S. f. (Belles Lettres) poésie bucolique, poésie pastorale, trois termes différents qui ne signifient qu'une même chose, l'imitation, la peinture des mœurs champêtres.

Cette peinture noble, simple, et bien faite, plait également aux philosophes et aux grands : aux premiers, parce qu'ils connaissent le prix du repos et des avantages de la vie champêtre ; aux derniers, par l'idée que ce genre de poésie leur donne d'une certaine tranquillité dont ils ne jouissent point, qu'ils recherchent cependant avec ardeur, et qu'on leur présente dans la condition des bergers.

C'est la peinture de cette condition, que les Poètes toujours occupés à plaire, ont saisi pour un objet de leur imitation, en l'annoblissant avec cet art qui sait tout embellir. Ils ont jugé avec raison qu'ils ne manqueraient point de réussir par de petites pièces dramatiques, dans lesquelles introduisant pour acteurs des bergers, ils en feraient voir l'innocence et la naïveté, soit que ces personnages chantassent leurs plaisirs, soit qu'ils exprimassent les mouvements de leurs passions.

Cette sorte de poésie est pleine de charmes ; elle ne rappelle point à l'esprit les images terribles de la guerre et des combats ; elle ne remue point les passions tristes par des objets de terreur ; elle ne frappe et ne saisit point notre malignité naturelle par une imitation étudiée du ridicule : mais elle rappelle les hommes au bonheur d'une vie tranquille, après laquelle ils soupirent vainement.

Rien n'est plus propre que ce genre de poésie à calmer leurs inquiétudes et leurs ennuis, parce que rien n'a plus de proportion avec l'état qui peut faire leur félicité. C'est pour cette raison que les anciens, voulant assigner un lieu où la vertu fût couronnée dans une autre vie, ont imaginé, non des palais superbes et éclatants par l'or et par les pierreries, mais simplement des campagnes délicieuses entrecoupées de ruisseaux, mais l'obscurité et la fraicheur des bois ; en un mot, ils ont feint que les hommes vertueux auraient pour récompense, sous un soleil différent, ce que la plupart des hommes méprisent sous celui-ci :

Nulli certa domus : lucis habitamus opacis,

Riparumque toros, et prata recentia rivis

Incolimus :

dit Anchise à son fils Enée dans le VI. liv. de l'Eneid.

vers 673.

Développons donc avec l'abbé Fraguier, le caractère de ce genre de poème pastoral dont nous venons de faire l'éloge, le lieu de la scène, les acteurs, les choses qu'ils doivent dire, et la manière dont ils doivent les dire. Je serai court autant que cette matière un peu approfondie pourra le permettre, et je renvoyerai le lecteur aux réflexions intéressantes de M. Marmontel, qui suivent immédiatement cet article.

Le mot d'églogue ou d'éclogue, est tout grec : le latin l'a adopté ; soit en grec soit en latin ; il ne signifie autre chose qu'un choix, un triage, et il ne s'applique pas seulement à des pièces de poésie, il s'étend à toutes les choses que l'on choisit par préférence, pour les mettre à part comme les plus précieuses. On le dit des ouvrages de prose ainsi que des ouvrages de poésie, jusque-là que les anciens l'ont employé en parlant des œuvres d'Horace. Servius est peut-être le premier qui lui ait donné en latin, le sens que nous lui donnons en français, et qui ait appelé églogue les idylles bucoliques de Théocrite.

Ainsi le mot églogue, dont la signification était vague et indéterminée, a été restreinte parmi nous aux poésies pastorales, et n'a conservé dans notre langue que cette seule acception. Nous devons ce terme, de même que celui d'idylle, aux grammairiens grecs et latins ; car les dix pièces de Virgile que l'on nomme églogues, ne sont pas toutes des pièces pastorales. Mais je me servirai du mot d'églogue dans le sens reçu parmi nous, qui désigne uniquement un poème bucolique.

L'églogue est une espèce de poème dramatique où le poète introduit des acteurs sur une scène et les fait parler. Le lieu de la scène doit être un paysage rustique, qui comprend les bois, les prairies, le bord des rivières, des fontaines, etc. et comme pour former un paysage qui plaise aux yeux, le peintre prend un soin particulier de choisir ce que la nature produit de plus convenable au caractère du tableau qu'il veut peindre, de même le poème bucolique doit choisir le lieu de sa scène conformément à son sujet.

Quoique la poésie bucolique ait pour but d'imiter ce qui se passe et ce qui se dit entre les bergers, elle ne doit pas s'en tenir à la simple représentation du vrai réel qui rarement serait agréable ; elle doit s'élever jusqu'au vrai idéal, qui tend à embellir le vrai tel qu'il est dans la nature, et qui produit soit en poésie, soit en peinture, le dernier point de perfection.

Il en est de la poésie pastorale comme du paysage, qui n'est presque jamais peint d'après un lieu particulier, mais dont la beauté résulte de l'assemblage de divers morceaux réunis sous un seul point de vue ; de même que les belles antiques ont été ordinairement copiées, non d'après un objet particulier, mais, ou sur l'idée de l'ouvrier, ou d'après diverses belles parties prises sur différents corps, et réunies en un même sujet.

Comme, dans les spectacles ordinaires, la décoration du théâtre doit faire en quelque sorte partie de la pièce qu'on y représente, par le rapport qu'elle doit avoir avec le sujet ; ainsi dans l'églogue, la scène et ce que les acteurs y viennent dire, doivent avoir ensemble une sorte de conformité qui en fasse l'union, afin de ne pas porter dans un lieu triste des pensées inspirées par la joie, ni dans un lieu où tout respire la gaieté, des sentiments pleins de mélancolie et de désespoir. Par exemple, dans la seconde églogue de Virgile, la scène est un bois obscur et triste, parceque le berger que le poète y veut conduire, vient s'y plaindre des chagrins que lui donne une passion malheureuse.

Tantùm inter densas, umbrosa cacumina fagos

Assiduè veniebat. Ibi, haec incondita solus

Montibus et sylvis studio jactabat inani.

Il en est de même d'une infinité d'autres traits qu'il serait trop long de citer.

Après avoir préparé les scènes, nous y pouvons maintenant introduire les acteurs.

Ce sont nécessairement des bergers ; mais c'est ici que le poète qui les fait parler, doit se ressouvenir, que le but de son art est de ne se pas tromper dans le choix de ses acteurs et des choses qu'ils doivent exprimer. Il ne faut pas qu'il aille offrir à l'imagination la misere et la pauvreté de ses pasteurs, lorsqu'on attend de lui qu'il en découvre les vraies richesses, l'aisance et la commodité. Il ne faut pas non plus, qu'il en fasse des personnages plus subtils en tendresse que ceux de Gallus et de Virgile ; des chantres pleins de métaphysique amoureuse, et qui se montrent capables de commenter l'art qu'Ovide professait à Rome sous Auguste.

Ainsi, suivant la remarque de l'abbé du Bos, l'on ne saurait approuver ces porte-houlettes doucereux, qui disent tant de choses merveilleuses en tendresse, et sublimes en fadeur, dans quelques-unes de nos églogues. Ces prétendus bergers ne sont point copiés ni même imités d'après nature ; mais ils sont des êtres chimériques, inventés à plaisir par des poètes, qui ne consultaient jamais que leur imagination pour les forger. Ils ne ressemblent en rien aux habitants de nos campagnes et à nos bergers d'aujourd'hui ; malheureux paysans, occupés uniquement à se procurer par les travaux pénibles d'une vie laborieuse, de quoi subvenir aux besoins les plus pressants d'une famille toujours indigente !

L'âpreté du climat sous lequel nous sommes, les rend grossiers, et les injures de ce climat multiplient encore leurs besoins. Ainsi les bergers langoureux de nos églogues ne sont point d'après nature ; leur genre de vie dans lequel ils font entrer les plaisirs délicats, entremêlés des soins de la vie champêtre, et surtout de l'attention à bien faire paitre leur cher troupeau, n'est pas le genre de vie d'aucun de nos concitoyens.

Ce n'est point avec de pareils fantômes que Virgile et les autres poètes de l'antiquité ont peuplé leurs aimables paysages ; ils n'ont fait qu'introduire dans leurs églogues les bergers et les paysans de leur pays et de leur temps un peu annoblis. Les bergers et les pasteurs d'alors étaient libres de ces soins qui dévorent les nôtres. La plupart de ces habitants de la campagne étaient des esclaves, que leur maître avait autant d'attention à bien nourrir, qu'un laboureur en a du moins pour bien nourrir ses chevaux. Aussi tranquilles sur leur subsistance que les religieux d'une riche abbaye, ils avaient la liberté d'esprit nécessaire, pour se livrer au goût que la douceur du climat, dans les contrées qu'ils habitaient, faisait naître en eux. L'air vif et presque toujours serein de ces régions subtilisait leur sang, et les disposait à la musique, à la poésie, et aux plaisirs les moins grossiers.

Aujourd'hui même, quoique l'état politique de ces contrées n'y laisse point les habitants de la campagne dans la même aisance où ils étaient autrefois ; quoiqu'ils n'y recoivent plus la même éducation, on les voit encore néanmoins sensibles à des plaisirs fort au-dessus de la portée de nos paysans. C'est avec la guittare sur le dos que ceux d'une partie de l'Italie gardent leurs troupeaux, et qu'ils vont travailler à la culture de la terre ; ils savent encore chanter leurs amours dans des vers qu'ils composent sur le champ, et qu'ils accompagnent du son de leur instrument ; ils les touchent sinon avec délicatesse, du moins avec assez de justesse ; et c'est ce qu'ils appellent improviser.

Il faut donc choisir, élever, annoblir l'état d'un berger, parce que si anciennement les enfants des rois étaient bergers, les bergers d'aujourd'hui ne sont plus que de vils mercénaires ; mais le poète ne doit peindre en eux que des hommes, qui séparés des autres, vivent sans trouble et sans ambition ; qui vêtus simplement, avec leur houlette et leurs chiens, s'occupent de chansons et de démêlés innocens.

Après avoir établi et le lieu de la scène et le caractère des personnages, déterminons à-peu-près combien dans une églogue on peut admettre de bergers sur le théâtre rustique.

Un seul berger fait une églogue ; souvent l'églogue en admet deux : un troisième y peut avoir place en qualité de juge des deux autres. C'est ainsi que Théocrite et Virgile en ont usé dans leurs pièces bucoliques ; et cette conduite est conforme à la vraisemblance qui ne permet pas de mettre une multitude dans un désert. Elle est aussi conforme à la vérité, puisque les auteurs qui ont écrit des choses rustiques, nous apprennent qu'on ne donnait qu'un berger à un troupeau souvent fort considérable.

Mais, de quoi peuvent s'entretenir des bergers ? sans-doute c'est principalement des choses rustiques, et de celles qui sont entièrement à leur portée ; de sorte que dans le repos dont ils jouissent, leur premier mérite doit être celui de leurs chansons. Ils chantent donc à l'envi, et font voir que les hommes sont toujours sensibles à l'émulation, puisqu'elle nait avec eux, et que même dans les retraites les plus solitaires, elle ne les abandonne pas. Mais quoique l'amour fasse nécessairement la matière de leurs chansons, il ne doit pas avoir trop de violence ; il ne faut pas d'une églogue faire une tragédie.

Quant aux choses libres que Théocrite et Virgile, mais beaucoup plus Théocrite, se sont quelquefois permises dans leurs églogues, on ne saurait les justifier. Comme un peintre serait blâmable, s'il remplissait un paysage d'objets obscènes ; aussi l'on blâmera un poète qui fera tenir à des bergers des discours contraires à l'innocence qu'on doit supposer dans des hommes qu'Astrée n'a encore qu'à peine abandonnés.

La connaissance des bergers et leur savoir s'étend à leurs troupeaux, aux lieux champêtres, aux montagnes, aux ruisseaux, en un mot à tout ce qui peut entrer dans la composition du paysage rustique. Ils connaissent les rossignols et les oiseaux les plus remarquables par leur plumage ou par leur chant ; ils connaissent les abeilles qui habitent le creux des arbres, ou qui, sorties de leurs ruches, voltigent sur l'émail des fleurs ; ils connaissent les fleurs qui couvrent les prairies ; ils connaissent les lieux et les herbes propres à leurs troupeaux, et de ces seules connaissances ils tirent leurs discours et toutes leurs comparaisons.

S'ils connaissent des héros, ce sont des héros de leur espèce. Dans Théocrite rien n'est plus célèbre que le berger Daphnis. Les malheurs que lui attira son peu de fidélité avaient passé en proverbe ; les bergers célébraient avec joie ou le bonheur de sa naissance, ou les charmes de sa personne, ou les cruels déplaisirs qui lui causèrent enfin la mort. Dans les églogues de Virgile on trouve des noms fameux parmi les bergers.

Il résulte de ce détail, que ce genre de poésie est renfermé dans des bornes assez étroites : aussi les grands maîtres ont fait un petit nombre d'églogues. Les critiques n'en comptent que dix dans le recueil de Théocrite, et que sept ou huit dans celui de Virgile ; encore peut-on indiquer celles où le poète latin a imité le poète grec. En un mot, nous n'avons dans l'antiquité qu'un très-petit nombre d'églogues qu'on puisse nommer ainsi, suivant l'acception française de ce mot. Il y en a bien moins encore dans les auteurs modernes : car pour ceux qui croient avoir fait une jolie églogue, lorsque dans une pièce de vers à laquelle ils donnent ce titre, ils ont ingénieusement démêlé les mystères du cœur, et manié avec finesse les sentiments et les maximes de la galanterie la plus délicate ; ils ont beau nommer bergers, les personnages qu'ils introduisent sur la scène ; ils n'ont point fait une églogue, ils n'ont point rempli leur titre ; non plus qu'un peintre, qui ayant promis un paysage rustique, nous offrirait un tableau où il aurait peint avec soin les jardins de Marly, de Versailles, ou de Trianon, ne remplirait point ce qu'il aurait promis.

Mais quoiqu'il soit très-difficîle de bien traiter l'églogue, on est assez d'accord sur le genre du style qui lui convient. Il doit être simple, parce que les bergers parlent simplement ; il ne doit point être trop concis, parce que l'églogue reçoit les détails des petites choses, qui font partie du loisir de la campagne et du caractère des bergers ; ils peuvent par cette raison se permettre des digressions, parce que leurs moments ne sont point comptés, parce qu'ils jouissent d'un loisir tranquille, et qu'il s'agit ici de peindre leur vie. Concluons que le style bucolique doit être moins orné qu'élégant ; les pensées doivent être naïves, les images riantes ou touchantes, les comparaisons naturelles et tirées des choses les plus communes, les sentiments tendres et délicats, le tour simple, les vers libres, et leur cadence harmonieuse.

Théocrite a observé cette cadence dans presque tous les vers qui composent ses pièces bucoliques ; la variété infinie et l'harmonie des mots grecs, lui en donnaient la facilité. Virgile n'a pu mesurer ses vers avec la même exactitude ; parce que la langue latine n'est ni si féconde, ni si cadencée que la grecque. La langue française est encore plus éloignée de cette cadence. L'italienne en approche davantage, et les églogues de leurs poètes l'emportent à tous égards sur les nôtres. L'établissement de l'académie des Arcadiens à Rome, dont les commencements sont de l'an 1690, a renouvellé dans l'Italie le goût de l'églogue, établie par Aquilano dans le XV. siècle, mais qui était abandonné. Cependant ils n'ont pu s'empêcher de faire parler leurs bergers avec un esprit, une finesse, une délicatesse qui n'est point dans le caractère pastoral.

Les François n'ont pas mieux réussi. Ronsard est fastidieux par son jargon et son pédantisme ; il fait faire dans une de ses églogues, l'éloge de Budée et de Vatable, par la bergère Margot : ces savans-là ne devaient point être de la connaissance de Margot. Il a suivi le mauvais goût de Clément Marot, le premier de nos poètes qui ait composé des églogues, et il a saisi son ton en appelant Charles IX. Carlin, Henri II. Henriot, etc. En un mot il s'est rendu ridicule en fredonnant des idylles gothiques.

Et changeant, sans respect de l'oreille et du son,

Lycidas en Pierrot, et Phylis en Toinon. Desp.

Honorat de Beuil marquis de Racan, né en Touraine en 1589, l'un des premiers de l'académie française, mort en 1670, et M. de Segrais (Jean Renaud) né à Caèn l'an 1624, décédé à Paris en 1701, sont les seuls qui, depuis le renouvellement de la poésie française par Malherbe, aient connu en partie la nature du poème bucolique. Les bergeries de l'un, et mieux encore les églogues de l'autre, sont avant celles de M. de Fontenelle, ce que nous avons de meilleur en ce genre, et cependant ce sont des ouvrages pleins de défauts. Si M. Despréaux les a loués, ce n'est que par comparaison, et il était bien éloigné d'en être content. Il trouvait que tous les auteurs ou avaient follement entonné la trompette, ou étaient abjects dans leur langage, ou se métamorphosaient en bergers imaginaires, entêtés de métaphysique amoureuse. Enfin convaincu qu'aucun poète français n'avait saisi l'esprit, le génie, le caractère de l'églogue, il en a donné lui-même le véritable portrait, par lequel je terminerai cet article. Suivez, dit-il, pour vous éclairer de la nature de ce genre de poème :

Suivez pour la trouver, Théocrite et Virgile.

Que leurs tendres écrits, par les grâces dictés,

Ne quittent point vos mains jour et nuit feuilletés :

Seuls dans leurs doctes vers, ils pourront vous apprendre,

Par quel art sans bassesse un auteur peut descendre,

Chanter Flore, les champs, Pomone, les vergers,

Au combat de la flute animer deux bergers,

Des plaisirs de l'amour vanter la douce amorce,

Changer Narcisse en fleur, couvrir Daphné d'écorce,

Et par quel art encore l'églogue quelquefois,

Rend dignes d'un consul la campagne et les bois.

Telle est de ce poème et la force et la grâce.

Art poèt. chant II.

Article de M(D.J.)

Réflexions sur la Poésie pastorale.

L'églogue étant l'imitation des mœurs champêtres dans leur plus belle simplicité, on peut considérer les bergers dans trois états : ou tels qu'ils ont été dans l'abondance et l'égalité du premier âge, avec la simplicité de la nature, la douceur de l'innocence, et la noblesse de la liberté : ou tels qu'ils sont devenus depuis que l'artifice et la force ont fait des esclaves et des maîtres ; réduits à des travaux dégoutants et pénibles, à des besoins douloureux et grossiers, à des idées basses et tristes : ou tels enfin qu'ils n'ont jamais été, mais tels qu'ils pouvaient être, s'ils avaient conservé assez longtemps leur innocence et leur loisir pour se polir sans se corrompre, et pour étendre leurs idées sans multiplier leurs besoins. De ces trois états le premier est vraisemblable, le second est réel, le troisième est possible. Dans le premier, le soin des troupeaux, les fleurs, les fruits, le spectacle de la campagne, l'émulation dans les jeux, le charme de la beauté, l'attrait physique de l'amour, partagent toute l'attention et tout l'intérêt des bergers ; une imagination riante, mais timide, un sentiment délicat, mais ingénu, règnent dans tous leurs discours : rien de réfléchi, rien de raffiné ; la nature enfin, mais la nature dans sa fleur. Telles sont les mœurs des bergers pris dans l'état d'innocence.

Mais ce genre est peu vaste. Les Poètes s'y trouvant à l'étroit, se sont répandus, les uns comme Théocrite, dans l'état de grossiereté et de bassesse ; les autres comme quelques-uns des modernes, dans l'état de culture et de raffinement : les uns et les autres ont manqué d'unité dans le dessein, et se sont éloignés de leur but.

L'objet de la poésie pastorale a été jusqu'à présent, de présenter aux hommes l'état le plus heureux dont il leur soit permis de jouir, et de les en faire jouir en idée par le charme de l'illusion. Or l'état de grossiereté et de bassesse n'est point cet heureux état. Personne, par exemple, n'est tenté d'envier le sort de deux bergers qui se traitent de voleurs et d'infames (Virg. égl. 3). D'un autre côté, l'état de raffinement et de culture ne se concilie pas assez dans notre opinion avec l'état d'innocence, pour que le mélange nous en paraisse vraisemblable. Ainsi plus la poésie pastorale tient de la rusticité ou du raffinement, plus elle s'éloigne de son objet.

Virgile était fait pour l'orner de toutes les grâces de la nature, si au lieu de mettre ses bergers à sa place, il se fût mis lui-même à la place de ses bergers. Mais comme presque toutes ses églogues sont allégoriques, le fond perce à-travers le voîle et en altère les couleurs. A l'ombre des hêtres on entend parler de calamités publiques, d'usurpation, de servitude : les idées de tranquillité, de liberté, d'innocence, d'égalité, disparaissent ; et avec elles s'évanouit cette douce illusion, qui dans le dessein du poète devait faire le charme de ses pastorales.

" Il imagina des dialogues allégoriques entre des bergers, afin de rendre ses pastorales plus intéressantes ", a dit l'un des traducteurs de Virgile. Mais ne confondons pas l'intérêt relatif et passager des allusions, avec l'intérêt essentiel et durable de la chose. Il arrive quelquefois que ce qui a produit l'un pour un temps, nuit dans tous les temps à l'autre. Il ne faut pas douter, par exemple, que la composition de ces tableaux où l'on voit l'Enfant-Jesus caressant un moine, n'ait été ingénieuse et intéressante pour ceux à qui ces tableaux étaient destinés. Le moine n'en est pas moins ridiculement placé dans ces peintures allégoriques.

Rien de plus délicat, de plus ingénieux, que les églogues de quelques-uns de nos poètes ; l'esprit y est employé avec tout l'art qui peut le déguiser. On ne sait ce qui manque à leur style pour être naïf : mais on sent bien qu'il ne l'est pas ; cela vient de ce que leurs bergers pensent au lieu de sentir, et analysent au lieu de peindre.

Tout l'esprit de l'églogue doit être en sentiments et en images ; on ne veut voir dans les bergers que des hommes bien organisés par la nature, et à qui l'art n'ait point appris à composer et à décomposer leurs idées. Ce n'est que par les sens qu'ils sont instruits et affectés, et leur langage doit être comme le miroir où ces impressions se retracent. C'est-là le mérite dominant des églogues de Virgile.

Ite meae, felix quondam pecus, ite capellae.

....

Fortunate senex, hic inter flumina nota,

Et fontes sacros, frigus captabis opacum.

" Comme on suppose ses acteurs (a dit la Motte en parlant de l'églogue) dans cette première ingénuité que l'art et le raffinement n'avaient point encore altérée, ils sont d'autant plus touchans, qu'ils sont plus émus, et qu'ils raisonnent moins.... Mais qu'on y prenne garde : rien n'est souvent si ingénieux que le sentiment ; non pas qu'il soit jamais recherché, mais parce qu'il supprime tout raisonnement ". Cette réflexion est très-fine et très-séduisante. Essayons d'y démêler le vrai. Le sentiment franchit le milieu des idées ; mais il embrasse des rapports plus ou moins éloignés, suivant qu'ils sont plus ou moins connus : et ceci dépend de la réflexion et de la culture.

Je viens de la voir : qu'elle est belle !....

Vous ne sauriez trop la punir. Quinaut.

Ce passage est naturel dans le langage d'un héros ; il ne le serait pas dans celui d'un berger.

Un berger ne doit apercevoir que ce qu'aperçoit l'homme le plus simple sans réflexion et sans effort. Il est éloigné de sa bergère ; il voit préparer des jeux, et il s'écrie :

Quel jour ! quel triste jour ! et l'on songe à des fêtes. Fontenelle.

Il croit toucher au moment où de barbares soldats vont arracher ses plans ; il se dit à lui-même :

Insere nunc, Melibaee, pyros, pone ordine vites. Virg.

La naïveté n'exclut pas la délicatesse : celle-ci consiste dans la sagacité du sentiment, et la nature la donne. Un vif intérêt rend attentif aux plus petites choses.

Rien n'est indifférent à des cœurs bien épris. Font.

Et comme les bergers ne sont guère occupés que d'un objet, ils doivent naturellement s'y intéresser davantage. Ainsi la délicatesse du sentiment est essentielle à la poésie pastorale. Un berger remarque que sa bergère veut qu'il l'aperçoive lorsqu'elle se cache.

Et fugit ad salices, et se cupit ante videri. Virg.

Il observe l'accueil qu'elle fait à son chien et à celui de son rival.

L'autre jour sur l'herbette

Mon chien vint te flatter ;

D'un coup de ta houlette,

Tu sus bien l'écarter.

Mais quand le sien, cruelle,

Par hasard suit tes pas,

Par son nom tu l'appeles.

Non, tu ne m'aimes pas.

Combien de circonstances délicatement saisies dans ce reproche ! c'est ainsi que les bergers doivent développer tout leur cœur et tout leur esprit sur la passion qui les occupe davantage. Mais la liberté que leur en donne la Motte, ne doit pas s'étendre plus loin.

On demande quel est le degré de sentiment dont l'églogue est susceptible, et quelles sont les images dont elle aime à s'embellir.

L'abbé Desfontaines nous dit, en parlant des mœurs pastorales de l'ancien temps : " Le berger n'aimait pas plus sa bergère, que ses brebis, ses pâturages et ses vergers.... et quoiqu'il y eut alors comme aujourd'hui des jaloux, des ingrats, des infidèles, tout cela se pratiquait au moins modérément " Quoi de plus positif que ce témoignage ? Il assure de même ailleurs, " que l'hyperbolique est l'âme de la poésie.... que l'amour est fade et doucereux dans la Bérénice de Racine.... qu'il ne serait pas moins insipide dans le genre pastoral.... et qu'il ne doit y entrer qu'indirectement et en passant, de peur d'affadir le lecteur ". Tout cela prouve que ce traducteur de Virgile voyait aussi loin dans les principes de l'art, que dans ceux de la nature.

Ecoutons M. de Fontenelle, et la Motte son disciple " Les hommes (dit le premier) veulent être heureux, et ils voudraient l'être à peu de frais. Il leur faut quelque mouvement, quelque agitation ; mais un mouvement et une agitation qui s'ajuste, s'il se peut, avec la sorte de paresse qui les possède : et c'est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l'amour, pourvu qu'il soit pris d'une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, désespéré ; mais tendre, simple, délicat, fidèle, et pour se conserver dans cet état, accompagné d'espérance : alors on a le cœur rempli, et non pas troublé, &c ".

" Nous n'avons que faire (dit la Motte) de changer nos idées pour nous mettre à la place des bergers amants.... et à la scène et aux habits près, c'est notre portrait même que nous voyons. Le poète pastoral n'a donc pas de plus sur moyen de plaire, que de peindre l'amour, ses désirs, ses emportements, et même son désespoir. Car je ne crois pas cet excès opposé à l'églogue : Et quoique ce soit le sentiment de M. de Fontenelle, que je regarderai toujours comme mon maître, je fais gloire encore d'être son disciple dans la grande leçon d'examiner, et de ne souscrire qu'à ce qu'on voit. ". Nous citons ce dernier trait pour donner aux gens de lettres un exemple de noblesse et d'honnêteté dans la dispute. Examinons à notre tour lequel de ces deux sentiments doit prévaloir.

Que les emportements de l'amour soient dans le caractère des bergers pris dans l'état d'innocence, c'est ce qu'il serait trop long d'approfondir ; il faudrait pour cela distinguer les purs mouvements de la nature, des écarts de l'opinion, et des raffinements de la vanité. Mais en supposant que l'amour dans son principe naturel soit une passion fougueuse et cruelle, n'est-ce pas perdre de vue l'objet de l'églogue, que de présenter les bergers dans ces violentes situations ? La maladie et la pauvreté affligent les bergers comme le reste des hommes ; cependant on écarte ces tristes images de la peinture de leur vie. Pourquoi ? parce qu'on se propose de peindre un état heureux. La même raison doit en exclure les excès des passions. Si l'on veut peindre des hommes furieux et coupables, pourquoi les chercher dans les hameaux ? pourquoi donner le nom d'églogues à des scènes de tragédie ? Chaque genre a son degré d'intérêt et de pathétique : celui de l'églogue ne doit être qu'une douce émotion. Est-ce à dire pour cela qu'on ne doive introduire sur la scène que des bergers heureux et contens ? Non : l'amour des bergers a ses inquiétudes ; leur ambition a ses revers. Une bergère absente ou infidèle, un vent du midi qui a flétri les fleurs, un loup qui enlève une brebis chérie, sont des objets de tristesse et de douleur pour un berger. Mais dans ses malheurs même on admire la douceur de son état. Qu'il est heureux, dira un courtisan, de ne souhaiter qu'un beau jour ! Qu'il est heureux, dira un plaideur, de n'avoir que des loups à craindre ! Qu'il est heureux, dira un souverain, de n'avoir que des moutons à garder !

Virgile a un exemple admirable du degré de chaleur auquel peut se porter l'amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie pastorale. C'est dommage que cet exemple ne soit pas honnête à citer.

L'amour a toujours été la passion dominante de l'églogue, par la raison qu'elle est la plus naturelle aux hommes, et la plus familière aux bergers. Les anciens n'ont peint de l'amour que le physique : sans doute en étudiant la nature, ils n'y ont trouvé rien de plus. Les modernes y ont ajouté tous ces petits raffinements, que la fantaisie des hommes a inventés pour leur supplice ; et il est au moins douteux que la Poésie ait gagné à ce mélange. Quoi qu'il en sait, la froide galanterie n'aurait dû jamais y prendre la place d'un sentiment ingénu. Passons au choix des images.

Tous les objets que la nature peut offrir aux yeux des bergers, sont du genre de l'églogue. Mais la Motte a raison de dire, que quoique rien ne plaise que ce qui est naturel, il ne s'ensuit pas que tout ce qui est naturel doive plaire. Sur le principe déjà posé que l'églogue est le tableau d'une condition digne d'envie, tous les traits qu'elle présente doivent concourir à former ce tableau. De-là vient que les images grossières, ou purement rustiques, doivent en être bannies ; de-là vient que les bergers ne doivent pas dire, comme dans Théocrite : je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots qui mangent les raisins, etc. De-là vient que les pêcheurs de Sannazar sont d'une invention malheureuse ; la vie des pêcheurs n'offre que l'idée du travail, de l'impatience et de l'ennui. Il n'en est pas de même de la condition des laboureurs : leur vie, quoique pénible, présente l'image de la gaieté, de l'abondance, et du plaisir ; le bonheur n'est incompatible qu'avec un travail ingrat et forcé ; la culture des champs, l'espérance des moissons, la récolte des grains, les repas, la retraite, les danses des moissonneurs, présentent des tableaux aussi riants que les troupeaux et les prairies. Ces deux vers de Virgile en sont un exemple :

Testilis et rapido fessis messoribus aestu

Allia, serpillumque, herbas contundit olentes.

Qu'on introduise avec art sur la scène, des bergers et des laboureurs, on verra quel agrément et quelle variété peuvent naître de ce mélange.

Mais quelque art qu'on emploie à embellir et à varier l'églogue, sa chaleur douce et tempérée ne peut soutenir longtemps une action intéressante. Delà vient que les bergeries de Racan sont froides à la lecture, et le seront encore plus au théâtre ; quoique le style, les caractères, l'action même de ces bergeries s'éloignent de la simplicité du genre pastoral. L'Aminte et le Pastor-fido, ces poèmes charmants, languiraient eux-mêmes, si les mœurs en étaient purement champêtres. L'action de l'églogue, pour être vive, ne doit avoir qu'un moment. La passion seule peut nourrir un long intérêt ; il se refroidit s'il n'augmente. Or l'intérêt ne peut augmenter à un certain point, sans sortir du genre de l'églogue, qui de sa nature n'est susceptible ni de terreur, ni de pitié.

Tout poème sans dessein, est un mauvais poème. La Motte, pour le dessein de l'églogue, veut qu'on choisisse d'abord une vérité digne d'intéresser le cœur et de satisfaire l'esprit, et qu'on imagine ensuite une conversation de bergers, ou un événement pastoral, où cette vérité se développe. Nous tombons d'accord avec lui que, suivant ce dessein, on peut faire une églogue excellente, et que ce développement d'une vérité particulière serait un mérite de plus. Mais nous ajoutons qu'il est une vérité générale, qui suffit au dessein et à l'intérêt de l'églogue. Cette vérité, c'est l'avantage d'une vie douce, tranquille et innocente, telle qu'on peut la goûter en se rapprochant de la nature, sur une vie mêlée de trouble, d'amertume et d'ennuis, telle que l'homme l'éprouve depuis qu'il s'est forgé de vains désirs, des intérêts chimériques, et des besoins factices. C'est ainsi, sans doute, que M. de Fontenelle a envisagé le dessein moral de l'églogue, lorsqu'il en a banni les passions funestes ; et si la Motte avait saisi ce principe, il n'eut proposé ni de peindre dans ce poème les emportements de l'amour, ni d'en faire aboutir l'action à quelque vérité cachée. La fable doit renfermer une moralité : et pourquoi ? parce que le matériel de la fable est hors de toute vraisemblance. Voyez FABLE. Mais l'églogue a sa vraisemblance et son intérêt en elle-même, et l'esprit se repose agréablement sur le sens littéral qu'elle lui présente, sans y chercher un sens mystérieux.

L'églogue en changeant d'objet, peut changer aussi de genre ; on ne l'a considérée jusqu'ici que comme le tableau d'une condition digne d'envie, ne pourrait-elle pas être aussi la peinture d'un état digne de pitié ? en serait-elle moins utîle ou moins intéressante ? elle peindrait d'après nature des mœurs grossières et de tristes objets ; mais ces images, vivement exprimées, n'auraient-elles pas leur beauté, leur pathétique, et surtout leur bonté morale ? Ceux qui panchent pour ce genre naturel et vrai, se fondent sur ce principe, que tout ce qui est beau en peinture, doit l'être en poésie ; et que les paysans de Teniers ne le cedent en rien aux bergers de Pater, et aux galans de Vateau. Ils en concluent que Colin et Colette, Mathurin et Claudine, sont des personnages aussi dignes de l'églogue, dans la rusticité de leurs mœurs et la misere de leur état, que Daphnis et Timarete, Aminthe et Licidas, dans leur noble simplicité et dans leur aisance tranquille. Le premier genre sera triste, mais la tristesse et l'agrément ne sont point incompatibles. On n'aurait ce reproche à essuyer que des esprits froids et superficiels, espèce de critiques qu'on ne doit jamais compter pour rien. Ce genre, dit-on, manquerait de délicatesse et d'élégance ; pourquoi ? les paysans de la Fontaine ne parlent-ils pas le langage de la nature, et ce langage n'a-t-il point une élégante simplicité ? Quel est le critique qui trouvera trop recherché le castaneae molles et pressi copia lactis de Virgile ? D'ailleurs ce langage inculte aurait du moins pour lui l'énergie de la vérité. Il y a peu de tableaux champêtres plus forts, plus intéressants pour l'imagination et pour l'âme, que ceux que la Fontaine nous a peints dans la fable du paysan du Danube. En un mot il n'y a qu'une sorte d'objets qui doivent être bannis de la Poésie, comme de la Peinture : ce sont les objets dégoutants, et la rusticité peut ne pas l'être. Qu'une bonne paysanne reprochant à ses enfants leur lenteur à puiser de l'eau, et à allumer du feu pour préparer le repas de leur père, leur dise : " Savez-vous, mes enfants, que dans ce moment même votre père, courbé sous le poids du jour, force une terre ingrate à produire de quoi vous nourrir ? Vous le verrez revenir ce soir accablé de fatigue et degouttant de sueur, etc. cette églogue sera aussi touchante que naturelle.

L'églogue est un récit, ou un entretien, ou un mélange de l'un et de l'autre : dans tous les cas elle doit être absolue dans son plan, c'est-à-dire, ne laisser rien à désirer dans son commencement, dans son milieu ni dans sa fin : règle contre laquelle peche toute églogue, dont les personnages ne savent à quel propos ils commencent, continuent, ou finissent de parler. Voyez DIALOGUE.

Dans l'églogue en récit, ou c'est le poète, ou c'est l'un de ses bergers qui raconte. Si c'est le poète, il lui est permis de donner à son style un peu plus d'élégance et d'éclat : mais il n'en doit prendre les ornements que dans les mœurs et les objets champêtres ; il ne doit être lui-même que le mieux instruit, et le plus ingénieux des bergers. Si c'est un berger qui raconte, le style et le ton de l'églogue en récit ne diffère en rien du style et du ton de l'églogue dialoguée. Dans l'un et l'autre il doit être un tissu d'images familières, mais choisies ; c'est-à-dire, ou gracieuses ou touchantes : c'est-là ce qui met les pastorales anciennes si fort au-dessus des modernes. Il n'est point de galerie si vaste, qu'un peintre habîle ne put orner avec une seule des églogues de Virgile.

C'est une erreur assez généralement répandue, que le style figuré n'est point naturel : en attendant que nous essayons de la détruire, relativement à la Poésie en général (Voyez IMAGE), nous allons la combattre en peu de mots à l'égard de la poésie champêtre. Non-seulement il est dans la nature que le style des bergers soit figuré, mais il est contre toute vraisemblance qu'il ne le soit pas. Employer le style figuré, c'est-à-peu-près, comme Lucain l'a dit de l'écriture,

Donner de l'âme aux corps, et du corps aux pensées ;

& c'est ce que fait naturellement un berger. Un ruisseau serpente dans la prairie ; le berger ne pénètre point la cause physique de ses détours : mais attribuant au ruisseau un penchant analogue au sien, il se persuade que c'est pour caresser les fleurs et couler plus longtemps autour d'elles, que le ruisseau s'égare et prolonge son cours. Un berger sent épanouir son âme au retour de sa bergère ; les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment. Il a recours aux images sensibles : l'herbe que ranime la rosée, la nature renaissante au lever du soleil, les fleurs écloses au premier souffle du zéphir, lui prêtent les couleurs les plus vives, pour exprimer ce qu'un métaphysicien aurait bien de la peine à rendre. Telle est l'origine du langage figuré, le seul qui convienne à la pastorale, par la raison qu'il est le seul que la nature ait enseigné.

Cependant autant que des images détachées sont naturelles dans le style, autant une allégorie continue y paraitrait artificielle. La comparaison même ne convient à l'églogue, que lorsqu'elle semble se présenter sans qu'on la cherche, et dans des moments de repos. De-là vient que celle-ci manque de naturel, employée comme elle est dans une situation qui ne permet pas de parcourir tous ces rapports.

Nec lacrymis crudelis amor, nec gramine rivi,

Nec cytiso saturantur apes, nec fronde capellae.

Le dialogue est une partie essentielle de l'églogue : mais comme il a les mêmes règles dans tous les genres de poésie, voyez DIALOGUE. Article de M. MARMONTEL.