S. f. (Métaphysique) l'ignorance consiste proprement dans la privation de l'idée d'une chose, ou de ce qui sert à former un jugement sur cette chose. Il y en a qui la définissent privation ou négation de science ; mais comme le terme de science, dans son sens précis et philosophique, emporte une connaissance certaine et démontrée, ce serait donner une définition incomplete de l'ignorance, que de la restraindre au défaut des connaissances certaines. On n'ignore point une infinité de choses qu'on ne saurait démontrer. La définition que nous donnons dans cet article, d'après M. Wolf, est donc plus exacte. Nous ignorons, ou ce dont nous n'avons point absolument d'idée, ou les choses sur lesquelles nous n'avons pas ce qui est nécessaire pour former un jugement, quoique nous en ayons déjà quelque idée. Celui qui n'a jamais Ve d'huitre, par exemple, est dans l'ignorance du sujet même qui porte ce nom ; mais celui à la vue duquel une huitre se présente en acquiert l'idée, mais il ignore quel jugement il en doit porter, et n'oserait affirmer que ce soit un mets mangeable, beaucoup moins que ce soit un mets délicieux. Sa propre expérience, ni celle d'autrui, dans la supposition que personne ne l'ait instruit là-dessus, ne lui fournissent point matière à prononcer. Il peut bien s'imaginer, à la vérité, que l'huitre est bonne à manger, mais c'est un soupçon, un jugement hasardé ; rien ne l'assure encore de la possibilité de la chose.

Les causes de notre ignorance procedent donc 1°. du manque de nos idées ; 2°. de ce que nous ne pouvons pas découvrir la connexion qui est entre les idées que nous avons ; 3°. de ce que nous ne réfléchissons pas assez sur nos idées : car si nous considérons en premier lieu que les notions que nous avons par nos facultés n'ont aucune proportion avec les choses mêmes, puisque nous n'avons pas une idée claire et distincte de la substance même qui est le fondement de tout le reste, nous reconnaitrons aisément combien peu nous pouvons avoir de notions certaines ; et sans parler des corps qui échappent à notre connaissance, à cause de leur éloignement, il y en a une infinité qui nous sont inconnus à cause de leur petitesse. Or, comme ces parties subtiles qui nous sont insensibles, sont parties actives de la matière, et les premiers matériaux dont elle se sert, et desquels dépendent les secondes qualités et la plupart des opérations naturelles, nous sommes obligés, par le défaut de leur notion, de rester dans une ignorance invincible de ce que nous voudrions connaître à leur sujet, nous étant impossible de former aucun jugement certain, n'ayant de ces premiers corpuscules aucune idée précise et distincte.

S'il nous était possible de connaître par nos sens ces parties déliées et subtiles, qui sont les parties actives de la matière, nous distinguerions leurs opérations mécaniques avec autant de facilité qu'en a un horloger pour connaître la raison pour laquelle une montre Ve ou s'arrête. Nous ne serions point embarassés d'expliquer pourquoi l'argent se dissout dans l'eau-forte, et non point dans l'eau régale ; au contraire de l'or, qui se dissout dans l'eau régale, et non pas dans l'eau-forte. Si nos sens pouvaient être assez aigus pour apercevoir les parties actives de la matière, nous verrions travailler les parties de l'eau-forte sur celles de l'argent, et cette mécanique nous serait aussi facîle à découvrir, qu'il l'est à l'horloger de savoir comment, et par quel ressort, se fait le mouvement d'une pendule ; mais le défaut de nos sens ne nous laisse que des conjectures, fondées sur des idées qui sont peut-être fausses, et nous ne pouvons être assurés d'aucune chose sur leur sujet, que de ce que nous pouvons en apprendre par un petit nombre d'expériences qui ne réussissent pas toujours, et dont chacun explique les opérations secrètes à sa fantaisie.

La difficulté que nous avons de trouver la connéxion de nos idées, est la seconde cause de notre ignorance. Il nous est impossible de déduire en aucune manière les idées des qualités sensibles que nous avons des corps ; il nous est encore impossible de concevoir que la pensée puisse produire le mouvement dans un corps, et que le corps puisse à son tour produire la pensée dans l'esprit. Nous ne pouvons pénétrer comment l'esprit agit sur la matière, et la matière sur l'esprit ; la faiblesse de notre entendement ne saurait trouver la connéxion de ces idées, et le seul secours que nous ayons, est de recourir à un agent tout-puissant et tout sage, qui opère par des moyens que notre faiblesse ne peut pénétrer.

Enfin notre paresse, notre négligence, et notre peu d'attention à réfléchir, sont aussi des causes de notre ignorance. Nous avons souvent des idées complete s, desquelles nous pouvons aisément découvrir la connéxion ; mais faute de suivre ces idées, et de découvrir des idées moyennes qui puissent nous apprendre quelle espèce de convenance ou de disconvenance elles ont entr'elles, nous restons dans notre ignorance. Cette dernière ignorance est blâmable, et non pas celle qui commence où finissent nos idées. Elle ne doit avoir rien d'affligeant pour nous, parce que nous devons nous prendre tels que nous sommes, et non pas tels qu'il semble à l'imagination que nous pourrions être. Pourquoi regretterions-nous des connaissances que nous n'avons pu nous procurer, et qui sans-doute ne nous sont pas fort nécessaires, puisque nous en sommes privés. J'aimerais autant, a dit un des premiers génies de notre siècle, m'affliger sérieusement de n'avoir pas quatre yeux, quatre pieds, et deux ailes.

IGNORANCE, (Morale) L'ignorance, en morale, est distinguée de l'erreur. L'ignorance n'est qu'une privation d'idées ou de connaissance ; mais l'erreur est la non-conformité ou l'opposition de nos idées avec la nature et l'état des choses. Ainsi l'erreur étant le renversement de la vérité, elle lui est beaucoup plus contraire que l'ignorance, qui est comme un milieu entre la vérité et l'erreur. Il faut remarquer que nous ne parlons pas ici de l'ignorance et de l'erreur, simplement pour connaître ce qu'elles sont en elles-mêmes ; notre principal but est de les envisager comme principes de nos actions. Sur ce pié-là, l'ignorance et l'erreur, quoique naturellement distinctes l'une de l'autre, se trouvent pour l'ordinaire mêlées ensemble et comme confondues, en sorte que ce que l'on dit de l'une, doit également s'appliquer à l'autre. L'ignorance est souvent la cause de l'erreur ; mais jointes ou non, elles suivent les mêmes règles, et produisent le même effet par l'influence qu'elles ont sur nos actions ou nos omissions. Peut-être même que dans l'exacte précision, il n'y a proprement que l'erreur qui puisse être le principe de quelque action, et non la simple ignorance, qui n'étant en elle-même qu'une privation d'idées, ne saurait rien produire.

L'ignorance et l'erreur sont de plusieurs sortes, et il est nécessaire d'en marquer ici les différences. 1°. L'erreur considérée par rapport à son objet est ou de droit ou de fait. 2°. Par rapport à son origine, l'ignorance est ou volontaire ou involontaire ; l'erreur est vincible ou invincible. 3°. Eu égard à l'influence de l'erreur sur l'action ou sur l'affaire dont il s'agit, elle est essentielle ou accidentelle.

L'erreur est de droit ou de fait, suivant que l'on se trompe, ou sur la disposition d'une loi, ou sur un fait qui n'est pas bien connu. Ce serait, par exemple, une erreur de droit, si un prince jugeait que de cela seul qu'un état voisin augmente insensiblement en force et en puissance, il peut légitimement lui déclarer la guerre. Au contraire, l'idée qu'avait Abimelec de Sara, femme d'Abraham, en la prenant pour une personne libre, était une erreur de fait.

L'ignorance dans laquelle on se trouve par sa faute, ou l'erreur contractée par négligence, et dont on se serait garanti, si l'on eut pris tous les soins dont on était capable, est une ignorance volontaire, ou bien c'est une erreur vincible. Ainsi le polithéïsme des Payens était une erreur vincible ; car il ne tenait qu'à eux de faire usage de leur raison pour comprendre qu'il n'y avait nulle nécessité de supposer plusieurs dieux. Mais l'ignorance est involontaire, et l'erreur est invincible, si elles sont telles que l'on n'ait pu ni s'en garantir, ni s'en relever, même avec tous les soins moralement possibles. C'est ainsi que l'ignorance où étaient les Américains de la religion chrétienne avant qu'ils eussent aucun commerce avec les Européens, était une ignorance involontaire et invincible.

Enfin, l'on entend par une erreur essentielle, celle qui a pour objet quelque circonstance nécessaire dans l'affaire dont il s'agit, et qui par cela même a une influence directe sur l'action faite en conséquence, en sorte que sans cette erreur, l'action n'aurait point été faite. C'était, par exemple, une erreur essentielle que celle des Troie.s, qui, à la prise de leur ville, lançaient des traits sur leurs propres gens, les prenant pour des ennemis, parce qu'ils étaient armés à la grecque.

Au contraire, l'erreur accidentelle est celle qui n'a par elle-même nulle liaison nécessaire avec l'affaire dont il s'agit, et qui par conséquent ne saurait être considérée comme la vraie cause de l'action.

A l'égard des choses faites par erreur ou par ignorance, on peut dire en général que l'on n'est point responsable de ce que l'on fait par une ignorance invincible, quand d'ailleurs elle est involontaire dans son origine et dans sa cause. Si un prince traverse ses états, travesti et incognito, ses sujets ne sont point blâmables de ce qu'ils ne lui rendent pas les honneurs qui lui sont dû.. Mais on imputerait avec raison une sentence injuste à un juge qui par sa négligence à s'instruire du fait ou du droit, aurait manqué des connaissances nécessaires pour juger avec équité. Au reste, la possibilité de s'instruire, et les soins que l'on doit prendre pour cela, ne s'estiment pas à toute rigueur dans le train ordinaire de la vie ; on considère ce qui se peut ou ne se peut pas moralement, et avec de justes égards à l'état actuel de l'humanité.

L'ignorance ou l'erreur en matière de lois et de devoirs, passe en général pour volontaire, et n'empêche point l'imputation des actions ou des omissions qui en sont les suites. Mais il peut y avoir des cas particuliers, dans lesquels la nature de la chose qui se trouve par elle-même d'une discussion difficile, jointe au caractère et à l'état de la personne, dont les facultés naturellement bornées ont encore manqué de culture par un défaut d'éducation, rendent l'erreur insurmontable, et par conséquent digne d'excuse. C'est à la prudence du législateur à peser ces circonstances, et à modifier l'imputation sur ce pié-là.