sujet non étendu, que par voie de création : or Spinosa ne croyait point que de rien ont put faire rien. Il est encore visible qu'une substance non étendue de sa nature, ne peut jamais devenir le sujet des trois dimensions : car comment serait-il possible de les placer sur ce point mathématique ? elles subsisteraient donc sans un sujet, elles seraient donc une substance ; de sorte que si cet auteur admettait une distinction réelle entre la substance de Dieu, et l'étendue en général, il serait obligé de dire que Dieu serait composé de deux substances distinctes l'une de l'autre, savoir de son être non-étendu, et de l'étendue : le voilà donc obligé à reconnaître que l'étendue et Dieu ne sont que la même chose ; et comme d'ailleurs, dans ses principes, il n'y a qu'une substance dans l'univers, il faut qu'il enseigne que l'étendue est un être simple, et aussi exempt de composition que les points mathématiques ; mais n'est-ce pas se moquer du monde que de soutenir cela ? est-il plus évident que le nombre millénaire est composé de mille unités, qu'il est évident qu'un corps de cent pouces est composé de cent parties réellement distinctes l'une de l'autre, qui ont chacune l'étendue d'un pouce ?

Pour se débarrasser d'une difficulté si pressante, Spinosa répond que l'étendue n'est pas composée de parties, mais de modifications. Mais a-t-il bien pu se promettre quelqu'avantage de ce changement de mot ? qu'il évite tant qu'il voudra le nom de partie, qu'il substitue tant qu'il voudra celui de modalité ou modification, que fait cela à l'affaire ? les idées que l'on attache au mot partie, s'effaceront-elles ? ne les appliquera-t-on pas au mot modification ? les signes et les caractères de différence sont-ils moins réels, ou moins évidents, quand on divise la matière en modifications, que quand on la divise en parties ? visions que tout cela : l'idée de la matière demeure toujours celle d'un être composé, celle d'un amas de plusieurs substances. Voici de quoi bien prouver cela.

Les modalités sont des êtres qui ne peuvent exister sans la substance qu'elles modifient, il faut donc que la substance se trouve par-tout où il y a des modalités, il faut même qu'elle se multiplie à proportion que les modifications incompatibles entr'elles se multiplient. Il est évident, nul spinosiste ne le peut nier, que la figure carrée, et la figure circulaire, sont incompatibles dans le même morceau de cire ; il faut donc nécessairement que la substance modifiée par la figure carrée ne soit pas la même substance que celle qui est modifiée par la figure ronde : autrement la figure carrée et la figure ronde se trouveraient en même temps dans un seul et même sujet : or cela est impossible.

2°. S'il est absurde de faire Dieu étendu, parce que c'est lui ôter sa simplicité, et le composer d'un nombre infini de parties, que dirons-nous, quand nous songerons que c'est le reduire à la condition de la nature la plus vile, en le faisant matériel, la matière étant le théâtre de toutes les corruptions et de tous les changements ? Les spinosistes soutiennent pourtant qu'elle ne souffre nulle division, mais ils soutiennent cela par la plus frivole, et par la plus froide chicanerie qui puisse se voir. Afin que la matière fût divisée, disent - ils, il faudrait que l'une de ses portions fût séparée des autres par des espaces vides : ce qui n'arrive jamais ; mais c'est très-mal définir la division. Nous sommes aussi réellement séparés de nos amis, lorsque l'intervalle qui nous sépare est occupé par d'autres hommes rangés de file, que s'il était plein de terre. On renverse donc et les idées et le langage, quand on nous soutient que la matière reduite en cendres et en fumée, ne souffre point de séparation ?

3°. Nous allons voir des absurdités encore plus monstrueuses, en considérant le dieu de Spinosa, comme le sujet de toutes les modifications de la pensée : c'est déjà une grande difficulté que de concilier l'étendue et la pensée dans une seule substance : et il ne s'agit point ici d'un alliage comme celui des métaux, ou comme celui de l'eau et du vin ; cela ne demande que la juxta-position : mais l'alliage de la pensée et de l'étendue doit être une identité. Je suis sur que si Spinosa avait trouvé un tel embarras dans une autre secte, il l'aurait jugée indigne de son attention ; mais il ne s'en est pas fait une affaire dans sa propre cause : tant il est vrai que ceux qui censurent le plus dédaigneusement les pensées des autres, sont fort indulgens envers eux-mêmes. Il se moquait sans doute du mystère de la Trinité, et il admirait qu'une infinité de gens osassent parler d'une nature formée de trois hypostases, lui, qui à proprement parler, donne à la nature divine autant de personnes qu'il y a de gens sur la terre ; il regardait comme des fous ceux qui admettant la transubstantiation, disent qu'un homme peut être tout-à-la-fais en plusieurs lieux, vivre à Paris, être mort à Rome, etc. lui qui soutient que la substance étendue, unique, et indivisible, est tout-à-la-fais par-tout, ici froide, ailleurs chaude, ici triste, ailleurs gaie, etc.

S'il y a quelque chose de certain et d'incontestable dans les connaissances humaines, c'est cette proposition-ci : on ne peut affirmer véritablement d'un même sujet, aux mêmes égards, et en même temps, deux termes qui sont opposés ; par exemple, on ne peut pas dire sans mentir, Pierre se porte bien, Pierre est fort malade. Les spinosistes ruinent cette idée, et la justifient de telle sorte, qu'on ne sait plus où ils pourront prendre le caractère de la vérité : car si de telles propositions étaient fausses, il n'y en a point qu'on put garantir pour vraies. Montrons que cet axiome est très-faux dans leur système, et posons d'abord pour maxime incontestable que tous les titres que l'on donne à ce sujet, pour signifier ou tout ce qu'il fait, ou tout ce qu'il souffre, conviennent proprement et physiquement à la substance, et non pas à ses accidents. Quand nous disons le fer est dur, le fer est pesant, il s'enfonce dans l'eau ; nous ne prétendons point dire que sa dureté est dure, que sa pesanteur est pesante, etc. ce langage serait très-impertinent ; nous voulons dire que la substance étendue qui le compose, résiste, qu'elle pese, qu'elle descend sous l'eau. De même quand nous disons qu'un homme nie, affirme, se fâche, caresse, loue, etc. nous faisons tomber tous ces attributs sur la substance même de son âme, et non pas sur ses pensées, entant qu'elles sont des accidents ou des modifications. S'il était donc vrai, comme le prétend Spinosa, que les hommes fussent des modalités de Dieu, on parlerait faussement quand on dirait, Pierre nie ceci, il veut ceci, il veut cela, il affirme une telle chose : car réellement, selon ce système, c'est Dieu qui nie, qui veut, qui affirme, et par conséquent toutes les dénominations qui résultent de toutes les pensées des hommes, tombent proprement et physiquement sur la substance de Dieu : d'où il s'ensuit que Dieu hait et aime, nie et affirme les mêmes choses, en même temps, et selon toutes les conditions requises, pour faire que la règle que nous avons rapportée touchant les termes opposés, soit fausse : car on ne saurait nier que selon toutes ces conditions prises en toute rigueur, certains hommes n'aiment et n'affirment, ce que d'autres hommes haïssent et nient. Passons plus avant : les termes contradictoires vouloir, et ne vouloir pas, conviennent, selon toutes ces conditions, en même temps, à différents hommes : il faut donc que dans le système de Spinosa, ils conviennent à cette substance unique et indivisible qu'on nomme Dieu. C'est donc Dieu qui forme en même temps l'acte de vouloir, et qui ne le forme pas à l'égard d'un même objet. On vérifie donc de lui deux termes contradictoires, ce qui est le renversement des premiers principes de la métaphysique : un cercle carré n'est pas plus une contradiction, qu'une substance qui aime et hait en même temps le même objet : voilà ce que c'est que la fausse délicatesse. Notre homme ne pouvait souffrir les moindres obscurités, ni du péripatétisme, ni du judaïsme, ni du christianisme, et il embrassait de tout son cœur une hypothése qui allie ensemble deux termes aussi opposés que la figure carrée et la circulaire, et qui fait qu'une infinité d'attributs discordants et incompatibles, et toute la variété et l'antipathie des pensées du genre humain se certifient tout à-la-fais, d'une seule et même substance très-simple et indivisible. On dit ordinairement, quot capita, tot sensus ; mais selon Spinosa, tous les sentiments de tous les hommes sont dans une seule tête. Rapporter simplement de telles choses, c'est les réfuter.

4°. Mais si c'est physiquement parlant, une absurdité prodigieuse, qu'un sujet simple et unique soit modifié en même-temps par les pensées de tous les hommes, c'est une abomination exécrable quand on considère ceci du côté de la morale.

Quoi donc ! l'être infini, l'être nécessaire, souverainement parfait, ne sera point ferme, constant, et immuable ? que dis-je, immuable ? il ne sera pas un moment le même ; ses pensées se succéderont les unes aux autres, sans fin et sans cesse ; la même bigarrure de passions et de sentiments ne se verra pas deux fois : cela est dur à digérer. Voici bien pis : cette mobilité continuelle gardera beaucoup d'uniformités en ce sens, que toujours pour une bonne pensée, l'être infini en aura de mille sortes, d'extravagantes, d'impures, d'abominables ; il produira en lui-même toutes les folies, toutes les réveries, toutes les saletés, toutes les iniquittés du genre humain ; il en sera non-seulement la cause efficiente, mais aussi le sujet passif ; il se joindra avec elles par l'union la plus intime que l'on puisse concevoir ; car c'est une union pénétrable, ou plutôt c'est une vraie identité, puisque le mode n'est point distinct réellement de la substance modifiée. Plusieurs grands philosophes ne pouvant comprendre qu'il soit compatible avec l'être souverainement bon, de souffrir que l'homme soit si méchant et si malheureux, ont supposé deux principes, l'un bon et l'autre mauvais ; et voici un philosophe qui trouve bon que Dieu soit bien lui-même et l'agent et le patient de tous les crimes, et de toutes les miseres de l'homme. Que les hommes se haïssent les uns les autres, qu'ils s'entr'assassinent au coin d'un bois, qu'ils s'assemblent en corps d'armée pour s'entretuer, que les vainqueurs mangent quelquefois les vaincus : cela se comprend, parce qu'ils sont distincts les uns des autres ; mais que les hommes n'étant que la modification du même être, n'y ayant par conséquent que Dieu qui agisse, et le même Dieu en nombre, qui se modifie en turc, en se modifiant en hongrois, il y ait des guerres et des batailles ; c'est ce qui surpasse tous les monstres et tous les dérèglements chimériques des plus folles têtes qu'on ait jamais enfermées dans les petites-maisons. Ainsi dans le système de Spinosa, tous ceux qui disent, les Allemands, ont tué dix mille Turcs, parlent mal et faussement, à moins qu'ils n'entendent, Dieu modifié en Allemand a tué Dieu modifié en dix mille Turcs ; et ainsi toutes les phrases par lesquelles on exprime ce que font les hommes les uns contre les autres, n'ont point d'autre sens véritable que celui-ci, Dieu se hait lui-même, il se demande des grâce à lui-même et se les refuse ; il se persécute, il se tue, il se mange, il se calomnie, il s'envoie sur l'échafaud. Cela serait moins inconcevable, si Spinosa s'était représenté Dieu comme un assemblage de plusieurs parties distinctes ; mais il l'a réduit à la plus parfaite simplicité, à l'unité de substance, à l'indivisibilité. Il débite donc les plus infâmes et les plus furieuses extravagances, et infiniment plus ridicules que celles des poètes touchant les dieux du paganisme.

5°. Encore deux objections. Il y a eu des philosophes assez impies pour nier qu'il y eut un Dieu, mais ils n'ont point poussé leur extravagance jusqu'à dire, que s'il existait, il ne serait point une nature parfaitement heureuse. Les plus grands Sceptiques de l'antiquité ont dit que tous les hommes ont une idée de Dieu, selon laquelle il est une nature vivante, heureuse, incorruptible, parfaite dans la félicité, et nullement susceptible de maux. C'était sans-doute une extravagance qui tenait de la folie, que de ne pas réunir dans sa nature divine l'immortalité et le bonheur. Plutarque réfute très-bien cette absurdité des Stoïques : mais quelque folle que fût cette rêverie des Stoïciens, elle n'ôtait point aux dieux leur bonheur pendant la vie. Les Spinosistes sont peut-être les seuls qui aient réduit la divinité à la misere. Or, quelle misere ? Quelquefois si grande, qu'il se jette dans le désespoir, et qu'il s'anéantirait s'il le pouvait ; il y tâche, il s'ôte tout ce qu'il peut s'ôter ; il se pend, il se précipite ne pouvant plus supporter la tristesse affreuse qui le dévore. Ce ne sont point ici des déclamations, c'est un langage exact et philosophique ; car si l'homme n'est qu'une modification, il ne fait rien : ce serait une phrase impertinente, boufonne, burlesque que de dire, la joie est gaie, la tristesse est triste. C'est une semblable phrase dans le système de Spinosa que d'affirmer, l'homme pense, l'homme s'afflige, l'homme se pend, etc. Toutes ces propositions doivent être dites de la substance dont l'homme n'est que le mode. Comment a-t-on pu s'imaginer qu'une nature indépendante qui existe par elle-même et qui possède des perfections infinies, soit sujette à tous les malheurs du genre humain ? Si quelqu'autre nature la contraignait à se donner du chagrin, à sentir de la douleur, on ne trouverait pas si étrange qu'elle employât son activité à se rendre malheureuse ; on dirait, il faut bien qu'elle obéisse à une force majeure : c'est apparemment pour éviter un plus grand mal, qu'elle se donne la gravelle, la colique, la fièvre chaude, la rage. Mais elle est seule dans l'univers, rien ne lui commande, rien ne l'exhorte, rien ne la prie. C'est sa propre nature, dit Spinosa, qui la porte à se donner elle-même en certaines circonstances un grand chagrin, et une douleur très-vive. Mais, lui répondrai-je, ne trouvez-vous pas quelque chose de monstrueux et d'inconcevable dans une telle fatalité ?

Les raisons très-fortes qui combattent la doctrine que nos âmes sont une portion de Dieu, ont encore plus de solidité contre Spinosa. On objecte à Pythagoras dans un ouvrage de Cicéron, qu'il résulte de cette doctrine trois faussetés évidentes ; 1°. que la nature divine serait déchirée en pièces ; 2°. qu'elle serait malheureuse autant de fois que les hommes ; 3°. que l'esprit humain n'ignorerait aucune chose, puisqu'il serait Dieu.

6°. Je voudrais savoir à qui il en veut, quand il rejette certaines doctrines, et qu'il en propose d'autres. Veut-il apprendre des vérités ? Veut-il réfuter des erreurs ? Mais est-il en droit de dire qu'il y a des erreurs ? Les pensées des philosophes ordinaires, celles des juifs, celles des chrétiens ne sont-elles pas des modes de l'être infini, aussi-bien que celles de son éthique ? Ne sont-elles pas des réalités aussi nécessaires à la perfection de l'univers que toutes les spéculations ? N'émanent-elles pas de la cause nécessaire ? Comment donc ose-t-il prétendre qu'il y a là quelque chose à rectifier ? En second lieu, ne prétend-il pas que la nature dont elles sont les modalités, agit nécessairement, qu'elle Ve toujours son grand chemin, qu'elle ne peut ni se détourner, ni s'arrêter, ni qu'étant unique dans l'univers, aucune cause extérieure ne l'arrêtera jamais, ni ne le redressera ? Il n'y a donc rien de plus inutîle que les leçons de ce philosophe ? C'est bien à lui qui n'est qu'une modification de substance à prescrire à l'Etre infini, ce qu'il faut faire. Cet être l'entendra-t-il ? Et s'il l'entendait, pourrait-il en profiter ? N'agit-il pas toujours selon toute l'étendue de ses forces, sans savoir ni où il va, ni ce qu'il fait ? Un homme, comme Spinosa, se tiendrait en repos, s'il raisonnait bien. S'il est possible qu'un tel dogme s'établisse, dirait-il, la nécessité de la nature l'établira sans mon ouvrage ; s'il n'est pas possible, tous mes écrits n'y feront rien.

Le système de Spinosa choque si visiblement la raison, que ses plus grands admirateurs reconnaissent que s'il avait enseigné les dogmes dont on l'accuse, il serait digne d'exécration ; mais ils prétendent qu'on ne l'a pas entendu. Leurs apologies, loin de le disculper, font voir clairement que les adversaires de Spinosa l'ont tellement confondu et abysmé, qu'il ne leur reste d'autre moyen de leur répliquer que celui dont les Jansénistes se sont servis contre les Jésuites, qui est de dire que son sentiment n'est pas tel qu'on le suppose : voilà à quoi se réduisent ses apologistes. Afin donc qu'on voie que personne ne saurait disputer à ses adversaires l'honneur du triomphe, il suffit de considérer qu'il a enseigné effectivement ce qu'on lui impute, et qu'il s'est contredit grossièrement et n'a su ce qu'il voulait. On lui fait un crime d'avoir dit que tous les êtres particuliers sont des modifications de Dieu. Il est manifeste que c'est sa doctrine, puisque sa proposition 14e est celle-ci, praeter Deum nulla dari neque concipi potest substantia, et qu'il assure dans la 15e, quidquid est, in Deo est, et nihil sine Deo neque esse neque concipi potest. Ce qu'il prouve par la raison que tout est mode ou substance, et que les modes ne peuvent exister ni être conçus sans la substance. Quand donc un apologiste de Spinosa parle de cette manière, s'il était vrai que Spinosa eut enseigné que tous les êtres particuliers sont des modes de la substance divine, la victoire de ses adversaires serait complete , et je ne voudrais pas la leur contester, je ne leur conteste que le fait, je ne crois pas que la doctrine qu'ils ont réfutée soit dans son livre. Quand, dis-je, un apologiste parle de la sorte, que lui manque-t-il ? qu'un aveu formel de la défaite de son héros ; car évidemment le dogme en question est dans la morale de Spinosa.

Il ne faut pas oublier que cet impie n'a point méconnu les dépendances inévitables de son système, car il s'est moqué de l'apparition des esprits, et il n'y a point de philosophie qui ait moins droit de la nier ; il doit reconnaître que tout pense dans la nature, et que l'homme n'est point la plus éclairée et la plus intelligente modification de l'univers : il doit donc admettre des démons. Quand on suppose qu'un esprit souverainement parfait a tiré les créatures du sein du néant, sans y être déterminé par sa nature, mais par un choix libre de son bon plaisir, on peut nier qu'il y ait des anges. Si vous demandez pourquoi un tel créateur n'a point produit d'autres esprits que l'âme de l'homme, on vous répondra, tel a été son bon plaisir, stat pro ratione voluntas : vous ne pourrez opposer rien de raisonnable à cette réponse, à-moins que vous ne prouviez le fait, c'est-à-dire qu'il y a des anges. Mais quand on suppose que le Créateur n'a point agi librement, et qu'il a épuisé sans choix ni règle toute l'étendue de sa puissance, et que d'ailleurs la pensée est l'un de ses attributs, on est ridicule si l'on soutient qu'il n'y a pas des démons. On doit croire que la pensée du Créateur s'est modifiée non-seulement dans le corps des hommes, mais aussi par tout l'univers, et qu'outre les animaux que nous connaissons, il y en a une infinité que nous ne connaissons pas, et qui nous surpassent en lumières et en malice, autant que nous surpassons, à cet égard, les chiens et les bœufs. Car ce serait la chose du monde la moins raisonnable que d'aller s'imaginer que l'esprit de l'homme est la modification la plus parfaite qu'un Etre infini, agissant selon toute l'étendue de ses forces, a pu produire. Nous ne concevons nulle liaison naturelle entre l'entendement et le cerveau, c'est pourquoi nous devons croire qu'une créature sans cerveau est aussi capable de penser, qu'une créature organisée comme nous le sommes. Qu'est-ce donc qui a pu porter Spinosa à nier ce que l'on dit des esprits ? Pourquoi a-t-il cru qu'il n'y a rien dans le monde qui soit capable d'exciter dans notre machine la vue d'un spectre, de faire du bruit dans une chambre, et de causer tous les phénomènes magiques dont les livres font mention ? Est-ce qu'il a cru que, pour produire ces effets, il faudrait avoir un corps aussi massif que celui de l'homme, et qu'en ce cas-là les démons ne pourraient pas subsister en l'air, ni entrer dans nos maisons, ni se dérober à nos yeux ? Mais cette pensée serait ridicule : la masse de chair dont nous sommes composés, est moins une aide qu'un obstacle à l'esprit et à la force : j'entends la force médiate, ou la faculté d'appliquer les instruments les plus propres à la production des grands effets. C'est de cette faculté que naissent les actions les plus surprenantes de l'homme ; mille et mille exemples le font voir. Un ingénieur, petit comme un nain, maigre, pâle, fait plus de choses que n'en feraient deux mille sauvages plus forts que Milon. Une machine animée plus petite dix mille fois qu'une fourmi, pourrait être plus capable de produire de grands effets qu'un éléphant : elle pourrait découvrir les parties insensibles des animaux et des plantes, et s'aller placer sur le siege des premiers ressorts de notre cerveau, et y ouvrir des valvules, dont l'effet serait que nous vissions des fantômes et entendissions du bruit. Si les Médecins connaissaient les premières fibres et les premières combinaisons des parties dans les végétaux, dans les minéraux, dans les animaux, ils connaitraient aussi les instruments propres à les déranger, et ils pourraient appliquer ces instruments comme il serait nécessaire pour produire de nouveaux arrangements qui convertiraient les bonnes viandes en poison, et les poisons en bonnes viandes. De tels médecins seraient sans comparaison plus habiles qu'Hippocrate ; et s'ils étaient assez petits pour entrer dans le cerveau et dans les viscères, ils guériraient qui ils voudraient, et ils causeraient aussi quand ils voudraient les plus étranges maladies qui se puissent voir. Tout se réduit à cette question ; est-il possible qu'une modification invisible ait plus de lumières que l'homme et plus de méchanceté ? Si Spinosa prend la négative, il ignore les conséquences de son hypothèse, et se conduit témérairement et sans principes.

S'il eut raisonné conséquemment, il n'eut pas aussi traité de chimérique la peur des enfers. Qu'on croye tant qu'on voudra que cet univers n'est point l'ouvrage de Dieu, et qu'il n'est point dirigé par une nature simple, spirituelle et distincte de tous les corps, il faut pour le moins que l'on avoue qu'il y a certaines choses qui ont de l'intelligence et des volontés, et qui sont jalouses de leur pouvoir, qui exercent leur autorité sur les autres, qui leur commandent ceci ou cela, qui les châtient, qui les maltraitent, qui se vengent sévérement. La terre n'est - elle pas pleine de ces sortes de choses ? Chaque homme ne le sait-il pas par expérience ? De s'imaginer que tous les êtres de cette nature se soient trouvés précisément sur la terre, qui n'est qu'un point en comparaison de ce monde, c'est assurément une pensée tout - à - fait déraisonnable. La raison, l'esprit, l'ambition, la haine, seraient plutôt sur la terre que par-tout ailleurs. Pourquoi cela ? En pourrait - on donner une cause bonne ou mauvaise ? Je ne le crois pas. Nos yeux nous portent à être persuadés que ces espaces immenses, que nous appelons le ciel, où il se fait des mouvements si rapides et si actifs, sont aussi capables que la terre de former des hommes, et aussi dignes que la terre d'être partagés en plusieurs dominations. Nous ne savons pas ce qui s'y passe ; mais si nous ne consultons que la raison, il nous faudra croire qu'il est très-probable, ou du-moins possible, qu'il s'y trouve des êtres puissants qui étendent leur empire, aussi-bien que leur lumière sur notre monde. Nous sommes peut-être une portion de leur seigneurie : ils font des lois, ils nous les révelent par les lumières de la conscience, et ils se fâchent violemment contre ceux qui les transgressent. Il suffit que cela soit possible pour jeter dans l'inquiétude les athées, et il n'y a qu'un bon moyen de ne rien craindre, c'est de croire la mortalité de l'âme. On échapperait par-là à la colere de ces esprits, mais autrement ils pourraient être plus redoutables que Dieu lui-même. En mourant on pourrait tomber sous le pouvoir de quelque maître farouche, c'est en vain qu'ils espéreraient d'en être quittes pour quelques années de tourment. Une nature bornée peut n'avoir aucune sorte de perfection morale, ne suivre que son caprice et sa passion dans les peines qu'elle inflige. Elle peut bien ressembler à nos Phalaris et à nos Nérons, gens capables de laisser leur ennemi dans un cachot éternellement, s'ils avaient pu posséder une autorité éternelle. Espérera-t-on que les êtres malfaisants ne dureront pas toujours ? Mais combien y a-t-il d'athées qui prétendent que le soleil n'a jamais eu de commencement, et qu'il n'aura point de fin ?

Pour appliquer tout ceci à un spinosiste, souvenons-nous qu'il est obligé par son principe à reconnaître l'immortalité de l'âme, car il se regarde comme la modalité d'un être essentiellement pensant ; souvenons-nous qu'il ne peut nier qu'il n'y ait des modalités qui se fâchent contre les autres, qui les mettent à la gêne, à la question, qui font durer leurs tourments autant qu'elles peuvent, qui les envoyent aux galeres pour toute leur vie, et qui feraient durer ce supplice éternellement si la mort n'y mettait ordre de part et d'autre. Tibere et Caligula, monstres affamés de carnages, en sont des exemples illustres. Souvenons-nous qu'un spinosiste se rend ridicule, s'il n'avoue que tout l'univers est rempli de modalités ambitieuses, chagrines, jalouses, cruelles. Souvenons - nous enfin que l'essence des modalités humaines ne consiste pas à porter de grosses pièces de chair. Socrate était Socrate le jour de sa conception ou peu après ; tout ce qu'il avait en ce temps-là peut subsister en son entier après qu'une maladie mortelle a fait cesser la circulation du sang et le mouvement du cœur dans la matière dont il s'était agrandi : il est donc après sa mort la même modalité qu'il était pendant sa vie, à ne considérer que l'essentiel de sa personne ; il n'échappa donc point par la mort à la justice, ou au caprice de ses persécuteurs invisibles. Ils peuvent le suivre partout où il ira, et le maltraiter sous les formes visibles qu'il pourra acquérir.

M. Bayle appliqué sans-cesse à faire voir l'inexactitude des idées des partisans de Spinosa, prétend que toutes leurs disputes sur les miracles n'est qu'un misérable jeu de mots, et qu'ils ignorent les conséquences de leur système, s'ils en nient la possibilité. Pour faire voir, dit-il, leur mauvaise foi, et leurs allusions sur cette matière, il suffit de dire que quand ils rejettent la possibilité des miracles, ils alleguent cette raison, c'est que Dieu et la nature sont le même être : de sorte que si Dieu faisait quelque chose contre les lois de la nature, il ferait quelque chose contre lui-même, ce qui est impossible. Parlez nettement et sans équivoque, dites que les lois de la nature n'ayant pas été faites par un législateur libre, et qui connut ce qu'il faisait, mais étant l'action d'une cause aveugle et nécessaire, rien ne peut arriver qui soit contraire à ces lois. Vous alléguerez alors contre les miracles votre propre thèse : ce sera la pétition du principe, mais au-moins vous parlerez rondement. Tirons-les de cette généralité, demandons-leur ce qu'ils pensent des miracles rapportés dans l'Ecriture. Ils en nieront absolument tout ce qu'ils n'en pourront pas attribuer à quelque tour de souplesse. Laissons-leur passer le front d'airain qu'il faut avoir pour s'inscrire en faux contre des faits de cette nature, attaquons-les par leurs principes. Ne dites-vous pas que la puissance de la nature est infinie ? et la serait-elle s'il n'y avait rien dans l'univers qui put redonner la vie à un homme mort ? la serait-elle s'il n'y avait qu'un seul moyen de former des hommes, celui de la génération ordinaire ? Ne dites pas que la connaissance de la nature est infinie. Vous niez cet entendement divin, où, selon nous, la connaissance de tous les êtres possibles est réunie ; mais en dispersant la connaissance, vous ne niez point son infinité. Vous devez donc dire que la nature connait toutes choses, à-peu-près comme nous disons que l'homme entend toutes les langues. Un seul homme ne les entend pas toutes, mais les uns entendent celle-ci et les autres celle-là. Pouvez-vous nier que l'univers ne contienne rien qui connaisse la construction de notre corps ? Si cela était, vous tomberiez en contradiction, vous ne reconnoitriez plus que la connaissance de Dieu fût partagée en une infinité de manières : l'artifice de nos organes ne lui serait point connu. Avouez donc, si vous voulez raisonner conséquemment, qu'il y a quelque modification qui le connait ; avouez qu'il est très-possible à la nature de ressusciter un mort, et que votre maître confondait lui-même ses idées, ignorait les suites de son principe lorsqu'il disait, que s'il eut pu se persuader la résurrection du Lazare, il aurait brisé en pièces tout son système, il aurait embrassé sans répugnance la foi ordinaire des Chrétiens. Cela suffit pour prouver à ces gens-là qu'ils démentent leurs hypothèses lorsqu'ils nient la possibilité des miracles, je veux dire, afin d'ôter toute équivoque, la possibilité des événements racontés dans l'Ecriture.

Plusieurs personnes ont prétendu que M. Bayle n'avait nullement compris la doctrine de Spinosa, ce qui doit paraitre bien étrange d'un esprit aussi subtil et aussi pénétrant. M. Bayle a prouvé, mais aux dépens de ce système qu'il l'avait parfaitement compris. Il lui a porté de nouveaux coups que n'ont pu parer les spinosistes. Voici comme il raisonne. J'attribue à Spinosa d'avoir enseigné, 1°. qu'il n'y a qu'une substance dans l'univers ; 2°. que cette substance est Dieu ; 3°. que tous les êtres particuliers, le soleil, la lune, les plantes, les bêtes, les hommes, leurs mouvements, leurs idées, leurs imaginations, leurs désirs, sont des modifications de Dieu. Je demande présentement aux spinosistes, votre maître a-t-il enseigné cela, ou ne l'a-t-il pas enseigné ? S'il l'a enseigné, on ne peut point dire que mes objections aient le défaut qu'on nomme ignoratio elenchi, ignorance de l'état de la question. Car elles supposent que telle a été sa doctrine, et ne l'attaquent que sur ce pié-là. Je suis donc hors d'affaire, et l'on se trompe toutes les fois que l'on débite que j'ai refuté ce que je n'ai pas compris. Si vous dites que Spinosa n'a point enseigné les trois doctrines ci-dessus articulées, je vous demande, pourquoi donc s'exprimait-il comme ceux qui auraient eu la plus forte passion de persuader au lecteur qu'ils enseignaient ces trois choses ? Est-il beau et louable de se servir du style commun, sans attacher aux paroles les mêmes idées que les autres hommes, et sans avertir du sens nouveau auquel on les prend ? Mais pour discuter un peu ceci, cherchons où peut être la méprise. Ce n'est pas à l'égard du mot substance que je me serais abusé, car ce n'ai point combattu le sentiment de Spinosa sur ce point-là, je lui ai laissé passer ce qu'il suppose que pour mériter le nom de substance il faut être indépendant de toute cause, ou exister par soi-même éternellement nécessairement. Je ne pense pas que j'aie pu m'abuser en lui imputant de dire, qu'il n'y a que Dieu qui ait la nature de substance. S'il y avait donc de l'abus dans mes objections, il consisterait uniquement en ce que j'aurais entendu par modalités, modifications, modes, ce que Spinosa n'a point voulu signifier par ces mots-là, mais encore un coup, si je m'y étais abusé, ce serait sa faute. J'ai pris ces termes comme on les a toujours entendus. La doctrine générale des philosophes est que l'idée d'être contient sous soi immédiatement deux espèces, la substance et l'accident, et que la substance subsiste par elle-même, ens per se subsistens, et que l'accident subsiste dans un autre, ens in alio. Or subsister par soi, dans leurs idées, c'est ne dépendre que de quelque sujet d'inhésion ; et comme cela convient, selon eux, à la matière, aux anges, à l'âme de l'homme, ils admettent deux sortes de substances, l'une incréée, l'autre créée, et ils subdivisent en deux espèces la substance créée ; l'une de ces deux espèces est la matière, l'autre est notre âme. Pour ce qui regarde l'accident, il dépend si essentiellement de son sujet d'inhésion, qu'il ne saurait subsister sans lui ; c'est son caractère spécifique. Descartes l'a toujours ainsi entendu. Or puisque Spinosa avait été grand cartésien, la raison veut que l'on croie qu'il a donné à ces termes là le même sens que Descartes. Si cela est, il n'entend par modification de substance qu'une façon d'être qui a la même relation à la substance par la figure, le mouvement, le repos, la situation à la matière, etc. que la douleur, l'affirmation, l'amour, etc. à l'âme de l'homme : car voilà ce que les Cartésiens appellent modes. Mais en supposant une fois que la substance est ce qui existe de soi, indépendamment de toute cause efficiente, il n'a pas dû dire que la matière, ni que les hommes fussent des substances ; et puisque, selon la doctrine commune, il ne divisait l'être qu'en deux espèces, savoir en substance et en modification de substance, il a dû dire que la matière, et que l'âme des hommes n'étaient que des modifications de substance, qu'il n'y a qu'une seule substance dans l'univers, et que cette substance est Dieu. Il ne sera plus question que de savoir s'il subdivise en deux espèces la modification de substance. En cas qu'il se serve de cette subdivision, et qu'il veuille que l'une de ces deux espèces soit ce que les cartésiens et les autres philosophes chrétiens nomment substance créée, et que l'autre espèce soit ce qu'ils nomment accident ou mode, il n'y aura plus qu'une dispute de mot entre lui et eux, et il sera très-aisé de ramener à l'orthodoxie tout son système, et de faire évanouir toute sa secte ; car on ne veut être spinosiste qu'à cause qu'on croit qu'il a renversé de fond en comble le système des Chrétiens et l'existence d'un Dieu immatériel et gouvernant toutes choses avec une souveraine liberté. D'où nous pouvons conclure en passant, que les spinosistes et leurs adversaires s'accordent parfaitement bien dans le sens du mot modification de substance. Ils croient les uns les autres que Spinosa ne s'en est servi que pour désigner un être qui a la même nature que ce que les Cartésiens appellent mode, et qu'il n'a jamais entendu par ce mot là un être qui eut les propriétés ou la nature de ce que nous appelons substance créée.

Si l'on veut toucher la question au vif, voici comme on doit raisonner avec un spinosiste. Le vrai et le propre caractère de la modification convient-il à la matière par rapport à Dieu, ou ne lui convient-il point ? Avant de me répondre, attendez que je vous explique par des exemples ce que c'est que le caractère propre de la modification. C'est d'être dans un sujet de la manière que le mouvement est dans le corps et la pensée dans l'âme de l'homme. Il ne suffit pas pour être une modification de la substance divine, de subsister dans l'immensité de Dieu, d'en être pénétré, entouré de toutes parts, d'exister par la vertu de Dieu, de ne pouvoir exister ni sans lui, ni hors de lui. Il faut de plus que la substance divine soit le sujet d'inhérence d'une chose, tout comme selon l'opinion commune l'âme humaine est le sujet d'inhérence du sentiment et de la douleur, et le corps le sujet d'inhérence du mouvement, du repos et de la figure. Répondez présentement ; et si vous dites que, selon Spinosa, la substance de Dieu n'est pas de cette manière, le sujet d'inhérence de cette étendue, ni du mouvement, ni des pensées humaines ; je vous avouerai que vous en faites un philosophe orthodoxe qui n'a nullement mérité qu'on lui fit les objections qu'on lui a faites, et qui méritait seulement qu'on lui reprochât de s'être fort tourmenté pour embarrasser une doctrine que tout le monde savait, et pour forger un nouveau système, qui n'était bâti que sur l'équivoque d'un mot. Si vous dites qu'il a prétendu que la substance divine est le sujet d'inhérence de la matière et de toutes les diversités de l'étendue et de la pensée, au même sens que, selon Descartes, l'étendue est le sujet d'inhérence du mouvement, l'âme de l'homme est le sujet d'inhérence des sensations et des passions ; j'ai tout ce que je demande, c'est ainsi que j'ai entendu Spinosa, c'est là-dessus que toutes mes objections sont fondées.

Le précis de tout ceci est une question de fait touchant le vrai sens du mot modification dans le système de Spinosa. Le faut-il prendre pour la même chose qu'une substance créée, ou le faut-il prendre au sens qu'il a dans le système de M. Descartes ? Je crois que le bon parti est le dernier, car dans l'autre sens Spinosa aurait reconnu des créatures distinctes de la substance divine, qui eussent été faites ou de rien ou d'une manière distincte de Dieu. Or il serait facîle de prouver par un grand nombre de passages de ses livres, qui n'admet ni l'une, ni l'autre de ces deux choses. L'étendue, selon lui, est un attribut de Dieu. Il s'ensuit de-là que Dieu essentiellement, éternellement, nécessairement est une substance étendue, et que l'étendue lui est aussi propre que l'existence ; d'où il résulte que les diversités particulières de l'étendue, qui sont le soleil, la terre, les arbres, les corps des bêtes, les corps des hommes sont en Dieu, comme les philosophes de l'école supposent qu'elles sont dans la matière première. Or si ces philosophes supposaient que la matière première est une substance simple et parfaitement unique, ils concluraient que le soleil et la terre sont réellement la même substance. Il faut donc que Spinosa conclue la même chose. S'il ne disait pas que le soleil est composé de l'étendue de Dieu, il faudrait qu'il avouât que l'étendue du soleil a été faite de rien ; mais il nie la création : il est donc obligé de dire que la substance de Dieu est la cause matérielle du soleil, ce qui compose le soleil, subjectum ex quo ; et par conséquent que le soleil n'est pas distingué de Dieu, que c'est Dieu lui - même, et Dieu tout entier, puisque, selon lui, Dieu n'est point un être composé de parties. Supposons pour un moment qu'une masse d'or ait la force de se convertir en assiettes, en plats, en chandeliers, en écuelles, etc. elle ne sera point distincte de ces assiettes et de ces plats : et si l'on ajoute qu'elle est une masse simple et non composée de parties, il sera certain qu'elle est toute dans chaque assiette et dans chaque chandelier ; car si elle n'y était point toute, elle serait partagée en diverses pièces ; elle serait donc composée de parties, ce qui est contre la supposition. Alors ces propositions réciproques ou convertibles seraient véritables, le chandelier est la masse d'or, la masse d'or est le chandelier. Voilà l'image du Dieu de Spinosa, il a la force de se changer ou de se modifier en terre, en lune, en mer, en arbre, etc. et il est absolument un, et sans nulle composition de parties. Il est donc vrai qu'on peut assurer que la terre est Dieu, que la lune est Dieu, que la terre est Dieu tout entier, que la lune l'est aussi, que Dieu est la terre, que Dieu tout entier est la lune.

On ne peut trouver que ces trois manières, selon lesquelles les modifications de Spinosa soient en Dieu ; mais aucune de ces manières n'est ce que les autres philosophes disent de la substance créée. Elle est en Dieu, disent-ils, comme dans sa cause efficiente, et par conséquent elle est distincte de Dieu réellement et totalement. Mais, selon Spinosa, les créatures sont en Dieu, ou comme l'effet dans la cause materielle, ou comme l'accident dans son sujet d'inhésion, ou comme la forme du chandelier dans l'étain dont on le compose. Le soleil, la lune, les arbres en tant que ce sont des choses à trois dimensions, sont en Dieu comme dans la cause matérielle dont leur étendue est composée : il y a donc identité entre Dieu et le soleil, etc. Les mêmes arbres en tant qu'ils ont une forme qui les distingue des pierres, sont en Dieu, comme la forme du chandelier est dans l'étain. Etre chandelier n'est qu'une manière d'être de l'étain. Le mouvement des corps et des pensées des hommes sont en Dieu, comme les accidents des péripatéticiens sont dans sa substance créée. Ce sont des entités inhérentes à leur sujet, et qui n'en sont point composées, et qui n'en font point partie.

Un apologiste de Spinosa soutient que ce philosophe n'attribue point à Dieu l'étendue corporelle, mais seulement une étendue intelligible, et qui n'est point imaginable. Mais si l'étendue des corps que nous voyons et que nous imaginons n'est point l'étendue de Dieu, d'où est-elle venue, comment a-t-elle été faite ? Si elle a été produite de rien, Spinosa est orthodoxe, son système devient nul. Si elle a été produite de l'étendue intelligible de Dieu, c'est encore une vraie création, car l'étendue intelligible n'étant qu'une idée, et n'ayant point réellement les trois dimensions, ne peut point fournir l'étoffe ou la matière de l'étendue formellement existante hors de l'entendement. Outre que si l'on distingue deux espèces d'étendue, l'une intelligible, qui appartient à Dieu, l'autre imaginable, qui appartient aux corps, il faudra aussi admettre deux sujets de ces étendues distincts l'un de l'autre, et alors l'unité de substance est renversée, tout l'édifice de Spinosa Ve par terre.

M. Bayle, comme on peut le voir par tout ce que nous avons dit, s'est principalement attaché à la supposition que l'étendue n'est pas un être composé, mais une substance unique en nombre. La raison qu'il en donne, c'est que les spinosistes témoignent que ce n'est pas là en quoi consistent les difficultés. Ils croient qu'on les embarrasse beaucoup plus, lorsqu'on leur demande comment la pensée et l'étendue se peuvent unir dans une même substance. Il y a quelque bizarrerie là-dedans. Car s'il est certain par les notions de notre esprit que l'étendue et la pensée n'ont aucune affinité l'une avec l'autre, il est encore plus évident que l'étendue est composée de parties réellement distinctes l'une de l'autre, et néanmoins ils comprennent mieux la première difficulté que la seconde, et ils traitent celle-ci de bagatelle en comparaison de l'autre. M. Bayle les ayant si bien battus par l'endroit de leur système, qu'ils pensaient n'avoir pas besoin d'être secourus, comment repousseront-ils les attaques aux endroits faibles ? Ce qui doit surprendre, c'est que Spinosa respectant si peu la raison et l'évidence, ait eu des partisans et des sectateurs de son système. C'est sa méthode spécieuse qui les a trompés, et non pas, comme il arrive quelquefois, un éclat de principes séduisans. Ils ont cru que celui qui employait la géométrie, qui procédait par axiomes, par définitions, par théoremes et par lemmes, suivait trop bien la marche de la vérité, pour ne trouver que l'erreur au lieu d'elle. Ils ont jugé du fond sur les apparences, décision précipitée qu'inspire notre paresse. Ils n'ont pas Ve que ces axiomes n'étaient que des propositions très-vagues, très-incertaines, que ces définitions étaient inexactes, bizarres et défectueuses, que leur chef allait enfin au milieu des parallogismes où sa présomption et ses fantaisies le conduisaient.

Le premier point d'égarement, qui est la source de l'erreur, se trouve dans la définition que Spinosa donne de la substance. J'entends par la substance, dit-il, ce qui est en soi et est conçu par soi-même, c'est-à-dire, ce dont la corruption n'a pas besoin de la conception d'une autre chose dont elle doive être formée. Cette définition est captieuse, car elle peut recevoir un sens vrai et faux : ou Spinosa définit la substance par rapport aux accidents, ou par rapport à l'existence ; or de quelque manière qu'il la définisse, sa définition est fausse, ou du moins lui devient inutile. Car 1°. s'il définit la substance par rapport aux accidents, on pourra conclure de cette définition que la substance est un être qui subsiste par lui-même indépendamment d'un sujet d'inhésion. Or Spinosa ne peut faire servir une telle définition à démontrer qu'il n'y a dans le monde qu'une seule et unique substance. Il est évident que les arbres, les pierres, les anges, les hommes existent indépendamment d'un sujet d'inhérence. 2°. Si Spinosa définit la substance par rapport à l'existence, sa définition est encore fausse. Cette définition bien entendue, signifie que la substance est une chose, dont l'idée ne dépend point d'une autre idée, et qui ne suppose rien qui l'ait formée, mais renferme une existence nécessaire ; or cette définition est fausse, car ou Spinosa veut dire par ce langage mystérieux, que l'idée même de la substance, autrement l'essence et la définition de la substance, est indépendante de toute cause, ou bien que la substance existante subsiste tellement par elle-même qu'elle ne peut dépendre d'aucune cause. Le premier sens est trop ridicule, et d'ailleurs trop inutîle à Spinosa, pour croire qu'il l'ait eu dans l'esprit ; car ce sens se reduirait à dire, que la définition de la substance ne peut produire une autre définition de substance, ce qui est absurde et impertinent. Quelque peu conséquent que soit Spinosa, je ne croirai jamais qu'il emploie une telle définition de la substance, pour prouver qu'une substance n'en peut produire une autre, comme si cela était impossible ; sous prétexte qu'une définition de substance ne peut produire une autre définition de substance. Il faut donc que Spinosa, par sa définition entortillée de la substance, ait voulu dire que la substance existe tellement par elle - même, qu'elle ne peut dépendre d'aucune cause. Or c'est cette définition que tous les philosophes attaquent. Ils vous diront bien que la définition de la substance est simple et indivisible, surtout si on la considère par opposition au néant ; mais ils vous nieront qu'il n'y ait qu'une substance. Autre chose est de dire qu'il n'y a qu'une seule définition de substance, et autre chose, qu'il n'y a qu'une substance.

En mettant à-part les idées de métaphysique, et ces noms d'essence, d'existence, de substance, qui n'ont aucune distinction réelle entr'elles, mais seulement dans les diverses conceptions de l'entendement ; il faudra, pour parler plus intelligiblement et plus humainement, dire, que puisqu'il y a deux sortes d'existences, l'une nécessaire, et l'autre contingente, il y a aussi de toute nécessité deux sortes de substances, l'une qui existe nécessairement, et qui est Dieu, et l'autre qui n'a qu'une existence empruntée de ce premier être, et de laquelle elle ne jouit que par sa vertu, qui sont les créatures. La définition de Spinosa ne vaut donc rien du tout ; elle confond ce qui doit être nécessairement distingué, l'essence, qu'il nomme substance, avec l'existence. La définition qu'il apporte pour prouver qu'une substance n'en peut produire une autre, est aussi ridicule que ce raisonnement qu'on ferait pour prouver qu'un homme est un cercle : Par homme, j'entends une figure ronde ; or le cercle est une figure ronde, donc l'homme est un cercle. Car voici comme raisonne Spinosa : il me plait d'entendre par substance ce qui n'a point de cause ; or ce qui est produit par un autre a une cause, donc une substance ne peut être produite par une autre substance.

La définition qu'il donne du fini et de l'infini n'est pas plus heureuse. Une chose est finie, selon lui, quand elle peut être terminée par une chose de la même nature. Ainsi un corps est dit fini, parce que nous en concevons un plus grand que lui ; ainsi la pensée est terminée par une autre pensée. Mais le corps n'est point terminé par la pensée, ainsi que la pensée ne l'est point par le corps. On peut supposer deux sujets différents, dont l'un ait une connaissance infinie d'un objet, et l'autre n'en ait qu'une connaissance finie. La connaissance infinie du premier ne donne point l'exclusion à la connaissance finie du second. De ce qu'un être connait toutes les propriétés et tous les rapports d'une chose, ce n'est pas une raison, pour qu'un autre n'en puisse du - moins saisir quelques rapports et quelques propriétés. Mais, dira Spinosa, les degrés de connaissance qui se trouvent dans l'être fini, n'étant point ajoutés à cette connaissance que nous supposons infinie, elle ne peut pas l'être. Pour répondre à cette objection, qui n'est qu'une pure équivoque, je demande, si les degrés de la connaissance finie ne se trouvent pas dans la connaissance infinie, on ne saurait le nier. Ce ne serait pas à la vérité les mêmes degrés numériques, mais ce seront les mêmes spécifiquement, c'est-à-dire, qu'ils seront semblables. Or il n'en faut pas davantage pour la connaissance infinie. Quant aux degrés infinis dont elle est composée, on ajouterait encore tous les degrés qui se trouvent épars et désunis dans toutes les connaissances finies, elle n'en deviendrait pas plus parfaite ni plus étendue. Si j'avais précisément le même fonds de connaissances que vous sur quelqu'objet, en deviendrais - je plus habîle et mes lumières plus étendues, parce qu'on ajouterait vos connaissances numériques à celles que je possède déjà ? Vos connaissances étant absolument semblables aux miennes, cette répétition de la même science ne me rendrait pas plus savant. Donc une connaissance infinie n'exige point les degrés finis des autres connaissances ; donc une chose n'est pas précisément finie, parce qu'il existe d'autres êtres de la même nature.

Ses raisonnements sur l'infini ne sont pas plus justes. Il appelle infini, ce dont on ne peut rien nier, et ce qui renferme en soi formellement toutes les réalités possibles. Si on lui passe cette définition, il est clair qu'il lui sera aisé de prouver qu'il n'y a dans le monde qu'une substance unique, et que cette substance est Dieu, et que toutes choses sont les modes de cette substance. Mais comme il n'a pas prouvé cette définition, tout ce qu'il bâtit dessus, n'a qu'un fondement ruineux. Pour que Dieu soit infini, il n'est pas nécessaire qu'il renferme en lui toutes les réalités possibles qui sont finies et bornées, mais seulement les réalités et perfections possibles qui sont immenses et infinies : ou, si l'on veut, pour parler le langage ordinaire de l'école, qu'il renferme éminemment toutes les réalités et les perfections possibles ; c'est - à - dire, que toutes les perfections et réalités qui se rencontrent dans les individus de chaque être que Dieu peut former, se trouvent en lui dans un degré éminent et souverain : d'où il ne s'ensuit pas que la substance de Dieu renferme la substance des individus sortis de ses mains.

Les axiomes de Spinosa ne sont pas moins faux et captieux que ses définitions : choisissons ces deux qui sont les principaux : La connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause, et la renferme nécessairement : Des choses qui n'ont rien de commun entre elles, ne peuvent servir à se faire connaître mutuellement. On sent tout-d'un-coup le captieux de ces deux axiomes ; et pour commencer par le premier, voici comme je raisonne. On peut considérer l'effet de deux manières, en-tant qu'il est formellement un effet, ou matériellement, c'est-à-dire, tout simplement, entant qu'il est en lui-même. Il est vrai que l'effet considéré formellement comme effet, ne peut être connu séparément de la cause, selon cet axiome des écoles, correlata sunt simul cognitione. Mais si vous prenez l'effet en lui-même, il peut être connu par lui-même. L'axiome de Spinosa est donc captieux, en ce qu'il ne distingue pas entre les différentes manières dont on peut envisager l'effet. D'ailleurs, quand Spinosa dit que la connaissance de l'effet dépend de la connaissance de la cause et qu'elle la renferme, veut - il dire que la connaissance de l'effet entraîne nécessairement une connaissance parfaite de la cause ? Mais en ce sens, l'axiome est très-faux, puisque l'effet ne contient pas toutes les perfections de la cause, qu'il peut avoir une nature très-différente de la sienne : savoir si la cause agit par sa seule volonté ; car tel sera l'effet qu'il plaira à la volonté de le produire. Mais si Spinosa prétend seulement que l'idée de l'effet est relative à l'idée de la cause, l'axiome de Spinosa est vrai alors, mais inutîle au but qu'il se propose ; car, en partant de ce principe, il ne trouvera jamais qu'une substance n'en puisse produire une autre dont la nature et les attributs seront différents. Je dis plus : de ce que l'idée de l'effet est relative à l'idée de la cause, il s'ensuit dans les principes de Spinosa, qu'une substance douée d'attributs différents peut être la cause d'une autre substance. Car Spinosa reconnait que deux choses dont l'une est cause de l'autre, servent mutuellement à se faire connaître : or, si l'idée de l'effet est relative à l'idée de la cause, il est évident que deux substances de différent attribut pourront se faire connaître réciproquement, pourvu que l'une soit la cause de l'autre, non pas qu'elles aient une même nature et les mêmes attributs, puisqu'on les suppose différents ; mais par le rapport qu'il y a de la cause à l'effet. Pour l'autre axiome, il n'est pas moins faux que le précédent : car, quand Spinosa dit, que les choses qui n'ont rien de commun entre elles, ne peuvent servir à se faire connaître réciproquement ; par le mot de commun, il entend une même nature spécifique. Or l'axiome pris en ce sens, est très-faux ; puisque, soit les attributs génériques, soit la relation de la cause à l'effet, peuvent les faire connaître les uns par les autres.

Examinons maintenant les principales propositions qui forment le système de Spinosa. Il dit dans sa seconde, que deux substances ayant des attributs différents, n'ont rien de commun entr'elles. Dans la démonstration de cette proposition, il n'allegue d'autre preuve que la définition qu'il a donnée de la substance, laquelle étant fausse, on n'en peut rien légitimement conclure, et par conséquent cette proposition est nulle. Mais afin d'en faire mieux comprendre le faux, il n'y a qu'à considérer l'existence et l'essence d'une chose pour découvrir ce sophisme. Car, puisque Spinosa convient qu'il y a deux sortes d'existence, l'une nécessaire et l'autre qui ne l'est pas ; il s'ensuit que deux substances qui auront différents attributs, comme l'étendue et la pensée, conviendront entr'elles dans une existence de même espèce, c'est-à-dire, qu'elles seront semblables en ce que l'une et l'autre n'existeront pas nécessairement, mais seulement par la vertu d'une cause qui les aura produites. Deux essences ou deux substances parfaitement semblables dans leurs propriétés essentielles, seront différentes, en ce que l'existence de l'une aura précédé celle de l'autre, ou en ce que l'une n'est pas l'autre. Quand Pierre serait semblable à Jean en toutes choses, ils sont différents, en ce que Pierre n'est pas Jean, et que Jean n'est pas Pierre. Si Spinosa dit quelque chose de concevable, cela ne peut avoir de fondement et de vraisemblance, que par rapport à des idées métaphysiques qui ne mettent rien de réel dans la nature. Tantôt Spinosa confond l'espèce avec l'individu, et tantôt l'individu avec l'espèce.

Mais, dira-t-on, Spinosa parle de la substance précisément, et considérée en elle-même. Suivons donc Spinosa. Je rapporte la définition de la substance à l'existence ; et je dis, si cette substance n'existe pas, ce n'est qu'une idée, une définition qui ne met rien dans l'être des choses ; si elle existe, alors l'esprit et le corps conviennent en substance et en existence. Mais, selon Spinosa, qui dit une substance, dit une chose qui existe nécessairement. Je réponds que cela n'est pas vrai, et que l'existence n'est pas plus renfermée dans la définition de la substance en général que dans la définition de l'homme. Enfin, on dit, et c'est ici le dernier retranchement, que la substance est un être qui subsiste par lui-même. Voici donc où est l'équivoque ; car puisque le système de Spinosa n'est fondé uniquement que sur cette définition avant qu'il puisse argumenter et tirer des conséquences de cette définition, il faut préalablement convenir avec moi du sens de la définition. Or, quand je définis la substance un être qui subsiste par lui-même, ce n'est pas pour dire qu'il existe nécessairement, je n'en ai pas la pensée ; c'est uniquement pour la distinguer des accidents qui ne peuvent exister que dans la substance et par la vertu de la substance. On voit donc que tout ce système de Spinosa, cette fastueuse démonstration n'est fondée que sur une équivoque frivole et facîle à dissiper.

La troisième proposition de Spinosa est que dans les choses qui n'ont rien de commun entr'elles, l'une ne peut être la cause de l'autre. Cette proposition, à l'expliquer précisément, est aussi fausse ; ou dans le seul sens véritable qu'elle peut avoir, on n'en peut rien conclure. Elle est fausse dans toutes les causes morales et occasionnelles. Le son du nom de Dieu n'a rien de commun avec l'idée du créateur qu'il produit dans mon esprit. Un malheur arrivé à mon ami n'a rien de commun avec la tristesse que j'en reçais. Elle est fausse encore cette proposition, lorsque la cause est beaucoup plus excellente que l'effet qu'elle produit. Quand je remue mon bras par l'acte de ma volonté, le mouvement n'a rien de commun de sa nature avec l'acte de ma volonté, ils sont très-différents. Je ne suis pas un triangle ; cependant je m'en forme une idée, et j'examine les propriétés d'un triangle. Spinosa a cru qu'il n'y avait point de substance spirituelle, tout est corps selon lui. Combien de fois cependant Spinosa a-t-il été contraint de se représenter une substance spirituelle, afin de s'efforcer d'en détruire l'existence ? Il y a donc des causes qui produisent des effets, avec lesquels elles n'ont rien de commun, parce qu'elles ne les produisent pas par une émanation de leur essence, ni dans toute l'étendue de leurs forces.

La quatrième proposition de Spinosa ne nous arrêtera pas beaucoup : Deux ou plusieurs choses distinctes sont distinguées entr'elles, ou par la diversité des attributs des substances, ou par la diversité de leurs accidents qu'il appelle des affections. Spinosa confond ici la diversité avec la distinction. La diversité vient à la vérité de la diversité spécifique des attributs et des affections. Ainsi il y a diversité d'essence, quand l'une est conçue et définie autrement que l'autre, ce qui fait l'espèce, comme on parle dans l'école. Ainsi un cheval n'est pas un homme, un cercle n'est pas un triangle ; car on définit toutes ces choses diversement, mais la distinction vient de la distinction numérique des attributs. Le triangle A, par exemple, n'est pas le triangle B. Titius n'est pas Maevius ; Davus n'est pas Oedipe. Cette proposition ainsi expliquée, la suivante n'aura pas plus de difficultés.

C'est la cinquième conçue en ces termes : Il ne peut y avoir dans l'univers deux ou plusieurs substances de même nature ou de même attribut. Si Spinosa ne parle que de l'essence des choses ou de leur définition, il ne dit rien ; car ce qu'il dit, ne signifie autre chose, sinon qu'il ne peut y avoir dans l'univers deux essences différentes, qui aient une même essence : qui en doute ? Mais si Spinosa entend qu'il ne peut y avoir une essence qui se trouve en plusieurs sujets singuliers, de même que l'essence du triangle se trouve dans le triangle A et dans le triangle B ; ou comme l'idée de l'essence de la substance se peut trouver dans l'être qui pense et dans l'être étendu, il dit une chose manifestement fausse, et qu'il n'entreprend pas même de prouver.

Nous voici enfin arrivés à la sixième proposition que Spinosa a abordée par les détours et les chemins couverts que nous avons vus. Une substance, dit-il, ne peut-être produite par une autre substance. Comment le démontre-t-il ? Par la proposition précédente, par la seconde et par la troisième ; mais puisque nous les avons réfutées, celle-ci tombe et se détruit sans autre examen. On comprend aisément que Spinosa ayant mal défini la substance, cette proposition qui en est la conclusion, doit être nécessairement fausse. Car au fond, la substance de Spinosa ne signifie autre chose, que la définition de la substance ou l'idée de son essence. Or, il est certain qu'une définition n'en produit pas une autre. Mais comme tous ces degrés méthaphysiques de l'être ne subsistent et ne sont distingués que par l'entendement, et que dans la nature ils n'ont d'être réel et effectif qu'en vertu de l'existence ; il faut parler de la substance, comme existante, quand on veut considérer la réalité de ses effets. Or dans un tel rocher, être existant, être substance, être pierre, c'est la même chose ; il faut donc en parler comme d'une substance existante, quand on le considère comme étant actuellement dans l'être des choses, et par conséquent comme substance existante, pour exister nécessairement et par elle-même ou par la vertu d'autrui ; il s'ensuit qu'une substance peut être produite par une autre substance ; car qui dit une substance qui existe par la vertu d'autrui, dit une substance qui a été produite, et qui a reçu son être d'une autre substance.

Après toutes ces équivoques et tous ces sophismes, Spinosa croyant avoir conduit son lecteur où il souhaitait, lève le masque dans la septième proposition. Il appartient, dit-il, à la substance d'exister. Comment le prouve-t-il ? Par la proposition précédente qui est fausse. Je voudrais bien savoir, pourquoi Spinosa n'a pas agi plus franchement et plus sincérement ; car si l'essence de la substance emporte nécessairement l'existence, comme il le dit ici, pourquoi ne s'en est-il pas expliqué clairement dans la définition qu'il a donnée de la substance, au lieu de se cacher sous l'équivoque fâcheuse de subsister par soi-même, ce qui n'est véritable que par rapport aux accidents et point du-tout à l'existence ? Spinosa a beau faire, il ne détruira pas les idées les plus claires et les plus naturelles.

La substance ne dit autre chose qu'un être qui existe, sans être un accident attaché à un sujet. Or, on sait naturellement que tout ce qui existe sans être accident, n'existe pas néanmoins nécessairement, donc l'idée et l'essence de la même substance n'emportent pas nécessairement l'existence avec elles.

On n'entrera pas plus avant dans l'examen des propositions de Spinosa, parce que les fondements étant détruits, il serait inutîle de s'appliquer davantage à renverser le bâtiment ; cependant comme cette matière est difficîle à comprendre, nous la retoucherons encore d'une autre manière ; et quand ce ne serait que des répétitions, elles ne seront pas néanmoins inutiles.

Le principe sur lequel s'appuie Spinosa est de lui-même obscur et incompréhensible. Quel est - il ce principe au fondement de son système ? C'est qu'il n'y a dans le monde qu'une seule substance. Certainement la proposition est obscure et d'une obscurité singulière, et nouvelle : car les hommes ont toujours été persuadés, qu'un corps humain et un muid d'eau ne sont pas la même substance, qu'un esprit et un autre esprit ne sont pas la même substance, que Dieu et moi, et les autres différentes parties de l'univers ne sont pas la même substance. Le principe étant nouveau, surprenant, contre tous les principes reçus, et par conséquent fort obscur, il faut donc l'éclaircir et le prouver. C'est ce qu'on ne peut faire qu'avec le secours de preuves, qui soient plus claires que la chose même à prouver : la preuve n'étant qu'un plus grand jour, pour mettre en évidence ce qu'il s'agit de faire connaître et de persuader. Or quelle est, selon Spinosa, la preuve de cette proposition générale, il n'y a et il ne peut y avoir qu'une seule substance ? La voici : c'est qu'une substance n'en saurait produire une autre. Mais cette preuve n'enferme-t-elle pas toute l'obscurité et toute la difficulté du principe ? N'est-elle pas également contraire au sentiment reçu dans le genre humain, qui est persuadé qu'une substance corporelle, telle qu'un arbre, produit une autre substance, telle qu'une pomme, et que la pomme produite par un arbre, dont elle est actuellement séparée, n'est pas actuellement la même substance que cet arbre ? La seconde proposition qu'on apporte en preuve du principe, est donc aussi obscure pour le moins que le principe, elle ne l'éclaircit donc pas, elle ne prouve donc pas. Il est ainsi de chacune des autres preuves de Spinosa : au lieu d'être un éclaircissement, c'est une nouvelle obscurité. Par exemple, comment s'y prend-il pour prouver qu'une substance ne saurait en produire une autre ? C'est, dit-il, parce qu'elles ne peuvent se concevoir l'une par l'autre. Quel nouvel abîme d'obscurité ? Car enfin, n'ai-je pas encore plus de peine à démêler, si deux substances peuvent se concevoir l'une par l'autre, qu'à juger si une substance en peut produire une autre ? Avancer dans chacune des preuves de l'auteur, c'est faire autant de démarches d'une obscurité à l'autre. Par exemple, il ne peut y avoir deux substances de même attribut, et qui aient quelque chose de commun entr'elles. Cela est-il plus clair, ou s'entend-il mieux que la première proposition qui était à prouver ; savoir, qu'il n'y a dans le monde qu'une seule substance.

Or, puisque le sens commun se révolte à chacune de ces propositions, aussi-bien qu'à la première, dont elles sont les prétendues preuves ; au lieu de s'arrêter à raisonner sur chacune de ces preuves, où se perd le sens commun, on serait en droit de dire à Spinosa, votre principe est contre le sens commun ; d'un principe où le sens commun se perd, il n'en peut rien sortir où le sens commun se retrouve. Ainsi de s'amuser à vous suivre, c'est manifestement s'exposer à s'égarer avec vous, hors de la route du sens commun. Pour refuter Spinosa, il ne faut, ce me semble, que l'arrêter au premier pas, sans prendre la peine de suivre cet auteur dans un tas de conséquences qu'il tire selon sa méthode prétendue géométrique, il ne faut que substituer au principe obscur dont il a fait la base de son système, celui-ci, il y a plusieurs substances, principe qui dans son genre est clair au suprême degré. Et en effet, quelle proposition plus claire, plus frappante, plus intime à l'intelligence et à la conscience de l'homme ? Je ne veux point ici d'autre juge que le sentiment naturel le plus droit, et que l'impression la plus juste du sens commun répandu dans le genre humain. Il est donc naturel de répondre simplement à la première proposition qui leur sert de principe : vous avancez une extravagance qui révolte le sens commun, et que vous n'entendez pas vous-mêmes. Si vous vous obstinez à soutenir que vous comprenez une chose incompréhensible, vous m'autorisez à juger que votre esprit est au comble de l'extravagance, et que je perdrais mon temps à raisonner contre vous et avec vous. C'est ainsi qu'en niant absolument la première proposition de ses principes, ou en éclaircissant les termes obscurs dont il s'enveloppe, on renverse l'édifice et le système par ses fondements. En effet, les principes des sectateurs de Spinosa, ne résultent que des ténèbres où ils prennent plaisir à s'égarer, pour y engager avec eux ceux qui veulent bien être la dupe de leur obscurité, ou qui n'ont pas assez d'intelligence, pour apercevoir qu'ils n'entendent pas eux-mêmes ce qu'ils disent.

Voici encore quelques raisons dont on peut se servir pour renverser ce système. Le mouvement n'étant pas essentiel à la matière, et la matière n'ayant pu se le donner à elle - même, il s'ensuit qu'il y a quelque autre substance que la matière, et que cette substance n'est pas un corps, car cette même difficulté retournerait à l'infini. Spinosa ne croit pas qu'il y ait d'absurdité à remonter ainsi de cause en cause à l'infini ; c'est se précipiter dans l'abîme pour ne pas vouloir se rendre, ni abandonner son système.

J'avoue que notre esprit ne comprend pas l'infini, mais il comprend clairement qu'un tel mouvement, un tel effet, un tel homme doit avoir sa première cause ; car si on ne pouvait remonter à la première cause, on ne pourrait en descendant, rencontrer jamais le dernier effet, ce qui est manifestement faux, puisque le mouvement qui se fait à l'instant que je parle, est de nécessité le dernier. Cependant on conçoit sans peine, que remonter de l'effet à la cause, ou descendre de la cause à l'effet, sont des choses unies de la même manière qu'une montagne avec sa vallée ; de sorte que comme on trouve le dernier effet, on doit aussi rencontrer la première cause. Qu'on ne dise pas qu'on peut commencer une ligne au point où je fais, et la tirer jusqu'à l'infini, de même qu'on peut commencer un nombre et l'augmenter jusqu'à l'infini ; de telle sorte qu'il y ait un premier nombre, un premier point, sans qu'on puisse trouver le dernier. Ce serait un sophisme facîle à reconnaître, car il n'est pas question d'une ligne qu'on puisse tirer, ni d'un nombre qu'on puisse augmenter, mais il s'agit d'une ligne formée et d'un nombre achevé. Et comme toute ligne qu'on acheve après l'avoir commencée, tout nombre qu'on cesse d'augmenter, est nécessairement fini, ainsi de même, le mouvement, l'effet qu'il produit à l'instant étant fini, il faut que le nombre des causes qui concourent à cet effet le soit aussi.

On peut éclaircir encore ce que nous disons par un exemple assez sensible. Les Philosophes croient que la matière est divisible à l'infini. Cependant, quand on parle d'une division actuelle et réelle des parties du corps, elle est toujours nécessairement finie. Il en est de même des causes et des effets de la nature. Quand elle en pourrait produire d'autres, et encore d'autres à l'infini, les causes néanmoins et les effets qui existent actuellement à cet instant, doivent être finis en nombre ; et il est ridicule de croire qu'il faille remonter à l'infini pour trouver la première cause du mouvement. De plus, quand on parle du mouvement de la matière, on ne s'arrête pas à une seule partie de la matière, pour pouvoir donner lieu à Spinosa d'échapper, en disant que cette partie de la matière a reçu son mouvement d'une autre partie, et celle-là d'une autre, et ainsi de même jusqu'à l'infini ; mais on parle de toute la matière quelle qu'elle sait, finie et infinie, il n'importe. On dit que le mouvement n'étant pas de l'essence de la matière, il faut nécessairement qu'elle l'ait reçu d'ailleurs. Elle ne peut l'avoir reçu du néant ; car le néant ne peut agir. Il y a donc une autre cause qui a imprimé le mouvement à la matière, qui ne peut être ni matière ni corps. C'est ce que nous appelons esprit.

On démontre encore par l'histoire du monde, que l'univers n'a pas été formé par une longue succession de temps, comme il faudrait nécessairement le croire et le dire, si une cause toute - puissante et intelligente n'avait pas présidé dans la création, afin de l'achever et de le mettre en sa perfection. Car s'il s'était formé par le seul mouvement de la matière, pourquoi serait-elle si épuisée dans ses commencements, qu'elle ne puisse plus, et n'ait pu depuis plusieurs siècles former des astres nouveaux ? pourquoi ne produirait-elle pas tous les jours des animaux et des hommes par d'autres voies que par celles de la génération, si elle en a produit autrefois ? ce qui est pourtant inconnu dans toutes les histoires. Il faut donc croire qu'une cause intelligente et toute-puissante a formé dès le commencement cet univers en cet état de perfection où nous le voyons aujourd'hui. On fait voir aussi qu'il y a du dessein dans la cause qui a produit l'univers. Spinosa n'aurait pu néanmoins attribuer une vue et une fin à sa matière informe. Il ne lui en donne qu'entant qu'elle est modifiée de telle ou telle manière, c'est-à-dire que parce qu'il y a des hommes et des animaux. Or c'est pourtant la dernière des absurdités de croire et de dire que l'oeil n'a pas été fait pour voir, ni l'oreille pour entendre. Il faut dans ce malheureux système réformer le langage humain le plus raisonnable et le mieux établi, afin de ne pas admettre de connaissance et d'intelligence dans le premier auteur du monde et des créatures.

Il n'est pas moins absurde de croire que si les premiers hommes sont sortis de la terre, ils aient reçu par-tout la même figure de corps et les mêmes traits, sans que l'un ait eu une partie plus que l'autre, ou dans une autre situation. Mais c'est parler conformément à la raison et à l'expérience, de dire que le genre humain soit sorti d'un même moule, et qu'il a été fait d'un même sang. Tous ces arguments doivent convaincre la raison qu'il y a dans l'univers un autre agent que la matière qui le régit, et en dispose comme il lui plait. C'est pourtant ce que Spinosa a entrepris de détruire. Je finis par dire que plusieurs personnes ont assuré que sa doctrine considérée même indépendamment des intérêts de la religion, a paru fort méprisable aux plus grands mathématiciens. On le croira plus facilement, si l'on se souvient de ces deux choses, l'une, qu'il n'y a point de gens qui doivent être plus persuadés de la multiplicité des substances, que ceux qui s'appliquent à la considération de l'étendue ; l'autre, que la plupart de ces savants admettent du vide. Or il n'y a rien de plus opposé à l'hypothèse de Spinosa, que de soutenir que tous les corps ne se touchent point, et jamais deux systèmes n'ont été plus opposés que le sien et celui des Atomistes. Il est d'accord avec Epicure en ce qui regarde la rejection de la Providence ; mais dans tout le reste leurs systèmes sont comme l'eau et le feu.