L'encyclopédie que nous présentons au public, est, comme son titre l'annonce, l'ouvrage d'une société de gens de lettres. Nous croirions pouvoir assurer, si nous n'étions pas du nombre, qu'ils sont tous avantageusement connus, ou dignes de l'être. Mais sans vouloir prévenir un jugement qu'il n'appartient qu'aux savants de porter, il est au moins de notre devoir d'écarter avant toutes choses l'objection la plus capable de nuire au succès d'une si grande entreprise

Nous déclarons donc que nous n'avons point eu la témérité de nous charger seuls d'un poids si supérieur à nos forces, et que notre fonction d'éditeurs consiste principalement à mettre en ordre des matériaux dont la partie la plus considérable nous a été entièrement fournie.
Nous avions fait expressément la même déclaration dans le corps du prospectus; mais elle aurait peut-être dû se trouver à la tête. Par cette précaution, nous eussions apparemment répondu d'avance à une foule de gens du monde, et même à quelques gens de lettres, qui nous ont demandé comment deux personnes pouvaient traiter de toutes les sciences et de tous les arts, et qui néanmoins avaient jeté sans doute les yeux sur le prospectus, puisqu'ils ont bien voulu l'honorer de leurs éloges.

Ainsi, le seul moyen d'empêcher sans retour leur objection de reparaitre, c'est d'employer, comme nous faisons ici, les premières lignes de notre ouvrage à la détruire. Ce début est donc uniquement destiné à ceux de nos lecteurs qui ne jugeront pas à propos d'aller plus loin: nous devons aux autres un détail beaucoup plus étendu sur l'exécution de l'encyclopédie: ils le trouveront dans la suite de ce discours, avec les noms de chacun de nos collègues; mais ce détail si important par sa nature et par sa matière, demande à être précédé de quelques réflexions philosophiques.

L'ouvrage dont nous donnons aujourd'hui le premier volume, a deux objets: comme Encyclopédie , il doit exposer autant qu'il est possible, l'ordre et l'enchainement des connaissances humaines: comme Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, il doit contenir sur chaque science et sur chaque art, soit libéral, sait mécanique, les principes généraux qui en sont la base, et les détails les plus essentiels, qui en font le corps et la substance. Ces deux points de vue, d'Encyclopédie et de Dictionnaire raisonné, formeront donc le plan et la division de notre discours préliminaire. Nous allons les envisager, les suivre l'un après l'autre, et rendre compte des moyens par lesquels on a tâché de satisfaire à ce double objet.

Pour peu qu'on ait réfléchi sur la liaison que les découvertes ont entr'elles, il est facile de s'apercevoir que les sciences et les arts se prêtent mutuellement des secours, et qu'il y a par conséquent une chaîne qui les unit.
Mais s'il est souvent difficile de réduire à un petit nombre de règles ou de notions générales, chaque science ou chaque art en particulier, il ne l'est pas moins de renfermer en un système qui soit un, les branches infiniment variées de la science humaine.

Le premier pas que nous ayons à faire dans cette recherche, est d'examiner, qu'on nous permette ce terme, la généalogie et la filiation de nos connaissances, les causes qui ont dû les faire naitre, et les caractères qui les distinguent; en un mot, de remonter jusqu'à l'origine et à la génération de nos idées. Indépendamment des secours que nous tirerons de cet examen pour l'énumération encyclopédique des sciences et des arts, il ne saurait être déplacé à la tête d'un ouvrage tel que celui-ci.

On peut diviser toutes nos connaissances en directes et en réfléchies. Les directes sont celles que nous recevons immédiatement sans aucune opération de notre volonté; qui trouvant ouvertes, si on peut parler ainsi, toutes les portes de notre âme, y entrent sans résistance et sans effort. Les connaissances réfléchies sont celles que l'esprit acquiert en opérant sur les directes, en les unissant et en les combinant.

Toutes nos connaissances directes se réduisent à celles que nous recevons par les sens; d'où il s'ensuit que c'est à nos sensations que nous devons toutes nos idées.
Ce principe des premiers philosophes a été longtemps regardé comme un axiome par les scolastiques; pour qu'ils lui fissent cet honneur, il suffisait qu'il fût ancien, et ils auraient défendu avec la même chaleur les formes substantielles ou les qualités occultes. Aussi cette vérité fut-elle traitée à la renaissance de la philosophie, comme les opinions absurdes dont on aurait dû la distinguer; on la proscrivit avec elles, parce que rien n'est si dangereux pour le vrai, et ne l'expose tant à être méconnu, que l'alliage ou le voisinage de l'erreur.
Le système des idées innées, séduisant à plusieurs égards, et plus frappant peut-être, parce qu'il était moins connu, a succédé à l'axiome des scolastiques; et après avoir longtemps régné, il conserve encore quelques partisans; tant la vérité a de peine à reprendre sa place, quand les préjugés ou le sophisme l'en ont chassée.
Enfin depuis assez peu de temps on convient presque généralement que les anciens avaient raison; et ce n'est pas la seule question sur laquelle nous commençons à nous rapprocher d'eux.

Rien n'est plus incontestable que l'existence de nos sensations; ainsi pour prouver qu'elles sont le principe de toutes nos connaissances, il suffit de démontrer qu'elles peuvent l'être:
car en bonne philosophie, toute déduction qui a pour base des faits ou des vérités reconnues, est préférable à ce qui n'est appuyé que sur des hypothèses, même ingénieuses.
Pourquoi supposer que nous ayons d'avance des notions purement intellectuelles, si nous n'avons besoin pour les former, que de réfléchir sur nos sensations? Le détail où nous allons entrer fera voir que ces notions n'ont point en effet d'autre origine.

La première chose que nos sensations nous apprennent, et qui même n'en est pas distinguée, c'est notre existence; d'où il s'ensuit que nos premières idées réfléchies doivent tomber sur nous, c'est-à-dire, sur ce principe pensant qui constitue notre nature, et qui n'est point différent de nous-mêmes.

La seconde connaissance que nous devons à nos sensations, est l'existence des objets extérieurs, parmi lesquels notre propre corps doit être compris, puisqu'il nous est, pour ainsi dire, extérieur, même avant que nous ayons démêlé la nature du principe qui pense en nous.
Ces objets innombrables produisent sur nous un effet si puissant, si continu, et qui nous unit tellement à eux, qu'après un premier instant où nos idées réfléchies nous rappellent en nous-mêmes, nous sommes forcés d'en sortir par les sensations qui nous assiègent de toutes parts, et qui nous arrachent à la solitude où nous resterions sans elles.
La multiplicité de ces sensations, l'accord que nous remarquons dans leur témoignage, les nuances que nous y observons, les affections involontaires qu'elles nous font éprouver, comparées avec la détermination volontaire qui préside à nos idées réfléchies, et qui n'opère que sur nos sensations même; tout cela forme en nous un penchant insurmontable à assurer l'existence des objets auxquels nous rapportons ces sensations, et qui nous paraissent en être la cause; penchant que bien des philosophes ont regardé comme l'ouvrage d'un être supérieur, et comme l'argument le plus convaincant de l'existence de ces objets.
En effet, n'y ayant aucun rapport entre chaque sensation, et l'objet qui l'occasionne, ou du moins auquel nous la rapportons, il ne parait pas qu'on puisse trouver par le raisonnement de passage possible de l'un à l'autre:
il n'y a qu'une espèce d'instinct, plus sur que la raison même, qui puisse nous forcer à franchir un si grand intervalle; et cet instinct est si vif en nous, que quand on supposerait pour un moment qu'il subsistât; pendant que les objets extérieurs seraient anéantis, ces mêmes objets reproduits tout-à-coup ne pourraient augmenter sa force.

Jugeons donc sans balancer, que nos sensations ont en effet hors de nous la cause que nous leur supposons, puisque l'effet qui peut résulter de l'existence réelle de cette cause ne saurait différer en aucune manière de celui que nous éprouvons; et n'imitons point ces philosophes dont parle Montaigne, qui interrogés sur le principe des actions humaines, cherchent encore s'il y a des hommes.
Loin de vouloir répandre des nuages sur une vérité reconnue des sceptiques même lorsqu'ils ne disputent pas, laissons aux métaphysiciens éclairés le soin d'en développer le principe:
c'est à eux à déterminer, s'il est possible, quelle gradation observe notre âme dans ce premier pas qu'elle fait hors d'elle-même, poussée, pour ainsi dire, et retenue tout à la fois par une foule de perceptions, qui d'un côté l'entrainent vers les objets extérieurs, et qui de l'autre n'appartenant proprement qu'à elle, semblent lui circonscrire un espace étroit dont elles ne lui permettent pas de sortir.

De tous les objets qui nous affectent par leur présence, notre propre corps est celui dont l'existence nous frappe le plus; parce qu'elle nous appartient plus intimement: mais à peine sentons-nous l'existence de notre corps, que nous nous apercevons de l'attention qu'il exige de nous, pour écarter les dangers qui l'environnent.
Sujet à mille besoins, et sensible au dernier point à l'action des corps extérieurs, il serait bien-tôt détruit, si le soin de sa conservation ne nous occupait.
Ce n'est pas que tous les corps extérieurs nous fassent éprouver des sensations désagréables; quelques-uns semblent nous dédommager par le plaisir que leur action nous procure.
Mais tel est le malheur de la condition humaine, que la douleur est en nous le sentiment le plus vif; le plaisir nous touche moins qu'elle, et ne suffit presque jamais pour nous en consoler.
En vain quelques philosophes soutenaient, en retenant leurs cris au milieu des souffrances, que la douleur n'était point un mal: en vain quelques autres plaçaient le bonheur suprême dans la volupté, à laquelle ils ne laissaient pas de se refuser par la crainte de ses suites: tous auraient mieux connu notre nature, s'ils s'étaient contentés de borner à l'exemption de la douleur le souverain bien de la vie présente, et de convenir que sans pouvoir atteindre à ce souverain bien, il nous était seulement permis d'en approcher plus ou moins, à proportion de nos soins et de notre vigilance.
Des réflexions si naturelles frapperont infailliblement tout homme abandonné à lui-même, et libre de préjugés, soit d'éducation, soit d'étude: elles seront la suite de la première impression qu'il recevra des objets; et l'on peut les mettre au nombre de ces premiers mouvements de l'âme, précieux pour les vrais sages, et dignes d'être observés par eux, mais négligés ou rejetés par la philosophie ordinaire, dont ils démentent presque toujours les principes. La nécessité de garantir notre propre corps de la douleur et de la destruction, nous fait examiner parmi les objets extérieurs, ceux qui peuvent nous être utiles ou nuisibles, pour rechercher les uns et fuir les autres.
Mais à peine commençons-nous à parcourir ces objets, que nous découvrons parmi eux un grand nombre d'êtres qui nous paraissent entièrement semblables à nous, c'est-à-dire, dont la forme est toute pareille à la nôtre, et qui, autant que nous en pouvons juger au premier coup d'oeil, semblent avoir les mêmes perceptions que nous: tout nous porte donc à penser qu'ils ont aussi les mêmes besoins que nous éprouvons, et par conséquent le même intérêt de les satisfaire; d'où il résulte que nous devons trouver beaucoup d'avantage à nous unir avec eux pour démêler dans la nature ce qui peut nous conserver ou nous nuire.
La communication des idées est le principe et le soutien de cette union, et demande nécessairement l'invention des signes; telle est l'origine de la formation des sociétés avec laquelle les langues ont dû naitre.

Ce commerce que tant de motifs puissants nous engagent à former avec les autres hommes, augmente bien-tôt l'étendue de nos idées, et nous en fait naitre de très-nouvelles pour nous, et de très-éloignées, selon toute apparence, de celles que nous aurions eues par nous-mêmes sans un tel secours.
C'est aux philosophes à juger si cette communication réciproque, jointe à la ressemblance que nous apercevons entre nos sensations et celles de nos semblables, ne contribue pas beaucoup à fortifier ce penchant invincible que nous avons à supposer l'existence de tous les objets qui nous frappent.
Pour me renfermer dans mon sujet, je remarquerai seulement que l'agrément et l'avantage que nous trouvons dans un pareil commerce, soit à faire part de nos idées aux autres hommes, soit à joindre les leurs aux nôtres, doit nous porter à resserrer de plus en plus les liens de la société commencée, et à la rendre la plus utile pour nous qu'il est possible.
Mais chaque membre de la société cherchant ainsi à augmenter pour lui-même l'utilité qu'il en retire, et ayant à combattre dans chacun des autres un empressement égal au sien, tous ne peuvent avoir la même part aux avantages, quoique tous y aient le même droit.
Un droit si légitime est donc bien-tôt enfreint par ce droit barbare d'inégalité, appelé loi du plus fort, dont l'usage semble nous confondre avec les animaux, et dont il est pourtant si difficile de ne pas abuser.
Ainsi la force, donnée par la nature à certains hommes, et qu'ils ne devraient sans doute employer qu'au soutien et à la protection des faibles, est au contraire l'origine de l'oppression de ces derniers.
Mais plus l'oppression est violente, plus ils la souffrent impatiemment, parce qu'ils sentent que rien de raisonnable n'a dû les y assujettir.
De-là la notion de l'injuste, et par conséquent du bien et du mal moral, dont tant de philosophes ont cherché le principe, et que le cri de la nature, qui retentit dans tout homme, fait entendre chez les peuples même les plus sauvages.
Delà aussi cette loi naturelle que nous trouvons au-dedans de nous, source des premières lois que les hommes ont dû former: sans le secours même de ces lois elle est quelquefois assez forte, sinon pour anéantir l'oppression, au moins pour la contenir dans certaines bornes. C'est ainsi que le mal que nous éprouvons par les vices de nos semblables, produit en nous la connaissance réfléchie des vertus opposées à ces vices; connaissance précieuse, dont une union et une égalité parfaites nous auraient peut-être privés.

Par l'idée acquise du juste et de l'injuste, et conséquemment de la nature morale des actions, nous sommes naturellement amenés à examiner quel est en nous le principe qui agit, ou, ce qui est la même chose, la substance qui veut et qui conçoit.
Il ne faut pas approfondir beaucoup la nature de notre corps et l'idée que nous en avons, pour reconnaitre qu'il ne saurait être cette substance, puisque les propriétés que nous observons dans la matière, n'ont rien de commun avec la faculté de vouloir et de penser: d'où il résulte que cet être appelé nous est formé de deux principes de différente nature, tellement unis, qu'il règne entre les mouvements de l'un et les affections de l'autre, une correspondance que nous ne saurions ni suspendre ni altérer, et qui les tient dans un assujettissement réciproque.
Cet esclavage si indépendant de nous, joint aux réflexions que nous sommes forcés de faire sur la nature des deux principes et sur leur imperfection, nous élève à la contemplation d'une intelligence toute-puissante à qui nous devons ce que nous sommes, et qui exige par conséquent notre culte: son existence, pour être reconnue, n'aurait besoin que de notre sentiment intérieur, quand même le témoignage universel des autres hommes, et celui de la nature entière, ne s'y joindraient pas.

Il est donc évident que les notions purement intellectuelles du vice et de la vertu, le principe et la nécessité des lais, la spiritualité de l'âme, l'existence de Dieu et nos devoirs envers lui, en un mot les vérités dont nous avons le besoin le plus prompt et le plus indispensable, sont le fruit des premières idées réfléchies que nos sensations occasionnent.

Quelque intéressantes que soient ces premières vérités pour la plus noble portion de nous-mêmes, le corps auquel elle est unie nous ramène bientôt à lui par la nécessité de pourvoir à des besoins qui se multiplient sans cesse.
Sa conservation doit avoir pour objet, ou de prévenir les maux qui le menacent, ou de remédier à ceux dont il est atteint.
C'est à quoi nous cherchons à satisfaire par deux moyens; savoir, par nos découvertes particulières, et par les recherches des autres hommes; recherches dont notre commerce avec eux nous met à portée de profiter.
De-là ont dû naitre d'abord l'agriculture, la médecine, enfin tous les arts les plus absolument nécessaires.
Ils ont été en même temps et nos connaissances primitives, et la source de toutes les autres, même de celles qui en paraissent très-éloignées par leur nature: c'est ce qu'il faut développer plus en détail. Les premiers hommes, en s'aidant mutuellement de leurs lumières, c'est-à-dire, de leurs efforts séparés ou réunis, sont parvenus, peut-être en assez peu de temps, à découvrir une partie des usages auxquels ils pouvaient employer les corps.
Avides de connaissances utiles, ils ont dû écarter d'abord toute spéculation oisive, considérer rapidement les uns après les autres les différents êtres que la nature leur présentait, et les combiner, pour ainsi dire, matériellement, par leurs propriétés les plus frappantes et les plus palpables.
à cette première combinaison, il a dû en succéder une autre plus recherchée, mais toujours relative à leurs besoins, et qui a principalement consisté dans une étude plus approfondie de quelques propriétés moins sensibles, dans l'altération et la décomposition des corps, et dans l'usage qu'on en pouvait tirer.

Cependant, quelque chemin que les hommes dont nous parlons, et leurs successeurs, aient été capables de faire, excités par un objet aussi intéressant que celui de leur propre conservation; l'expérience et l'observation de ce vaste univers leur ont fait rencontrer bientôt des obstacles que leurs plus grands efforts n'ont pu franchir. L'esprit, accoutumé à la méditation, et avide d'en tirer quelque fruit, a dû trouver alors une espèce de ressource dans la découverte des propriétés des corps uniquement curieuses, découverte qui ne connait point de bornes.
En effet, si un grand nombre de connaissances agréables suffisait pour consoler de la privation d'une vérité utile, on pourrait dire que l'étude de la Nature, quand elle nous refuse le nécessaire, fournit du moins avec profusion à nos plaisirs: c'est une espèce de superflu qui supplée, quoique très-imparfaitement, à ce qui nous manque.
De plus, dans l'ordre de nos besoins et des objets de nos passions, le plaisir tient une des premières places, et la curiosité est un besoin pour qui sait penser, surtout lorsque ce désir inquiet est animé par une sorte de dépit de ne pouvoir entièrement se satisfaire.
Nous devons donc un grand nombre de connaissances simplement agréables à l'impuissance malheureuse où nous sommes d'acquérir celles qui nous seraient d'une plus grande nécessité.
Un autre motif sert à nous soutenir dans un pareil travail; si l'utilité n'en est pas l'objet, elle peut en être au moins le prétexte.
Il nous suffit d'avoir trouvé quelquefois un avantage réel dans certaines connaissances, où d'abord nous ne l'avions pas soupçonné, pour nous autoriser à regarder toutes les recherches de pure curiosité, comme pouvant un jour nous être utiles.
Voilà l'origine et la cause des progrès de cette vaste science, appelée en général Physique ou étude de la Nature, qui comprend tant de parties différentes: l'agriculture et la médecine, qui l'ont principalement fait naitre, n'en sont plus aujourd'hui que des branches.
Aussi, quoique les plus essentielles et les premières de toutes, elles ont été plus ou moins en honneur à proportion qu'elles ont été plus ou moins étouffées et obscurcies par les autres. Dans cette étude que nous faisons de la nature, en partie par nécessité, en partie par amusement, nous remarquons que les corps ont un grand nombre de propriétés, mais tellement unies pour la plupart dans un même sujet, qu'afin de les étudier chacune plus à fond, nous sommes obligés de les considérer séparément.
Par cette opération de notre esprit, nous découvrons bientôt des propriétés qui paraissent appartenir à tous les corps, comme la faculté de se mouvoir ou de rester en repos, et celle de se communiquer du mouvement, sources des principaux changements, que nous observons dans la nature. L'examen de ces propriétés, et surtout de la dernière, aidé par nos propres sens, nous fait bientôt découvrir une autre propriété dont elles dépendent; c'est l'impénétrabilité, ou cette espèce de force par laquelle chaque corps en exclut tout autre du lieu qu'il occupe, de manière que deux corps rapprochés le plus qu'il est possible, ne peuvent jamais occuper un espace moindre que celui qu'ils remplissaient étant désunis.
L'impénétrabilité est la propriété principale par laquelle nous distinguons les corps des parties de l'espace indéfini où nous imaginons qu'ils sont placés; du moins c'est ainsi que nos sens nous font juger, et s'ils nous trompent sur ce point, c'est une erreur si métaphysique, que notre existence et notre conservation n'en ont rien à craindre, et que nous y revenons continuellement comme malgré nous par notre manière ordinaire de concevoir.
Tout nous porte à regarder l'espace comme le lieu des corps, sinon réel, au moins supposé; c'est en effet par le secours des parties de cet espace considérées comme pénétrables et immobiles, que nous parvenons à nous former l'idée la plus nette que nous puissions avoir du mouvement.
Nous sommes donc comme naturellement contraints à distinguer, au moins par l'esprit, deux sortes d'étendue, dont l'une est impénétrable, et l'autre constitue le lieu des corps.
Ainsi quoique l'impénétrabilité entre nécessairement dans l'idée que nous nous formons des portions de la matière, cependant comme c'est une propriété relative, c'est-à-dire, dont nous n'avons l'idée qu'en examinant deux corps ensemble, nous nous accoutumons bientôt à la regarder comme distinguée de l'étendue, et à considérer celle-ci séparément de l'autre. Par cette nouvelle considération nous ne voyons plus les corps que comme des parties figurées et étendues de l'espace; point de vue le plus général et le plus abstrait sous lequel nous puissions les envisager.
Car l'étendue où nous ne distinguerions point de parties figurées, ne serait qu'un tableau lointain et obscur, où tout nous échapperait, parce qu'il nous serait impossible d'y rien discerner.
La couleur et la figure, propriétés toujours attachées aux corps, quoique variables pour chacun d'eux, nous servent en quelque sorte à les détacher du fond de l'espace; l'une de ces deux propriétés est même suffisante à cet égard: aussi pour considérer les corps sous la forme la plus intellectuelle, nous préférons la figure à la couleur, soit parce que la figure nous est plus familière étant à la fois connue par la vue et par le toucher, soit parce qu'il est plus facile de considérer dans un corps la figure sans la couleur, que la couleur sans la figure; soit enfin parce que la figure sert à fixer plus aisément, et d'une manière moins vague, les parties de l'espace. Nous voilà donc conduits à déterminer les propriétés de l'étendue simplement en tant que figurée.
C'est l'objet de la géométrie, qui pour y parvenir plus facilement, considère d'abord l'étendue limitée par une seule dimension, ensuite par deux, et enfin sous les trois dimensions qui constituent l'essence du corps intelligible, c'est-à-dire, d'une portion de l'espace terminée en tout sens par des bornes intellectuelles.

Ainsi, par des opérations et des abstractions successives de notre esprit, nous dépouillons la matière de presque toutes ses propriétés sensibles, pour n'envisager en quelque manière que son fantôme; et l'on doit sentir d'abord que les découvertes auxquelles cette recherche nous conduit, ne pourront manquer d'être fort utiles toutes les fois qu'il ne sera point nécessaire d'avoir égard à l'impénétrabilité des corps; par exemple, lorsqu'il sera question d'étudier leur mouvement, en les considérant comme des parties de l'espace, figurées, mobiles, et distantes les unes des autres.

L'examen que nous faisons de l'étendue figurée nous présentant un grand nombre de combinaisons à faire, il est nécessaire d'inventer quelque moyen qui nous rende ces combinaisons plus faciles; et comme elles consistent principalement dans le calcul et le rapport des différentes parties dont nous imaginons que les corps géométriques sont formés, cette recherche nous conduit bientôt à l'arithmétique ou science des nombres.
Elle n'est autre chose que l'art de trouver d'une manière abrégée l'expression d'un rapport unique qui résulte de la comparaison de plusieurs autres. Les différentes manières de comparer ces rapports donnent les différentes règles de l'arithmétique. De plus, il est bien difficile qu'en réfléchissant sur ces règles, nous n'apercevions certains principes ou propriétés générales des rapports, par le moyen desquelles nous pouvons, en exprimant ces rapports d'une manière universelle, découvrir les différentes combinaisons qu'on en peut faire.
Les résultats de ces combinaisons, réduits sous une forme générale, ne seront en effet que des calculs arithmétiques indiqués, et représentés par l'expression la plus simple et la plus courte que puisse souffrir leur état de généralité.
La science ou l'art de désigner ainsi les rapports est ce qu'on nomme algèbre.
Ainsi quoiqu'il n'y ait proprement de calcul possible que par les nombres, ni de grandeur mesurable que l'étendue (car sans l'espace nous ne pourrions mesurer exactement le temps) nous parvenons, en généralisant toujours nos idées, à cette partie principale des mathématiques, et de toutes les sciences naturelles, qu'on appelle science des grandeurs en général; elle est le fondement de toutes les découvertes qu'on peut faire sur la quantité, c'est-à-dire, sur tout ce qui est susceptible d'augmentation ou de diminution. Cette science est le terme le plus éloigné où la contemplation des propriétés de la matière puisse nous conduire, et nous ne pourrions aller plus loin sans sortir tout à fait de l'univers matériel.
Mais telle est la marche de l'esprit dans ses recherches, qu'après avoir généralisé ses perceptions jusqu'au point de ne pouvoir plus les décomposer davantage, il revient ensuite sur ses pas, recompose de nouveau ces perceptions mêmes, et en forme peu à peu et par gradation, les êtres réels qui sont l'objet immédiat et direct de nos sensations.
Ces êtres, immédiatement relatifs à nos besoins, sont aussi ceux qu'il nous importe le plus d'étudier; les abstractions mathématiques nous en facilitent la connaissance; mais elles ne sont utiles qu'autant qu'on ne s'y borne pas.

C'est pourquoi, ayant en quelque sorte épuisé par les spéculations géométriques les propriétés de l'étendue figurée, nous commençons par lui rendre l'impénétrabilité, qui constitue le corps physique, et qui était la dernière qualité sensible dont nous l'avions dépouillée. Cette nouvelle considération entraine celle de l'action des corps les uns sur les autres, car les corps n'agissent qu'en tant qu'ils sont impénétrables; et c'est delà que se déduisent les lois de l'équilibre et du mouvement, objet de la mécanique.
Nous étendons même nos recherches jusqu'au mouvement des corps animés par des forces ou causes motrices inconnues, pourvu que la loi suivant laquelle ces causes agissent, soit connue ou supposée l'être.

Rentrés enfin tout à fait dans le monde corporel, nous apercevons bien-tôt l'usage que nous pouvons faire de la géométrie et de la mécanique, pour acquérir sur les propriétés des corps les connaissances les plus variées et les plus profondes.
C'est à peu-près de cette manière que sont nées toutes les sciences appelées physico-mathématiques.
On peut mettre à leur tête l'astronomie, dont l'étude, après celle de nous mêmes, est la plus digne de notre application par le spectacle magnifique qu'elle nous présente. Joignant l'observation au calcul, et les éclairant l'un par l'autre, cette science détermine avec une exactitude digne d'admiration les distances et les mouvements les plus compliqués des corps célestes; elle assigne jusqu'aux forces mêmes par lesquelles ces mouvements sont produits ou altérés.
Aussi peut-on la regarder à juste titre comme l'application la plus sublime et la plus sure de la géométrie et de la mécanique réunis, et ses progrès comme le monument le plus incontestable du succès auxquels l'esprit humain peut s'élever par ses efforts.

L'usage des connaissances mathématiques n'est pas moins grand dans l'examen des corps terrestres qui nous environnent.
Toutes les propriétés que nous observons dans ces corps ont entr'elles des rapports plus ou moins sensibles pour nous: la connaissance ou la découverte de ces rapports est presque toujours le seul objet auquel il nous soit permis d'atteindre, et le seul par conséquent que nous devions nous proposer.
Ce n'est donc point par des hypothèses vagues et arbitraires que nous pouvons espérer de connaitre la nature; c'est par l'étude réfléchie des phénomènes, par la comparaison que nous ferons des uns avec les autres, par l'art de réduire, autant qu'il sera possible, un grand nombre de phénomènes à un seul qui puisse en être regardé comme le principe.
En effet, plus on diminue le nombre des principes d'une science, plus on leur donne d'étendue; puisque l'objet d'une science étant nécessairement déterminé, les principes appliqués à cet objet seront d'autant plus féconds qu'ils seront en plus petit nombre.
Cette réduction, qui les rend d'ailleurs plus faciles à saisir, constitue le véritable esprit systématique, qu'il faut bien se garder de prendre pour l'esprit de système avec lequel il ne se rencontre pas toujours.
Nous en parlerons plus au long dans la suite.

Mais à proportion que l'objet qu'on embrasse est plus ou moins difficile et plus ou moins vaste, la réduction dont nous parlons est plus ou moins pénible: on est donc aussi plus ou moins en droit de l'exiger de ceux qui se livrent à l'étude de la nature.
L'aimant, par exemple, un des corps qui ont été le plus étudiés, et sur lequel on a fait des découvertes si surprenantes, a la propriété d'attirer le fer, celle de lui communiquer sa vertu, celle de se tourner vers les pôles du monde, avec une variation qui est elle-même sujette à des règles, et qui n'est pas moins étonnante que ne le serait une direction plus exacte; enfin la propriété de s'incliner en formant avec la ligne horizontale un angle plus ou moins grand, selon le lieu de la terre où il est placé.
Toutes ces propriétés singulières, dépendantes de la nature de l'aimant, tiennent vraisemblablement à quelque propriété générale, qui en est l'origine, qui jusqu'ici nous est inconnue, et peut-être le restera longtemps.
Au défaut d'une telle connaissance, et des lumières nécessaires sur la cause physique des propriétés de l'aimant, ce serait sans doute une recherche bien digne d'un philosophe, que de réduire, s'il était possible, toutes ces propriétés à une seule, en montrant la liaison qu'elles ont entr'elles. Mais plus une telle découverte serait utile aux progrès de la physique, plus nous avons lieu de craindre qu'elle ne soit refusée à nos efforts. J'en dis autant d'un grand nombre d'autres phénomènes dont l'enchainement tient peut-être au système général du monde.

La seule ressource qui nous reste donc dans une recherche si pénible, quoique si nécessaire, et même si agréable, c'est d'amasser le plus de faits qu'il nous est possible, de les disposer dans l'ordre le plus naturel, de les rappeler à un certain nombre de faits principaux dont les autres ne soient que des conséquences.
Si nous osons quelquefois nous élever plus haut, que ce soit avec cette sage circonspection qui sied si bien à une vue aussi faible que la nôtre.

Tel est le plan que nous devons suivre dans cette vaste partie de la physique, appelée physique générale et expérimentale.
Elle diffère des sciences physico-mathématiques, en ce qu'elle n'est proprement qu'un recueil raisonné d'expériences et d'observations; au lieu que celles-ci par l'application des calculs mathématiques à l'expérience, déduisent quelquefois d'une seule et unique observation un grand nombre de conséquences qui tiennent de bien près par leur certitude aux vérités géométriques.
Ainsi une seule expérience sur la réflexion de la lumière donne toute la catoptrique, ou science des propriétés des miroirs; une seule sur la réfraction de la lumière produit l'explication mathématique de l'arc-en-ciel, la théorie des couleurs, et toute la dioptrique, ou science des verres concaves et convexes; d'une seule observation sur la pression des fluides, on tire toutes les lois de l'équilibre et du mouvement de ces corps; enfin une expérience unique sur l'accélération des corps qui tombent, fait découvrir les lois de leur chute sur des plans inclinés, et celles du mouvement des pendules.

Il faut avouer pourtant que les géomètres abusent quelquefois de cette application de l'algèbre à la physique.
Au défaut d'expériences propres à servir de base à leur calcul, ils se permettent des hypothèses les plus commodes, à la vérité, qu'il leur est possible; mais souvent très-éloignées de ce qui est réellement dans la nature.
On a voulu réduire en calcul jusqu'à l'art de guérir; et le corps humain, cette machine si compliquée, a été traité par nos médecins algébristes comme le serait la machine la plus simple ou la plus facile à décomposer. C'est une chose singulière de voir ces auteurs résoudre d'un trait de plume des problèmes d'hydraulique et de statique capables d'arrêter toute leur vie les plus grands géomètres.
Pour nous, plus sages ou plus timides, contentons-nous d'envisager la plupart de ces calculs et de ces suppositions vagues comme des jeux d'esprit auxquels la nature n'est pas obligée de se soumettre; et concluons, que la seule vraie manière de philosopher en physique, consiste, ou dans l'application de l'analyse mathématique aux expériences, ou dans l'observation seule, éclairée par l'esprit de méthode, aidée quelquefois par des conjectures lorsqu'elles peuvent fournir des vues, mais sévèrement dégagée de toute hypothèse arbitraire.

Arrêtons-nous un moment ici, et jetons les yeux sur l'espace que nous venons de parcourir.
Nous y remarquerons deux limites où se trouvent, pour ainsi dire, concentrées presque toutes les connaissances certaines accordées à nos lumières naturelles.
L'une de ces limites, celles d'où nous sommes partis, et l'idée de nous-mêmes, qui conduit à celles de l'être tout-puissant, et de nos principaux devoirs.
L'autre est cette partie des mathématiques qui a pour objet les propriétés générales des corps, de l'étendue et de la grandeur.
Entre ces deux termes est un intervalle immense, où l'intelligence suprême semble avoir voulu se jouer de la curiosité humaine, tant par les nuages qu'elle y a répandus sans nombre, que par quelques traits de lumière qui semblent s'échapper de distance en distance pour nous attirer.
On pourrait comparer l'univers à certains ouvrages d'une obscurité sublime, dont les auteurs en s'abaissant quelquefois à la portée de celui qui les lit, cherchent à lui persuader qu'il entend tout à-peu-près.
Heureux donc, si nous nous engageons dans ce labyrinthe, de ne point quitter la véritable route; autrement les éclairs destinés à nous y conduire, ne serviraient souvent qu'à nous en écarter davantage. Il s'en faut bien d'ailleurs que le petit nombre de connaissances certaines sur lesquelles nous pouvons compter, et qui sont, si on peut s'exprimer de la sorte, reléguées aux deux extrémités de l'espace dont nous parlons, soit suffisant pour satisfaire à tous nos besoins.
La nature de l'homme, dont l'étude est si nécessaire et si recommandée par Socrate, est un mystère impénétrable à l'homme même, quand il n'est éclairé que par la raison seule; et les plus grands génies à force de réflexions sur une matière si importante, ne parviennent que trop souvent à en savoir un peu moins que le reste des hommes.
On peut en dire autant de notre existence présente et future, de l'essence de l'être auquel nous la devons, et du genre de culte qu'il exige de nous.

Rien ne nous est donc plus nécessaire qu'une religion révélée qui nous instruise sur tant de divers objets.
Destinée à servir de supplément à la connaissance naturelle, elle nous montre une partie de ce qui nous était caché; mais elle se borne à ce qu'il nous est absolument nécessaire de connaitre; le reste est fermé pour nous, et apparemment le sera toujours.
Quelques vérités à croire, un petit nombre de préceptes à pratiquer, voilà à quoi la religion révélée se réduit: néanmoins à la faveur des lumières qu'elle a communiquées au monde, le peuple même est plus ferme et plus décidé sur un grand nombre de questions intéressantes, que ne l'ont été toutes les sectes des philosophes.

A l'égard des sciences mathématiques, qui constituent la seconde des limites dont nous avons parlé, leur nature et leur nombre ne doivent point nous en imposer.
C'est à la simplicité de leur objet qu'elles sont principalement redevables de leur certitude.
Il faut même avouer que comme toutes les parties des mathématiques n'ont pas un objet également simple, aussi la certitude proprement dite, celle qui est fondée sur des principes nécessairement vrais et évidents par eux-mêmes, n'appartient ni également ni de la même manière à toutes ces parties.
Plusieurs d'entr'elles, appuyées sur des principes physiques, c'est-à-dire, sur des vérités d'expérience ou sur de simples hypothèses, n'ont, pour ainsi dire, qu'une certitude d'expérience ou même de pure supposition.
Il n'y a, pour parler exactement, que celles qui traitent du calcul des grandeurs et des propriétés générales de l'étendue, c'est-à-dire, l'algèbre, la géométrie et la mécanique, qu'on puisse regarder comme marquées au sceau de l'évidence.
Encore y a-t-il dans la lumière que ces sciences présentent à notre esprit, une espèce de gradation, et pour ainsi dire de nuance à observer.
Plus l'objet qu'elles embrassent est étendu, et considéré d'une manière générale et abstraite, plus aussi leurs principes sont exempts de nuages; c'est par cette raison que la géométrie est plus simple que la mécanique, et l'une et l'autre moins simples que l'algèbre.
Ce paradoxe n'en sera point un pour ceux qui ont étudié ces sciences en philosophes; les notions les plus abstraites, celles que le commun des hommes regarde comme les plus inaccessibles, sont souvent celles qui portent avec elles une plus grande lumière: l'obscurité s'empare de nos idées à mesure que nous examinons dans un objet plus de propriétés sensibles.
L'impénétrabilité, ajoutée à l'idée de l'étendue, semble ne nous offrir qu'un mystère de plus, la nature du mouvement est une énigme pour les philosophes, le principe métaphysique des lois de la percussion ne leur est pas moins caché; en un mot plus ils approfondissent l'idée qu'ils se forment de la matière et des propriétés qui la représentent, plus cette idée s'obscurcit et parait vouloir leur échapper.

On ne peut donc s'empêcher de convenir que l'esprit n'est pas satisfait au même degré par toutes les connaissances mathématiques: allons plus loin, et examinons sans prévention à quoi ces connaissances se réduisent.
Envisagées d'un premier coup d'oeil, elles sont sans doute en fort grand nombre, et même en quelque sorte inépuisables: mais lorsqu'après les avoir accumulées, on en fait le dénombrement philosophique, on s'aperçoit qu'on est en effet beaucoup moins riche qu'on ne croyait l'être.
Je ne parle point ici du peu d'application et d'usage qu'on peut faire de plusieurs de ces vérités; ce serait peut-être un argument assez faible contre elles: je parle de ces vérités considérées en elles-mêmes.
Qu'est-ce que la plupart de ces axiomes dont la géométrie est si orgueilleuse, si ce n'est l'expression d'une même idée simple par deux signes ou mots différents? Celui qui dit que deux et deux font quatre, a-t-il une connaissance de plus que celui qui se contenterait de dire que deux et deux font deux et deux? Les idées de tout, de partie, de plus grand et de plus petit, ne sont-elles pas, à proprement parler, la même idée simple et individuelle, puisqu'on ne saurait avoir l'une sans que les autres se présentent toutes en même temps? Nous devons, comme l'ont observé quelques philosophes, bien des erreurs à l'abus des mots; c'est peut-être à ce même abus que nous devons les axiomes.
Je ne prétends point cependant en condamner absolument l'usage, je veux seulement faire observer à quoi il se réduit; c'est à nous rendre les idées simples plus familières par l'habitude, et plus propres aux différents usages auxquels nous pouvons les appliquer.
J'en dis à-peu-près autant, quoiqu'avec les restrictions convenables, des théorèmes mathématiques. Considérés sans préjugé, ils se réduisent à un assez petit nombre de vérités primitives.
Qu'on examine une suite de propositions de géométrie déduites les unes des autres, en sorte que deux propositions voisines se touchent immédiatement et sans aucun intervalle, on s'apercevra qu'elles ne sont toutes que la première proposition qui se défigure, pour ainsi dire, successivement et peu-à-peu dans le passage d'une conséquence à la suivante, mais qui pourtant n'a point été réellement multipliée par cet enchainement, et n'a fait que recevoir différentes formes.
C'est à peu-près comme si on voulait exprimer cette proposition par le moyen d'une langue qui se serait insensiblement dénaturée, et qu'on l'exprimât successivement de diverses manières, qui représentassent les différents états par lesquels la langue a passé.

Chacun de ces états se reconnaitrait dans celui qui en serait immédiatement voisin; mais dans un état plus éloigné, on ne le démêlerait plus, quoiqu'il fût toujours dépendant de ceux qui l'auraient précédé, et destiné à transmettre les mêmes idées.
On peut donc regarder l'enchainement de plusieurs vérités géométriques, comme des traductions plus ou moins différentes et plus ou moins compliquées de la même proposition, et souvent de la même hypothèse. Ces traductions sont au reste fort avantageuses par les divers usages qu'elles nous mettent à portée de faire du théorème qu'elles expriment; usages plus ou moins estimables à proportion de leur importance et de leur étendue.
Mais en convenant du mérite réel de la traduction mathématique d'une proposition, il faut reconnaitre aussi que ce mérite réside originairement dans la proposition même.
C'est ce qui doit nous faire sentir combien nous sommes redevables aux génies inventeurs, qui en découvrant quelqu'une de ces vérités fondamentales, source et, pour ainsi dire, original d'un grand nombre d'autres, ont réellement enrichi la géométrie, et étendu son domaine.

Il en est de même des vérités physiques et des propriétés des corps dont nous apercevons la liaison.
Toutes ces propriétés bien rapprochées ne nous offrent, à proprement parler, qu'une connaissance simple et unique.
Si d'autres en plus grand nombre sont détachées pour nous, et forment des vérités différentes, c'est à la faiblesse de nos lumières que nous devons ce triste avantage; et l'on peut dire que notre abondance à cet égard est l'effet de notre indigence même.
Les corps électriques dans lesquels on a découvert tant de propriétés singulières, mais qui ne paraissent pas tenir l'une à l'autre, sont peut-être en un sens les corps les moins connus, parce qu'ils paraissent l'être davantage.
Cette vertu qu'ils acquièrent étant frottés, d'attirer de petits corpuscules, et celle de produire dans les animaux une commotion violente, sont deux choses pour nous; c'en serait une seule si nous pouvions remonter à la première cause.
L'univers, pour qui saurait l'embrasser d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire, qu'un fait unique et une grande vérité.

Les différentes connaissances, tant utiles qu'agréables, dont nous avons parlé jusqu'ici, et dont nos besoins ont été la première origine, ne sont pas les seules que l'on ait dû cultiver. Il en est d'autres qui leur sont relatives, et auxquelles par cette raison les hommes se sont appliqués dans le même temps qu'ils se livraient aux premières.
Aussi nous aurions en même temps parlé de toutes, si nous n'avions cru plus à propos et plus conforme à l'ordre philosophique de ce discours, d'envisager d'abord sans interruption l'étude générale que les hommes ont faite des corps, parce que cette étude est celle par laquelle ils ont commencé, quoique d'autres s'y soient bientôt jointes.
Voici à-peu-près dans quel ordre ces dernières ont dû se succéder.

L'avantage que les hommes ont trouvé à étendre la sphère de leurs idées, soit par leurs propres efforts, soit par le secours de leurs semblables, leur a fait penser qu'il serait utile de réduire en art la manière même d'acquérir des connaissances, et celle de se communiquer réciproquement leurs propres pensées; cet art a donc été trouvé, et nommé logique.
Il enseigne à ranger les idées dans l'ordre le plus naturel, à en former la chaîne la plus immédiate, à décomposer celles qui en renferment un trop grand nombre de simples, à les envisager par toutes leurs faces, enfin à les présenter aux autres sous une forme qui les leur rende faciles à saisir. C'est en cela que consiste cette science du raisonnement qu'on regarde avec raison comme la clé de toutes nos connaissances.
Cependant il ne faut pas croire qu'elle tienne le premier rang dans l'ordre de l'invention.
L'art de raisonner est un présent que la nature fait d'elle-même aux bons esprits; et on peut dire que les livres qui en traitent ne sont guère utiles qu'à celui qui peut se passer d'eux.
On a fait un grand nombre de raisonnements justes, longtemps avant que la logique réduite en principes apprit à démêler les mauvais, ou même à les pallier quelquefois par une forme subtile et trompeuse.

Cet art si précieux de mettre dans les idées l'enchainement convenable, et de faciliter en conséquence le passage de l'une à l'autre, fournit en quelque manière le moyen de rapprocher jusqu'à un certain point les hommes qui paraissent différer le plus.
En effet, toutes nos connaissances se réduisent primitivement à des sensations, qui sont à peu-près les mêmes dans tous les hommes; et l'art de combiner et de rapprocher des idées directes, n'ajoute proprement à ces mêmes idées, qu'un arrangement plus ou moins exact, et une énumération qui peut être rendue plus ou moins sensible aux autres. L'homme qui combine aisément des idées ne diffère guère de celui qui les combine avec peine, que comme celui qui juge tout d'un coup d'un tableau en l'envisageant, diffère de celui qui a besoin pour l'apprétier qu'on lui en fasse observer successivement toutes les parties: l'un et l'autre en jetant un premier coup d'oeil, ont eu les mêmes sensations, mais elles n'ont fait, pour ainsi dire, que glisser sur le second; et il n'eut fallu que l'arrêter et le fixer plus longtemps sur chacune, pour l'amener au même point où l'autre s'est trouvé tout d'un coup. Par ce moyen les idées réfléchies du premier seraient devenues aussi à portée du second, que des idées directes.
Ainsi il est peut être vrai de dire qu'il n'y a presque point de science ou d'art dont on ne put à la rigueur, et avec une bonne logique, instruire l'esprit le plus borné; parce qu'il y en a peu dont les propositions ou les règles ne puissent être réduites à des notions simples, et disposées entre elles dans un ordre si immédiat que la chaîne ne se trouve nulle part interrompue.
La lenteur plus ou moins grande des opérations de l'esprit exige plus ou moins cette chaîne, et l'avantage des plus grands génies se réduit à en avoir moins besoin que les autres, ou plutôt à la former rapidement et presque sans s'en apercevoir. La science de la communication des idées ne se borne pas à mettre de l'ordre dans les idées mêmes; elle doit apprendre encore à exprimer chaque idée de la manière la plus nette qu'il est possible, et par conséquent à perfectionner les signes qui sont destinés à la rendre: c'est aussi ce que les hommes ont fait peu à peu.
Les langues, nées avec les sociétés, n'ont sans doute été d'abord qu'une collection assez bizarre de signes de toute espèce, et les corps naturels qui tombent sous nos sens ont été en conséquence les premiers objets que l'on ait désignés par des noms.
Mais autant qu'il est permis d'en juger, les langues dans cette première origine, destinées à l'usage le plus pressant, ont dû être fort imparfaites, peu abondantes, et assujetties à bien peu de principes certains; et les arts ou les sciences absolument nécessaires pouvaient avoir fait beaucoup de progrès, lorsque les règles de la diction et du style étaient encore à naitre.
La communication des idées ne souffrait pourtant guère de ce défaut de règles, et même de la disette de mots; ou plutôt elle n'en souffrait qu'autant qu'il était nécessaire pour obliger chacun des hommes à augmenter ses propres connaissances par un travail opiniâtre, sans trop se reposer sur les autres.
Une communication trop facile peut tenir quelquefois l'âme engourdie, et nuire aux efforts dont elle serait capable.
Qu'on jette les yeux sur les prodiges des aveugles nés, et des sourds et muets de naissance; on verra ce que peuvent produire les ressorts de l'esprit, pour peu qu'ils soient vifs et mis en action par des difficultés à vaincre.

Cependant la facilité de rendre et de recevoir des idées par un commerce mutuel, ayant aussi de son côté des avantages incontestables, il n'est pas surprenant que les hommes aient cherché de plus en plus à augmenter cette facilité.
Pour cela, ils ont commencé par réduire les signes aux mots, parce qu'ils sont, pour ainsi dire, les symboles que l'on a le plus aisément sous la main. De plus, l'ordre de la génération des mots a suivi l'ordre des opérations de l'esprit: après les individus, on a nommé les qualités sensibles, qui, sans exister par elles-mêmes, existent dans ces individus, et sont communes à plusieurs: peu-à-peu l'on est enfin venu à ces termes abstraits, dont les uns servent à lier ensemble les idées, d'autres à désigner les propriétés générales des corps, d'autres à exprimer des notions purement spirituelles.
Tous ces termes que les enfants sont si longtemps à apprendre, ont couté sans doute encore plus de temps à trouver. Enfin réduisant l'usage des mots en préceptes, on a formé la grammaire, que l'on peut regarder comme une des branches de la logique.
éclairée par une métaphysique fine et déliée, elle démêle les nuances des idées, apprend à distinguer ces nuances par des signes différents, donne des règles pour faire de ces signes l'usage le plus avantageux, découvre souvent par cet esprit philosophique qui remonte à la source de tout, les raisons du choix bizarre en apparence, qui fait préférer un signe à un autre, et ne laisse enfin à ce caprice national qu'on appelle usage, que ce qu'elle ne peut absolument lui ôter. Les hommes en se communiquant leurs idées, cherchent aussi à se communiquer leurs passions. C'est par l'éloquence qu'ils y parviennent.
Faite pour parler au sentiment, comme la logique et la grammaire parlent à l'esprit, elle impose silence à la raison même; et les prodiges qu'elle opère souvent entre les mains d'un seul sur toute une nation, sont peut-être le témoignage le plus éclatant de la supériorité d'un homme sur un autre.
Ce qu'il y a de singulier, c'est qu'on ait cru suppléer par des règles à un talent si rare.
C'est à peu-près comme si on eut voulu réduire le génie en préceptes.
Celui qui a prétendu le premier qu'on devait les orateurs à l'art, ou n'était pas du nombre, ou était bien ingrat envers la nature.
Elle seule peut créer un homme éloquent; les hommes sont le premier livre qu'il doive étudier pour réussir, les grands modèles sont le second; et tout ce que ces écrivains illustres nous ont laissé de philosophique et de réfléchi sur le talent de l'orateur, ne prouve que la difficulté de leur ressembler.
Trop éclairés pour prétendre ouvrir la carrière, ils ne voulaient sans doute qu'en marquer les écueils.
à l'égard de ces puérilités pédantesques qu'on a honorées du nom de rhétorique, ou plutôt qui n'ont servi qu'à rendre ce nom ridicule, et qui sont à l'art oratoire ce que la scolastique est à la vraie philosophie, elles ne sont propres qu'à donner de l'éloquence l'idée la plus fausse et la plus barbare.
Cependant quoiqu'on commence assez universellement à en reconnaitre l'abus, la possession où elles sont depuis longtemps de former une branche distinguée de la connaissance humaine, ne permet pas encore de les en bannir: pour l'honneur de notre discernement, le temps en viendra peut-être un jour.

Ce n'est pas assez pour nous de vivre avec nos contemporains, et de les dominer.
Animés par la curiosité et par l'amour-propre, et cherchant par une avidité naturelle à embrasser à la fois le passé, le présent et l'avenir, nous désirons en même temps de vivre avec ceux qui nous suivront, et d'avoir vécu avec ceux qui nous ont précédé. De-là l'origine et l'étude de l'histoire, qui nous unissant aux siècles passés par le spectacle de leurs vices et de leurs vertus, de leurs connaissances et de leurs erreurs, transmet les nôtres aux siècles futurs.
C'est là qu'on apprend à n'estimer les hommes que par le bien qu'ils font, et non par l'appareil imposant qui les entoure: les souverains, ces hommes assez malheureux pour que tout conspire à leur cacher la vérité, peuvent eux-mêmes se juger d'avance à ce tribunal intègre et terrible; le témoignage que rend l'histoire à ceux de leurs prédécesseurs qui leur ressemblent, est l'image de ce que la postérité dira d'eux.

La chronologie et la géographie sont les deux rejetons et les deux soutiens de la science dont nous parlons: l'une, pour ainsi dire, place les hommes dans le temps; l'autre les distribue sur notre globe.
Toutes deux tirent un grand secours de l'histoire de la terre et de celle des cieux, c'est-à-dire des faits historiques, et des observations célestes; et s'il était permis d'emprunter ici le langage des poètes, on pourrait dire que la science des temps et celle des lieux sont filles de l'astronomie et de l'histoire. Un des principaux fruits de l'étude des empires et de leurs révolutions, est d'examiner comment les hommes, séparés pour ainsi dire en plusieurs grandes familles, ont formé diverses sociétés; comment ces différentes sociétés ont donné naissance aux différentes espèces de gouvernements; comment elles ont cherché à se distinguer les unes des autres, tant par les lois qu'elles se sont données, que par les signes particuliers que chacune a imaginés pour que ses membres communiquassent plus facilement entr'eux.
Telle est la source de cette diversité de langues et de lais, qui est devenue pour notre malheur un objet considérable d'étude.
Telle est encore l'origine de la politique, espèce de morale d'un genre particulier et supérieur, à laquelle les principes de la morale ordinaire ne peuvent quelquefois s'accommoder qu'avec beaucoup de finesse, et qui pénétrant dans les ressorts principaux du gouvernement des états, démêle ce qui peut les conserver, les affaiblir ou les détruire.
étude peut-être la plus difficile de toutes, par les connaissances profondes des peuples et des hommes qu'elle exige, et par l'étendue et la variété des talents qu'elle suppose; surtout quand le politique ne veut point oublier que la loi naturelle, antérieure à toutes les conventions particulières, est aussi la première loi des peuples, et que pour être homme d'état on ne doit point cesser d'être homme.

Voilà les branches principales de cette partie de la connaissance humaine, qui consiste ou dans les idées directes que nous avons reçues par les sens, ou dans la combinaison et la comparaison de ces idées; combinaison qu'en général on appelle philosophie .
Ces branches se subdivisent en une infinité d'autres dont l'énumération serait immense, et appartient plus à cet ouvrage même qu'à sa préface.

La première opération de la réflexion consistant à rapprocher et à unir les notions directes, nous avons dû commencer dans ce discours par envisager la réflexion de ce côté-là, et parcourir les différentes sciences qui en résultent.
Mais les notions formées par la combinaison des idées primitives, ne sont pas les seules dont notre esprit soit capable.
Il est une autre espèce de connaissances réfléchies, dont nous devons maintenant parler.
Elles consistent dans les idées que nous nous formons à nous-mêmes en imaginant et en composant des êtres semblables à ceux qui sont l'objet de nos idées directes.
C'est ce qu'on appelle l'imitation de la nature, si connue et si recommandée par les anciens.
Comme les idées directes qui nous frappent le plus vivement, sont celles dont nous conservons le plus aisément le souvenir, ce sont aussi celles que nous cherchons le plus à réveiller en nous par l'imitation de leurs objets.
Si les objets agréables nous frappent plus étant réels que simplement représentés, ce déchet d'agrément est en quelque manière compensé par celui qui résulte du plaisir de l'imitation. à l'égard des objets qui n'exciteraient étant réels que des sentiments tristes ou tumultueux, leur imitation est plus agréable que les objets mêmes, parce qu'elle nous place à cette juste distance, où nous éprouvons le plaisir de l'émotion sans en ressentir le désordre.
C'est dans cette imitation des objets capables d'exciter en nous des sentiments vifs ou agréables, de quelque nature qu'ils soient, que consiste en général l'imitation de la belle nature, sur laquelle tant d'auteurs ont écrit sans en donner d'idée nette; soit parce que la belle nature ne se démêle que par un sentiment exquis, soit aussi parce que dans cette matière les limites qui distinguent l'arbitraire du vrai ne sont pas encore bien fixées, et laissent quelque espace libre à l'opinion.

à la tête des connaissances qui consistent dans l'imitation, doivent être placées la peinture et la sculpture, parce que ce sont celles de toutes où l'imitation approche le plus des objets qu'elle représente, et parle le plus directement aux sens. On peut y joindre cet art, né de la nécessité et perfectionné par le luxe, l'architecture, qui s'étant élevée par degrés des chaumières aux palais, n'est aux yeux du philosophe, si on peut parler ainsi, que le masque embelli d'un de nos plus grands besoins. L'imitation de la belle nature y est moins frappante, et plus resserrée que dans les deux autres arts dont nous venons de parler; ceux-ci expriment indifféremment et sans restriction toutes les parties de la belle nature, et la représentent telle qu'elle est, uniforme ou variée; l'architecture au contraire se borne à imiter par l'assemblage et l'union des différents corps qu'elle emploie, l'arrangement symétrique que la nature observe plus ou moins sensiblement dans chaque individu, et qui contraste si bien avec la belle variété du tout ensemble.

La poésie qui vient après la peinture et la sculpture, et qui n'emploie pour l'imitation que les mots disposés suivant une harmonie agréable à l'oreille, parle plutôt à l'imagination qu'aux sens; elle lui représente d'une manière vive et touchante les objets qui composent cet univers, et semble plutôt les créer que les peindre, par la chaleur, le mouvement, et la vie qu'elle sait leur donner.
Enfin la musique, qui parle à la fois à l'imagination et aux sens, tient le dernier rang dans l'ordre de l'imitation; non que son imitation soit moins parfaite dans les objets qu'elle se propose de représenter, mais parce qu'elle semble bornée jusqu'ici à un plus petit nombre d'images; ce qu'on doit moins attribuer à sa nature, qu'à trop peu d'invention et de ressource dans la plupart de ceux qui la cultivent: il ne sera pas inutile de faire sur cela quelques réflexions.
La musique, qui dans son origine n'était peut-être destinée à représenter que du bruit, est devenue peu-à-peu une espèce de discours ou même de langue, par laquelle on exprime les différents sentiments de l'âme, ou plutôt ses différentes passions: mais pourquoi réduire cette expression aux passions seules, et ne pas l'étendre, autant qu'il est possible, jusqu'aux sensations même? Quoique les perceptions que nous recevons par divers organes diffèrent entr'elles autant que leurs objets, on peut néanmoins les comparer sous un autre point de vue qui leur est commun, c'est-à-dire, par la situation de plaisir ou de trouble où elles mettent notre âme.
Un objet effrayant, un bruit terrible, produisent chacun en nous une émotion par laquelle nous pouvons jusqu'à un certain point les rapprocher, et que nous désignons souvent dans l'un et l'autre cas, ou par le même nom, ou par des noms synonymes. Je ne vois donc point pourquoi un musicien qui aurait à peindre un objet effrayant, ne pourrait pas y réussir en cherchant dans la nature l'espèce de bruit qui peut produire en nous l'émotion la plus semblable à celle que cet objet y excite. J'en dis autant des sensations agréables.
Penser autrement, ce serait vouloir resserrer les bornes de l'art et de nos plaisirs.
J'avoue que la peinture dont il s'agit, exige une étude fine et approfondie des nuances qui distinguent nos sensations, mais aussi ne faut-il pas espérer que ces nuances soient démêlées par un talent ordinaire.
Saisies par l'homme de génie, senties par l'homme de gout, aperçues par l'homme d'esprit, elles sont perdues pour la multitude. Toute musique qui ne peint rien n'est que du bruit; et sans l'habitude qui dénature tout, elle ne ferait guère plus de plaisir qu'une suite de mots harmonieux et sonores dénués d'ordre et de liaison.
Il est vrai qu'un musicien attentif à tout peindre, nous présenterait dans plusieurs circonstances des tableaux d'harmonie qui ne seraient point faits pour des sens vulgaires: mais tout ce qu'on en doit conclure, c'est qu'après avoir fait un art d'apprendre la musique, on devrait bien en faire un de l'écouter. Nous terminerons ici l'énumération de nos principales connaissances.
Si on les envisage maintenant toutes ensemble, et qu'on cherche les points de vue généraux qui peuvent servir à les discerner, on trouve que les unes purement pratiques ont pour but l'exécution de quelque chose; que d'autres simplement spéculatives se bornent à l'examen de leur objet, et à la contemplation de ses propriétés: qu'enfin d'autres tirent de l'étude spéculative de leur objet l'usage qu'on en peut faire dans la pratique.
La spéculation et la pratique constituent la principale différence qui distingue les sciences d'avec les arts , et c'est à-peu-près en suivant cette notion, qu'on a donné l'un ou l'autre nom à chacune de nos connaissances.
Il faut cependant avouer que nos idées ne sont pas encore bien fixées sur ce sujet. On ne sait souvent quel nom donner à la plupart des connaissances où la spéculation se réunit à la pratique; et l'on dispute, par exemple, tous les jours dans les écoles, si la logique est un art ou une science: le problème serait bien-tôt résolu, en répondant qu'elle est à la fois l'une et l'autre.
Qu'on s'épargnerait de questions et de peines si on déterminait enfin la signification des mots d'une manière nette et précise ! On peut en général donner le nom d'art à tout système de connaissances qu'il est possible de réduire à des règles positives, invariables et indépendantes du caprice ou de l'opinion, et il serait permis de dire en ce sens, que plusieurs de nos sciences sont des arts, étant envisagées par leur côté pratique.
Mais comme il y a des règles pour les opérations de l'esprit ou de l'âme, il y en a aussi pour celles du corps; c'est-à-dire, pour celles qui bornées aux corps extérieurs, n'ont besoin que de la main seule pour être exécutées.
De-là la distinction des arts en libéraux et en mécaniques, et la supériorité qu'on accorde aux premiers sur les seconds.
Cette supériorité est sans doute injuste à plusieurs égards.
Néanmoins parmi les préjugés, tout ridicules qu'ils peuvent être, il n'en est point qui n'ait sa raison, ou pour parler plus exactement, son origine; et la philosophie souvent impuissante pour corriger les abus, peut au moins en démêler la source.
La force du corps ayant été le premier principe qui a rendu inutile le droit que tous les hommes avaient d'être égaux, les plus faibles, dont le nombre est toujours le plus grand, se sont joints ensemble pour la réprimer.
Ils ont donc établi par le secours des lois et des différentes sortes de gouvernements, une inégalité de convention dont la force a cessé d'être le principe.
Cette dernière inégalité étant bien affermie, les hommes, en se réunissant avec raison pour la conserver, n'ont pas laissé de réclamer secrètement contre elle par ce désir de supériorité que rien n'a pu détruire en eux.
Ils ont donc cherché une sorte de dédommagement dans une inégalité moins arbitraire; et la force corporelle, enchainée par les lais, ne pouvant plus offrir aucun moyen de supériorité, ils ont été réduits à chercher dans la différence des esprits un principe d'inégalité aussi naturel, plus paisible, et plus utile à la société.
Ainsi la partie la plus noble de notre être s'est en quelque manière vengée des premiers avantages que la partie la plus vile avait usurpés; et les talents de l'esprit ont été généralement reconnus pour supérieurs à ceux du corps.
Les arts mécaniques dépendants d'une opération manuelle, et asservis, qu'on me permette ce terme, à une espèce de routine, ont été abandonnés à ceux d'entre les hommes que les préjugés ont placés dans la classe la plus inférieure.
L'indigence qui a forcé ces hommes à s'appliquer à un pareil travail, plus souvent que le goût et le génie ne les y ont entrainés, est devenue ensuite une raison pour les mépriser, tant elle nuit à tout ce qui l'accompagne.
à l'égard des opérations libres de l'esprit, elles ont été le partage de ceux qui se sont crus sur ce point les plus favorisés de la nature.
Cependant l'avantage que les arts libéraux ont sur les arts mécaniques, par le travail que les premiers exigent de l'esprit, et par la difficulté d'y exceller, est suffisamment compensé par l'utilité bien supérieure que les derniers nous procurent pour la plupart.
C'est cette utilité même qui a forcé de les réduire à des opérations purement machinales, pour en faciliter la pratique à un plus grand nombre d'hommes.
Mais la société, en respectant avec justice les grands génies qui l'éclairent, ne doit point avilir les mains qui la servent.
La découverte de la boussole n'est pas moins avantageuse au genre humain, que ne le serait à la physique l'explication des propriétés de cette aiguille.
Enfin, à considérer en lui-même le principe de la distinction dont nous parlons, combien de savants prétendus dont la science n'est proprement qu'un art mécanique? Et quelle différence réelle y a-t-il entre une tête remplie de faits sans ordre, sans usage et sans liaison, et l'instinct d'un artisan réduit à l'exécution machinale?

Le mépris qu'on a pour les arts mécaniques semble avoir influé jusqu'à un certain point sur leurs inventeurs mêmes.
Les noms de ces bienfaiteurs du genre humain sont presque tous inconnus, tandis que l'histoire de ses destructeurs, c'est-à-dire, des conquérants, n'est ignorée de personne. Cependant c'est peut-être chez les artisans qu'il faut aller chercher les preuves les plus admirables de la sagacité de l'esprit, de sa patience et de ses ressources.
J'avoue que la plupart des arts n'ont été inventés que peu-à-peu; et qu'il a fallu une assez longue suite de siècles pour porter les montres, par exemple, au point de perfection où nous les voyons. Mais n'en est-il pas de même des sciences? Combien de découvertes qui ont immortalisé leurs auteurs, avaient été préparées par les travaux des siècles précédents, souvent même amenées à leur maturité, au point de ne demander plus qu'un pas à faire? Et pour ne point sortir de l'horlogerie, pourquoi ceux à qui nous devons la fusée des montres, l'échappement et la répétition, ne sont-ils pas aussi estimés que ceux qui ont travaillé successivement à perfectionner l'algèbre? D'ailleurs, si j'en crois quelques philosophes que le mépris qu'on a pour les arts n'a point empêché de les étudier, il est certaines machines si compliquées, et dont toutes les parties dépendent tellement l'une de l'autre, qu'il est difficile que l'invention en soit dû. à plus d'un seul homme.
Ce génie rare dont le nom est enseveli dans l'oubli, n'eut-il pas été bien digne d'être placé à côté du petit nombre d'esprits créateurs, qui nous ont ouvert dans les sciences des routes nouvelles? Parmi les arts libéraux qu'on a réduits à des principes, ceux qui se proposent l'imitation de la nature, ont été appelés beaux arts, parce qu'ils ont principalement l'agrément pour objet.
Mais ce n'est pas la seule chose qui les distingue des arts libéraux plus nécessaires ou plus utiles, comme la grammaire, la logique et la morale.
Ces derniers ont des règles fixes et arrêtées, que tout homme peut transmettre à un autre: au lieu que la pratique des beaux arts consiste principalement dans une invention qui ne prend guère ses lois que du génie; les règles qu'on a écrites sur ces arts n'en sont proprement que la partie mécanique; elles produisent à-peu-près l'effet du télescope, elles n'aident que ceux qui voient.

Il résulte de tout ce que nous avons dit jusqu'ici, que les différentes manières dont notre esprit opère sur les objets, et les différents usages qu'il tire de ces objets même, sont le premier moyen qui se présente à nous pour discerner en général nos connaissances les unes des autres. Tout s'y rapporte à nos besoins, soit de nécessité absolue, soit de convenance et d'agrément, soit même d'usage et de caprice.
Plus les besoins sont éloignés ou difficiles à satisfaire, plus les connaissances destinées à cette fin sont lentes à paraitre.
Quels progrès la médecine n'aurait-elle pas fait aux dépens des sciences de pure spéculation, si elle était aussi certaine que la géométrie? Mais il est encore d'autres caractères très-marqués dans la manière dont nos connaissances nous affectent, et dans les différents jugements que notre âme porte de ses idées.
Ces jugements sont désignés par les mots d'évidence, de certitude, de probabilité, de sentiment et de gout.

L'évidence appartient proprement aux idées dont l'esprit aperçoit la liaison tout d'un coup; la certitude à celles dont la liaison ne peut être connue que par le secours d'un certain nombre d'idées intermédiaires, ou, ce qui est la même chose, aux propositions dont l'identité avec un principe évident par lui-même, ne peut être découverte que par un circuit plus ou moins long; d'où il s'ensuivrait que selon la nature des esprits, ce qui est évident pour l'un ne serait quelquefois que certain pour un autre.
On pourrait encore dire, en prenant les mots d'évidence et de certitude dans un autre sens, que la première est le résultat des opérations seules de l'esprit, et se rapporte aux spéculations métaphysiques et mathématiques; et que la seconde est plus propre aux objets physiques, dont la connaissance est le fruit du rapport constant et invariable de nos sens.
La probabilité a principalement lieu pour les faits historiques, et en général pour tous les événements passés, présents et à venir, que nous attribuons à une sorte de hasard, parce que nous n'en démêlons pas les causes.
La partie de cette connaissance qui a pour objet le présent et le passé, quoiqu'elle ne soit fondée que sur le simple témoignage, produit souvent en nous une persuasion aussi forte que celle qui nait des axiomes.
Le sentiment est de deux sortes.
L'un destiné aux vérités de morale, s'appelle conscience; c'est une suite de la loi naturelle et de l'idée que nous avons du bien et du mal; et on pourrait le nommer évidence du cœur, parce que, tout différent qu'il est de l'évidence de l'esprit attachée aux vérités spéculatives, il nous subjugue avec le même empire.
L'autre espèce de sentiment est particulièrement affecté à l'imitation de la belle nature, et à ce qu'on appelle beautés d'expression. Il saisit avec transport les beautés sublimes et frappantes, démêle avec finesse les beautés cachées, et proscrit ce qui n'en a que l'apparence.
Souvent même il prononce des arrêts sévères sans se donner la peine d'en détailler les motifs, parce que ces motifs dépendent d'une foule d'idées difficiles à développer sur le champ, et plus encore à transmettre aux autres.
C'est à cette espèce de sentiment que nous devons le goût et le génie distingués l'un de l'autre en ce que le génie est le sentiment qui crée, et le gout, le sentiment qui juge.

Après le détail où nous sommes entrés sur les différentes parties de nos connaissances, et sur les caractères qui les distinguent, il ne nous reste plus qu'à former un arbre généalogique ou encyclopédique qui les rassemble sous un même point de vue, et qui serve à marquer leur origine et les liaisons qu'elles ont entr'elles.
Nous expliquerons dans un moment l'usage que nous prétendons faire de cet arbre.
Mais l'exécution n'en est pas sans difficulté.
Quoique l'histoire philosophique que nous venons de donner de l'origine de nos idées, soit fort utile pour faciliter un pareil travail, il ne faut pas croire que l'arbre encyclopédique doive ni puisse même être servilement assujetti à cette histoire.
Le système général des sciences et des arts est une espèce de labyrinthe, de chemin tortueux, où l'esprit s'engage sans trop connaitre la route qu'il doit tenir.
Pressé par ses besoins, et par ceux du corps auquel il est uni, il étudie d'abord les premiers objets qui se présentent à lui; pénètre le plus avant qu'il peut dans la connaissance de ces objets; rencontre bientôt des difficultés qui l'arrêtent, et soit par l'espérance ou même par le désespoir de les vaincre, se jette dans une nouvelle route; revient ensuite sur ses pas, franchit quelquefois les premières barrières pour en rencontrer de nouvelles; et passant rapidement d'un objet à un autre, fait sur chacun de ces objets à différents intervalles et comme par secousses, une suite d'opérations dont la génération même de ses idées rend la discontinuité nécessaire.
Mais ce désordre, tout philosophique qu'il est de la part de l'âme, défigurerait, ou plutôt anéantirait entièrement un arbre encyclopédique dans lequel on voudrait le représenter.

D'ailleurs, comme nous l'avons déjà fait sentir au sujet de la logique, la plupart des sciences qu'on regarde comme renfermant les principes de toutes les autres, et qui doivent par cette raison occuper les premières places dans l'ordre encyclopédique, n'observent pas le même rang dans l'ordre généalogique des idées, parce qu'elles n'ont pas été inventées les premières. En effet, notre étude primitive a dû être celle des individus; ce n'est qu'après avoir considéré leurs propriétés particulières et palpables, que nous avons par abstraction de notre esprit, envisagé leurs propriétés générales et communes, et formé la métaphysique et la géométrie; ce n'est qu'après un long usage des premiers signes, que nous avons perfectionné l'art de ces signes au point d'en faire une science; ce n'est enfin qu'après une longue suite d'opérations sur les objets de nos idées, que nous avons par la réflexion donné des règles à ces opérations même.

Enfin le système de nos connaissances est composé de différentes branches, dont plusieurs ont un même point de réunion; et comme en partant de ce point il n'est pas possible de s'engager à la fois dans toutes les routes, c'est la nature des différents esprits qui détermine le choix.
Aussi est-il assez rare qu'un même esprit en parcoure à la fois un grand nombre.
Dans l'étude de la nature les hommes se sont d'abord appliqués tous, comme de concert, à satisfaire les besoins les plus pressants; mais quand ils en sont venus aux connaissances moins absolument nécessaires, ils ont dû se les partager, et y avancer chacun de son côté à-peu-près d'un pas égal.
Ainsi plusieurs sciences ont été, pour ainsi dire, contemporaines; mais dans l'ordre historique des progrès de l'esprit, on ne peut les embrasser que successivement.

Il n'en est pas de même de l'ordre encyclopédique de nos connaissances.
Ce dernier consiste à les rassembler dans le plus petit espace possible, et à placer, pour ainsi dire, le philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé d'où il puisse apercevoir à la fois les sciences et les arts principaux; voir d'un coup d'oeil les objets de ses spéculations, et les opérations qu'il peut faire sur ces objets; distinguer les branches générales des connaissances humaines, les points qui les séparent ou qui les unissent; et entrevoir même quelquefois les routes secrètes qui les rapprochent.
C'est une espèce de mappemonde qui doit montrer les principaux pays, leur position et leur dépendance mutuelle, le chemin en ligne droite qu'il y a de l'un à l'autre; chemin souvent coupé par mille obstacles, qui ne peuvent être connus dans chaque pays que des habitants ou des voyageurs, et qui ne sauraient être montrés que dans des cartes particulières fort détaillées.
Ces cartes particulières seront les différents articles de l'encyclopédie, et l'arbre ou système figuré en sera la mappemonde.

Mais comme dans les cartes générales du globe que nous habitons, les objets sont plus ou moins rapprochés, et présentent un coup d'oeil différent selon le point de vue où l'oeil est placé par le géographe qui construit la carte, de même la forme de l'arbre encyclopédique dépendra du point de vue où l'on se mettra pour envisager l'univers littéraire.
On peut donc imaginer autant de systèmes différents de la connaissance humaine, que de mappemondes de différentes projections; et chacun de ces systèmes pourra même avoir, à l'exclusion des autres, quelque avantage particulier.
Il n'est guère de savants qui ne placent volontiers au centre de toutes les sciences celle dont ils s'occupent, à peu-près comme les premiers hommes se plaçaient au centre du monde, persuadés que l'univers était fait pour eux.
La prétention de plusieurs de ces savants, envisagée d'un oeil philosophique, trouverait peut-être, même hors de l'amour propre, d'assez bonnes raisons pour se justifier.

Quoi qu'il en sait, celui de tous les arbres encyclopédiques qui offrirait le plus grand nombre de liaisons et de rapports entre les sciences, mériterait sans doute d'être préféré.
Mais peut-on se flatter de le saisir? La nature, nous ne saurions trop le répéter, n'est composée que d'individus qui sont l'objet primitif de nos sensations et de nos perceptions directes.
Nous remarquons à la vérité dans ces individus, des propriétés communes par lesquelles nous les comparons, et des propriétés dissemblables par lesquelles nous les discernons; et ces propriétés désignées par des noms abstraits, nous ont conduit à former différentes classes où ces objets ont été placés.
Mais souvent tel objet qui par une ou plusieurs de ses propriétés a été placé dans une classe, tient à une autre classe par d'autres propriétés, et aurait pu tout aussi-bien y avoir sa place.
Il reste donc nécessairement de l'arbitraire dans la division générale.
L'arrangement le plus naturel serait celui où les objets se succéderaient par les nuances insensibles qui servent tout à la fois à les séparer et à les unir. Mais le petit nombre d'êtres qui nous sont connus, ne nous permet pas de marquer ces nuances. L'univers n'est qu'un vaste océan, sur la surface duquel nous apercevons quelques îles plus ou moins grandes, dont la liaison avec le continent nous est cachée.

On pourrait former l'arbre de nos connaissances en les divisant, soit en naturelles et en révélées, soit en utiles et agréables, soit en spéculatives et pratiques, soit en évidentes, certaines, probables et sensibles, soit en connaissances des choses et connaissances des signes, et ainsi à l'infini.
Nous avons choisi une division qui nous a paru satisfaire tout à la fois le plus qu'il est possible à l'ordre encyclopédique de nos connaissances et à leur ordre généalogique.
Nous devons cette division à un auteur célèbre dont nous parlerons dans la suite de cette préface: nous avons pourtant cru y devoir faire quelques changements, dont nous rendrons compte; mais nous sommes trop convaincus de l'arbitraire qui régnera toujours dans une pareille division, pour croire que notre système soit l'unique ou le meilleur; il nous suffira que notre travail ne soit pas entièrement désapprouvé par les bons esprits. Nous ne voulons point ressembler à cette foule de naturalistes qu'un philosophe moderne a eu tant de raison de censurer; et qui occupés sans cesse à diviser les productions de la nature en genres et en espèces, ont consumé dans ce travail un temps qu'ils auraient beaucoup mieux employé à l'étude de ces productions même.
Que dirait-on d'un architecte qui ayant à élever un édifice immense, passerait toute sa vie à en tracer le plan; ou d'un curieux qui se proposant de parcourir un vaste palais, emploierait tout son temps à en observer l'entrée?

Les objets dont notre âme s'occupe, sont ou spirituels ou matériels, et notre âme s'occupe de ces objets ou par des idées directes ou par des idées réfléchies.
Le système des connaissances directes ne peut consister que dans la collection purement passive et comme machinale de ces mêmes connaissances; c'est ce qu'on appelle mémoire.
La réflexion est de deux sortes, nous l'avons déjà observé; ou elle raisonne sur les objets des idées directes, ou elle les imite.
Ainsi la mémoire, la raison proprement dite, et l'imagination, sont les trois manières différentes dont notre âme opère sur les objets de ses pensées.
Nous ne prenons point ici l'imagination pour la faculté qu'on a de se représenter les objets; parce que cette faculté n'est autre chose que la mémoire même des objets sensibles, mémoire qui serait dans un continuel exercice, si elle n'était soulagée par l'invention des signes.
Nous prenons l'imagination dans un sens plus noble et plus précis, pour le talent de créer en imitant. Ces trois facultés forment d'abord les trois divisions générales de notre système, et les trois objets généraux des connaissances humaines; l'histoire, qui se rapporte à la mémoire; la philosophie, qui est le fruit de la raison; et les beaux-arts, que l'imagination fait naitre.
Si nous plaçons la raison avant l'imagination, cet ordre nous parait bien fondé, et conforme au progrès naturel des opérations de l'esprit: l'imagination est une faculté créatrice; et l'esprit, avant de songer à créer, commence par raisonner sur ce qu'il voit, et ce qu'il connait. Un autre motif qui doit déterminer à placer la raison avant l'imagination, c'est que dans cette dernière faculté de l'âme, les deux autres se trouvent réunies jusqu'à un certain point, et que la raison s'y joint à la mémoire.
L'esprit ne crée et n'imagine des objets qu'en tant qu'ils sont semblables à ceux qu'il a connus par des idées directes et par des sensations; plus il s'éloigne de ces objets, plus les êtres qu'il forme sont bizarres et peu agréables.
Ainsi dans l'imitation de la nature, l'invention même est assujettie à certaines règles; et ce sont ces règles qui forment principalement la partie philosophique des beaux-arts, jusqu'à présent assez imparfaite, parce qu'elle ne peut être l'ouvrage que du génie, et que le génie aime mieux créer que discuter. <

Enfin, si on examine les progrès de la raison dans ses opérations successives, on se convaincra encore qu'elle doit précéder l'imagination dans l'ordre de nos facultés, puisque la raison, par les dernières opérations qu'elle fait sur les objets, conduit en quelque sorte à l'imagination: car ses opérations ne consistent qu'à créer, pour ainsi dire, des êtres généraux, qui séparés de leur sujet par abstraction, ne sont plus du ressort immédiat de nos sens.
Aussi la métaphysique et la géométrie sont de toutes les sciences qui appartiennent à la raison, celles où l'imagination a le plus de part.
J'en demande pardon à nos beaux esprits détracteurs de la géométrie; ils ne se croyaient pas sans doute si près d'elle, et il n'y a peut-être que la métaphysique qui les en sépare.
L'imagination dans un géomètre qui crée, n'agit pas moins que dans un poète qui invente. Il est vrai qu'ils opèrent différemment sur leur objet; le premier le dépouille et l'analyse, le second le compose et l'embellit.
Il est encore vrai que cette manière différente d'opérer n'appartient qu'à différentes sortes d'esprits; et c'est pour cela que les talents du grand géomètre et du grand poète ne se trouveront peut-être jamais ensemble.
Mais soit qu'ils s'excluent ou ne s'excluent pas l'un l'autre, ils ne sont nullement en droit de se mépriser réciproquement.
De tous les grands hommes de l'antiquité, Archimède est peut-être celui qui mérite le plus d'être placé à côté d'Homère. J'espère qu'on pardonnera cette digression à un géomètre qui aime son art, mais qu'on n'accusera point d'en être admirateur outré; et je reviens à mon sujet.

La distribution générale des êtres en spirituels et en matériels fournit la sous-division des trois branches générales.
L'histoire et la philosophie s'occupent également de ces deux espèces d'êtres, et l'imagination ne travaille que d'après les êtres purement matériels; nouvelle raison pour la placer la dernière dans l'ordre de nos facultés. à la tête des êtres spirituels est Dieu, qui doit tenir le premier rang par sa nature, et par le besoin que nous avons de le connaitre. Au-dessous de cet être suprême sont les esprits créés, dont la révélation nous apprend l'existence. Ensuite vient l'homme, qui composé de deux principes, tient par son âme aux esprits, et par son corps au monde matériel; et enfin ce vaste univers que nous appelons le monde corporel ou la nature.
Nous ignorons pourquoi l'auteur célèbre qui nous sert de guide dans cette distribution, a placé la nature avant l'homme dans son système; il semble au contraire que tout engage à placer l'homme sur le passage qui sépare Dieu et les esprits d'avec les corps.

L'histoire entant qu'elle se rapporte à Dieu, renferme ou la révélation ou la tradition, et se divise sous ces deux points de vue, en histoire sacrée et en histoire ecclésiastique. L'histoire de l'homme a pour objet, ou ses actions, ou ses connaissances; et elle est par conséquent civile ou littéraire, c'est-à-dire, se partage entre les grandes nations et les grands génies, entre les rois et les gens de lettres, entre les conquérants et les philosophes.
Enfin l'histoire de la nature est celle des productions innombrables qu'on y observe, et forme une quantité de branches presque égale au nombre de ces diverses productions. Parmi ces différentes branches, doit être placée avec distinction l'histoire des arts, qui n'est autre chose que l'histoire des usages que les hommes ont faits des productions de la nature, pour satisfaire à leurs besoins ou à leur curiosité. Tels sont les objets principaux de la mémoire. Venons présentement à la faculté qui réfléchit, et qui raisonne.
Les êtres tant spirituels que matériels sur lesquels elle s'exerce, ayant quelques propriétés générales, comme l'existence, la possibilité, la durée; l'examen de ces propriétés forme d'abord cette branche de la philosophie, dont toutes les autres empruntent en partie leurs principes: on la nomme l'ontologie ou science de l'être, ou métaphysique générale.
Nous descendons de-là aux différents êtres particuliers; et les divisions que fournit la science de ces différents êtres sont formées sur le même plan que celles de l'histoire.

La science de Dieu appelée théologie a deux branches; la théologie naturelle n'a de connaissance de Dieu que celle que produit la raison seule; connaissance qui n'est pas d'une fort grande étendue: la théologie révélée tire de l'histoire sacrée une connaissance beaucoup plus parfaite de cet être.
De cette même théologie révélée, résulte la science des esprits créés. Nous avons cru encore ici devoir nous écarter de notre auteur.
Il nous semble que la science, considérée comme appartenant à la raison, ne doit point être divisée comme elle l'a été par lui en théologie et en philosophie; car la théologie révélée n'est autre chose, que la raison appliquée aux faits révélés: on peut dire qu'elle tient à l'histoire par les dogmes qu'elle enseigne, et à la philosophie, par les conséquences qu'elle tire de ces dogmes.
Ainsi séparer la théologie de la philosophie, ce serait arracher du tronc un rejeton qui de lui-même y est uni. Il semble aussi que la science des esprits appartient bien plus intimement à la théologie révélée, qu'à la théologie naturelle.

La première partie de la science de l'homme est celle de l'âme; et cette science a pour but, ou la connaissance spéculative de l'âme humaine, ou celle de ses opérations.
La connaissance spéculative de l'âme dérive en partie de la théologie naturelle, et en partie de la théologie révélée, et s'appelle pneumatologie ou métaphysique particulière.
La connaissance de ses opérations se subdivise en deux branches, ces opérations pouvant avoir pour objet, ou la découverte de la vérité, ou la pratique de la vertu. La découverte de la vérité, qui est le but de la logique, produit l'art de la transmettre aux autres; ainsi l'usage que nous faisons de la logique est en partie pour notre propre avantage, en partie pour celui des êtres semblables à nous; les règles de la morale se rapportent moins à l'homme isolé, et le supposent nécessairement en société avec les autres hommes.

La science de la nature n'est autre que celle des corps.
Mais les corps ayant des propriétés générales qui leur sont communes, telles que l'impénétrabilité, la mobilité, et l'étendue, c'est encore par l'étude de ces propriétés, que la science de la nature doit commencer: elles ont, pour ainsi dire, un côté purement intellectuel par lequel elles ouvrent un champ immense aux spéculations de l'esprit, et un côté matériel et sensible par lequel on peut les mesurer.
La spéculation intellectuelle appartient à la physique générale, qui n'est proprement que la métaphysique des corps; et la mesure est l'objet des mathématiques, dont les divisions s'étendent presqu'à l'infini.

Ces deux sciences conduisent à la physique particulière, qui étudie les corps en eux-mêmes, et qui n'a que les individus pour objet.
Parmi les corps dont il nous importe de connaitre les propriétés, le nôtre doit tenir le premier rang, et il est immédiatement suivi de ceux dont la connaissance est le plus nécessaire à notre conservation; d'où résultent l'anatomie, l'agriculture, la médecine, et leurs différentes branches.
Enfin tous les corps naturels soumis à notre examen produisent les autres parties innombrables de la physique raisonnée.

La peinture, la sculpture, l'architecture, la poésie, la musique, et leurs différentes divisions, composent la troisième distribution générale qui nait de l'imagination, et dont les parties sont comprises sous le nom de beaux-arts.
On pourrait aussi les renfermer sous le titre général de peinture, puisque tous les beaux-arts se réduisent à peindre, et ne diffèrent que par les moyens qu'ils emploient; enfin on pourrait les rapporter tous à la poésie, en prenant ce mot dans sa signification naturelle, qui n'est autre chose qu'invention ou création. Telles sont les principales parties de notre arbre encyclopédique; on les trouvera plus en détail à la fin de ce discours préliminaire.
Nous en avons formé une espèce de carte à laquelle nous avons joint une explication beaucoup plus étendue que celle qui vient d'être donnée.
Cette carte et cette explication ont été déjà publiées dans le prospectus , comme pour pressentir le goût du public; nous y avons fait quelques changements dont il sera facile de s'apercevoir, et qui sont le fruit ou de nos réflexions, ou des conseils de quelques philosophes, assez bons citoyens pour prendre intérêt à notre ouvrage.
Si le public éclairé donne son approbation à ces changements, elle sera la récompense de notre docilité; et s'il ne les approuve pas, nous n'en serons que plus convaincus de l'impossibilité de former un arbre encyclopédique qui soit au gré de tout le monde.

La division générale de nos connaissances, suivant nos trois facultés, a cet avantage, qu'elle pourrait fournir aussi les trois divisions du monde littéraire, en érudits, philosophes, et beaux-esprits; en sorte qu'après avoir formé l'arbre des sciences, on pourrait former sur le même plan celui des gens de lettres.
La mémoire est le talent des premiers, la sagacité appartient aux seconds, et les derniers ont l'agrément en partage.
Ainsi, en regardant la mémoire comme un commencement de réflexion, et en y joignant la réflexion qui combine, et celle qui imite, on pourrait dire en général que le nombre plus ou moins grand d'idées réfléchies, et la nature de ces idées, constituent la différence plus ou moins grande qu'il y a entre les hommes; que la réflexion, prise dans le sens le plus étendu qu'on puisse lui donner, forme le caractère de l'esprit, et qu'elle en distingue les différents genres.
Du reste les trois espèces de républiques dans lesquelles nous venons de distribuer les gens de lettres, n'ont pour l'ordinaire rien de commun, que de faire assez peu de cas les uns des autres.
Le poète et le philosophe se traitent mutuellement d'insensés, qui se repaissent de chimères: l'un et l'autre regardent l'érudit comme une espèce d'avare, qui ne pense qu'à amasser sans jouir, et qui entasse sans choix les métaux les plus vils avec les plus précieux; et l'érudit, qui ne voit que des mots par-tout où il ne lit point des faits, méprise le poète et le philosophe, comme des gens qui se croient riches, parce que leur dépense excède leurs fonds.

C'est ainsi qu'on se venge des avantages qu'on n'a pas.
Les gens de lettres entendraient mieux leurs intérêts, si au lieu de chercher à s'isoler, ils reconnaissaient le besoin réciproque qu'ils ont de leurs travaux, et les secours qu'ils en tirent.
La société doit sans doute aux beaux-esprits ses principaux agréments, et ses lumières aux philosophes: mais ni les uns ni les autres ne sentent combien ils sont redevables à la mémoire; elle renferme la matière première de toutes nos connaissances; et les travaux de l'érudit ont souvent fourni au philosophe et au poète les sujets sur lesquels ils s'exercent. Lorsque les anciens ont appelé les muses filles de la mémoire, a dit un auteur moderne, ils sentaient peut-être combien cette faculté de notre âme est nécessaire à toutes les autres; et les romains lui élevaient des temples, comme à la Fortune.

Il nous reste à montrer comment nous avons tâché de concilier dans ce dictionnaire l'ordre encyclopédique avec l'ordre alphabétique.
Nous avons employé pour cela trois moyens, le système figuré qui est à la tête de l'ouvrage, la science à laquelle chaque article se rapporte, et la manière dont l'article est traité.
On a placé pour l'ordinaire après le mot qui fait le sujet de l'article, le nom de la science dont cet article fait partie; il ne faut plus que voir dans le système figuré quel rang cette science y occupe, pour connaitre la place que l'article doit avoir dans l'encyclopédie.
S'il arrive que le nom de la science soit omis dans l'article, la lecture suffira pour connaitre à quelle science il se rapporte; et quand nous aurions, par exemple, oublié d'avertir que le mot bombe appartient à l'art militaire, et le nom d'une ville ou d'un pays à la géographie, nous comptons assez sur l'intelligence de nos lecteurs, pour espérer qu'ils ne seraient pas choqués d'une pareille omission.
D'ailleurs par la disposition des matières dans chaque article, surtout lorsqu'il est un peu étendu, on ne pourra manquer de voir que cet article tient à un autre qui dépend d'une science différente, celui-là à un troisième, et ainsi de suite.
On a tâché que l'exactitude et la fréquence des renvois ne laissât là-dessus rien à désirer; car les renvois dans ce dictionnaire ont cela de particulier, qu'ils servent principalement à indiquer la liaison des matières; au lieu que dans les autres ouvrages de cette espèce, ils ne sont destinés qu'à expliquer un article par un autre. Souvent même nous avons omis le renvoi, parce que les termes d'art ou de science sur lesquels il aurait pu tomber, se trouvent expliqués à leur article, que le lecteur ira chercher de lui-même.
C'est surtout dans les articles généraux des sciences, qu'on a tâché d'expliquer les secours mutuels qu'elles se prêtent.
Ainsi trois choses forment l'ordre encyclopédique; le nom de la science à laquelle l'article appartient; le rang de cette science dans l'arbre; la liaison de l'article avec d'autres dans la même science ou dans une science différente; liaison indiquée par les renvois, ou facile à sentir au moyen des termes techniques expliqués suivant leur ordre alphabétique.
Il ne s'agit point ici des raisons qui nous ont fait préférer dans cet ouvrage l'ordre alphabétique à tout autre; nous les exposerons plus bas, lorsque nous envisagerons cette collection comme dictionnaire des sciences et des arts. Au reste, sur la partie de notre travail, qui consiste dans l'ordre encyclopédique, et qui est plus destinée aux gens éclairés qu'à la multitude, nous observerons deux choses: la première, c'est qu'il serait souvent absurde de vouloir trouver une liaison immédiate entre un article de ce dictionnaire et un autre article pris à volonté; c'est ainsi qu'on chercherait en vain par quels liens secrets section conique peut être rapprochée d'accusatif .
L'ordre encyclopédique ne suppose point que toutes les sciences tiennent directement les unes aux autres. Ce sont des branches qui partent d'un même tronc, savoir de l'entendement humain.
Ces branches n'ont souvent entr'elles aucune liaison immédiate, et plusieurs ne sont réunies que par le tronc même.
Ainsi section conique appartient à la géométrie, la géométrie conduit à la physique particulière, celle-ci à la physique générale, la physique générale à la métaphysique; et la métaphysique est bien près de la grammaire à laquelle le mot accusatif appartient.
Mais quand on est arrivé à ce dernier terme par la route que nous venons d'indiquer, on se trouve si loin de celui d'où l'on est parti, qu'on l'a tout à fait perdu de vue.

La seconde remarque que nous avons à faire, c'est qu'il ne faut pas attribuer à notre arbre encyclopédique plus d'avantage que nous ne prétendons lui en donner.
L'usage des divisions générales est de rassembler un fort grand nombre d'objets: mais il ne faut pas croire qu'il puisse suppléer à l'étude de ces objets mêmes. C'est une espèce de dénombrement des connaissances qu'on peut acquérir; dénombrement frivole pour qui voudrait s'en contenter, utile pour qui désire d'aller plus loin.
Un seul article raisonné sur un objet particulier de science ou d'art, renferme plus de substance que toutes les divisions et subdivisions qu'on peut faire des termes généraux; et pour ne point sortir de la comparaison que nous avons tirée plus haut des cartes géographiques, celui qui s'en tiendrait à l'arbre encyclopédique pour toute connaissance, n'en saurait guère plus que celui qui pour avoir acquis par les mappemondes une idée générale du globe et de ses parties principales, se flatterait de connaitre les différents peuples qui l'habitent, et les états particuliers qui le composent.
Ce qu'il ne faut point oublier surtout, en considérant notre système figuré, c'est que l'ordre encyclopédique qu'il présente est très-différent de l'ordre généalogique des opérations de l'esprit; que les sciences qui s'occupent des êtres généraux, ne sont utiles qu'autant qu'elles mènent à celles dont les êtres particuliers sont l'objet; qu'il n'y a véritablement que ces êtres particuliers qui existent; et que si notre esprit a créé les êtres généraux, ç'a été pour pouvoir étudier plus facilement l'une après l'autre les propriétés qui par leur nature existent à la fois dans une même substance, et qui ne peuvent physiquement être séparées.
Ces réflexions doivent être le fruit et le résultat de tout ce que nous avons dit jusqu'ici; et c'est aussi par elles que nous terminerons la première partie de ce discours. Nous allons présentement considérer cet ouvrage comme dictionnaire raisonné des sciences et des arts .
L'objet est d'autant plus important, que c'est sans doute celui qui peut intéresser davantage la plus grande partie de nos lecteurs, et qui, pour être rempli, a demandé le plus de soins et de travail.
Mais avant que d'entrer sur ce sujet dans tout le détail qu'on est en droit d'exiger de nous, il ne sera pas inutile d'examiner avec quelque étendue l'état présent des sciences et des arts, et de montrer par quelle gradation l'on y est arrivé.
L'exposition métaphysique de l'origine et de la liaison des sciences nous a été d'une grande utilité pour en former l'arbre encyclopédique; l'exposition historique de l'ordre dans lequel nos connaissances se sont succédées, ne sera pas moins avantageuse pour nous éclairer nous-mêmes sur la manière dont nous devons transmettre ces connaissances à nos lecteurs. D'ailleurs l'histoire des sciences est naturellement liée à celle du petit nombre de grands génies, dont les ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi les hommes; et ces ouvrages ayant fourni pour le nôtre les secours généraux, nous devons commencer à en parler avant de rendre compte des secours particuliers que nous avons obtenus.
Pour ne point remonter trop haut, fixons-nous à la renaissance des lettres. Quand on considère les progrès de l'esprit depuis cette époque mémorable, on trouve que ces progrès se sont faits dans l'ordre qu'ils devaient naturellement suivre.
On a commencé par l'érudition, continué par les belles-lettres, et fini par la philosophie.
Cet ordre diffère à la vérité de celui que doit observer l'homme abandonné à ses propres lumières, ou borné au commerce de ses contemporains, tel que nous l'avons principalement considéré dans la première partie de ce discours: en effet, nous avons fait voir que l'esprit isolé doit rencontrer dans sa route la philosophie avant les belles-lettres.
Mais en sortant d'un long intervalle d'ignorance que des siècles de lumière avaient précédé, la régénération des idées, si on peut parler ainsi, a dû nécessairement être différente de leur génération primitive.
Nous allons tâcher de le faire sentir. Les chefs-d'œuvre que les anciens nous avaient laissés dans presque tous les genres, avaient été oubliés pendant douze siècles.
Les principes des sciences et des arts étaient perdus, parce que le beau et le vrai qui semblent se montrer de toutes parts aux hommes, ne les frappent guère à moins qu'ils n'en soient avertis.
Ce n'est pas que ces temps malheureux aient été plus stériles que d'autres en génies rares; la nature est toujours la même: mais que pouvaient faire ces grands hommes, semés de loin à loin comme ils le sont toujours, occupés d'objets différents, et abandonnés sans culture à leurs seules lumières? Les idées qu'on acquiert par la lecture et la société, sont le germe de presque toutes les découvertes.
C'est un air que l'on respire sans y penser, et auquel on doit la vie; et les hommes dont nous parlons étaient privés d'un tel secours.
Ils ressemblaient aux premiers créateurs des sciences et des arts, que leurs illustres successeurs ont fait oublier, et qui précédés par ceux-ci les auraient fait oublier de même. Celui qui trouva le premier les roues et les pignons, eut inventé les montres dans un autre siècle; et Gerbert placé au temps d'Archimède l'aurait peut-être égalé.

Cependant la plupart des beaux esprits de ces temps ténébreux se faisaient appeler poètes ou philosophes.
Que leur en coutait-il en effet pour usurper deux titres dont on se pare à si peu de frais, et qu'on se flatte toujours de ne guère devoir à des lumières empruntées? Ils croyaient qu'il était inutile de chercher les modèles de la poésie dans les ouvrages des grecs et des romains, dont la langue ne se parlait plus; et ils prenaient pour la véritable philosophie des anciens une tradition barbare qui la défigurait.
La poésie se réduisait pour eux à un mécanisme puéril: l'examen approfondi de la nature, et la grande étude de l'homme, étaient remplacés par mille questions frivoles sur des êtres abstraits et métaphysiques; questions dont la solution, bonne ou mauvaise, demandait souvent beaucoup de subtilité, et par conséquent un grand abus de l'esprit.
Qu'on joigne à ce désordre l'état d'esclavage où presque toute l'Europe était plongée, les ravages de la superstition qui nait de l'ignorance, et qui la reproduit à son tour: et l'on verra que rien ne manquait aux obstacles qui éloignaient le retour de la raison et du gout; car il n'y a que la liberté d'agir et de penser qui soit capable de produire de grandes choses, et elle n'a besoin que de lumières pour se préserver des excès. Aussi fallut-il au genre humain, pour sortir de la barbarie, une de ces révolutions qui font prendre à la terre une face nouvelle: l'empire grec est détruit, sa ruine fait refluer en Europe le peu de connaissances qui restaient encore au monde: l'invention de l'imprimerie, la protection des Médicis et de François I raniment les esprits; et la lumière renait de toutes parts.

L'étude des langues et de l'histoire abandonnée par nécessité durant les siècles d'ignorance, fut la première à laquelle on se livra.
L'esprit humain se trouvait, au sortir de la barbarie dans une espèce d'enfance, avide d'accumuler des idées, et incapable pourtant d'en acquérir d'abord un certain ordre par l'espèce d'engourdissement où les facultés de l'âme avaient été si longtemps.
De toutes ces facultés, la mémoire fut celle que l'on cultiva d'abord, parce qu'elle est la plus facile à satisfaire, et que les connaissances qu'on obtient par son secours, sont celles qui peuvent le plus aisément être entassées.
On ne commença donc point par étudier la nature, ainsi que les premiers hommes avaient dû faire; on jouissait d'un secours dont ils étaient dépourvus, celui des ouvrages des anciens, que la générosité des grands et l'impression commençaient à rendre communs: on croyait n'avoir qu'à lire pour devenir savant; et il est bien plus aisé de lire que de voir.
Ainsi, on dévora sans distinction tout ce que les anciens nous avaient laissé dans chaque genre: on les traduisit, on les commenta; et par une espèce de reconnaissance on se mit à les adorer sans connaitre à beaucoup près ce qu'ils valaient.

De-là cette foule d'érudits, profonds dans les langues savantes jusqu'à dédaigner la leur, qui, comme l'a dit un auteur célèbre, connaissaient tout dans les anciens, hors la grâce et la finesse, et qu'un vain étalage d'érudition rendait si orgueilleux, parce que les avantages qui coutent le moins sont assez souvent ceux dont on aime le plus à se parer.
C'était une espèce de grands seigneurs, qui sans ressembler par le mérite réel à ceux dont ils tenaient la vie, tiraient beaucoup de vanité de croire leur appartenir.
D'ailleurs cette vanité n'était point sans quelque espèce de prétexte.
Le pays de l'érudition et des faits est inépuisable; on croit, pour ainsi dire, voir tous les jours augmenter sa substance par les acquisitions que l'on y fait sans peine.
Au contraire le pays de la raison et des découvertes est d'une assez petite étendue; et souvent au lieu d'y apprendre ce que l'on ignorait, on ne parvient à force d'étude qu'à désapprendre ce qu'on croyait savoir.
C'est pourquoi, à mérite fort inégal, un érudit doit être beaucoup plus vain qu'un philosophe, et peut-être qu'un poète: car l'esprit qui invente est toujours mécontent de ses progrès, parce qu'il voit au-delà; et les plus grands génies trouvent souvent dans leur amour propre même un juge secret, mais sévère, que l'approbation des autres fait taire pour quelques instants, mais qu'elle ne parvient jamais à corrompre.
On ne doit donc pas s'étonner que les savants dont nous parlons missent tant de gloire à jouir d'une science hérissée, souvent ridicule, et quelquefois barbare. Il est vrai que notre siècle qui se croit destiné à changer les lois en tout genre, et à faire justice, ne pense pas fort avantageusement de ces hommes autrefois si célèbres.
C'est une espèce de mérite aujourd'hui que d'en faire peu de cas; et c'est même un mérite que bien des gens se contentent d'avoir.
Il semble que par le mépris que l'on a pour ces savants, on cherche à les punir de l'estime outrée qu'ils faisaient d'eux-mêmes, ou du suffrage peu éclairé de leurs contemporains, et qu'en foulant aux pieds ces idoles, on veuille en faire oublier jusqu'aux noms.
Mais tout excès est injuste.
Jouissons plutôt avec reconnaissance du travail de ces hommes laborieux.
Pour nous mettre à portée d'extraire des ouvrages des anciens tout ce qui pouvait nous être utile, il a fallu qu'ils en tirassent aussi ce qui ne l'était pas: on ne saurait tirer l'or d'une mine sans en faire sortir en même temps beaucoup de matières viles ou moins précieuses; ils auraient fait comme nous la séparation, s'ils étaient venus plus tard. L'érudition était donc nécessaire pour nous conduire aux belles-lettres.

En effet, il ne fallut pas se livrer longtemps à la lecture des anciens, pour se convaincre que dans ces ouvrages même où l'on ne cherchait que des faits et des mots, il y avait mieux à apprendre.
On aperçut bientôt les beautés que leurs auteurs y avaient répandues; car si les hommes, comme nous l'avons dit plus haut, ont besoin d'être avertis du vrai, en récompense ils n'ont besoin que de l'être.
L'admiration qu'on avait eu jusqu'alors pour les anciens ne pouvait être plus vive: mais elle commença à devenir plus juste.
Cependant elle était encore bien loin d'être raisonnable.
On crut qu'on ne pouvait les imiter qu'en les copiant servilement, et qu'il n'était possible de bien dire que dans leur langue.
On ne pensait pas que l'étude des mots est une espèce d'inconvénient passager, nécessaire pour faciliter l'étude des choses, mais qu'elle devient un mal réel, quand elle la retarde; qu'ainsi on aurait dû se borner à se rendre familiers les auteurs grecs et romains, pour profiter de ce qu'ils avaient pensé de meilleur; et que le travail auquel il fallait se livrer pour écrire dans leur langue, était autant de perdu pour l'avancement de la raison.
On ne voyait pas d'ailleurs, que s'il y a dans les anciens un grand nombre de beautés de style perdues pour nous, il doit y avoir aussi par la même raison bien des défauts qui échappent, et que l'on court risque de copier comme des beautés; qu'enfin tout ce qu'on pourrait espérer par l'usage servile de la langue des anciens, ce serait de se faire un style bizarrement assorti d'une infinité de styles différents, très-correct et admirable même pour nos modernes, mais que Cicéron ou Virgile auraient trouvé ridicule.
C'est ainsi que nous ririons d'un ouvrage écrit en notre langue, et dans lequel l'auteur aurait rassemblé des phrases de Bossuet, de La Fontaine, de La Bruyère, et de Racine, persuadé avec raison que chacun de ces écrivains en particulier est un excellent modèle. Ce préjugé des premiers savants a produit dans le seizième siècle une foule de poètes, d'orateurs, et d'historiens latins, dont les ouvrages, il faut l'avouer, tirent trop souvent leur principal mérite d'une latinité dont nous ne pouvons guère juger.
On peut en comparer quelques-uns aux harangues de la plupart de nos rhéteurs, qui vides de choses, et semblables à des corps sans substance, n'auraient besoin que d'être mises en français pour n'être lues de personne.

Les gens de lettres sont enfin revenus peu-à-peu de cette espèce de manie.
Il y a apparence qu'on doit leur changement, du moins en partie, à la protection des grands, qui sont bien-aises d'être savants, à condition de le devenir sans peine, et qui veulent pouvoir juger sans étude d'un ouvrage d'esprit, pour prix des bienfaits qu'ils promettent à l'auteur, ou de l'amitié dont ils croient l'honorer.
On commença à sentir que le beau, pour être en langue vulgaire, ne perdait rien de ses avantages; qu'il acquérait même celui d'être plus facilement saisi du commun des hommes, et qu'il n'y avait aucun mérite à dire des choses communes ou ridicules dans quelque langue que ce fût, et à plus forte raison dans celles qu'on devait parler le plus mal.
Les gens de lettres pensèrent donc à perfectionner les langues vulgaires; ils cherchèrent d'abord à dire dans ces langues ce que les anciens avaient dit dans les leurs.
Cependant par une suite du préjugé dont on avait eu tant de peine à se défaire, au lieu d'enrichir la langue française, on commença par la défigurer.
Ronsard en fit un jargon barbare, hérissé de grec et de latin: mais heureusement il la rendit assez méconnaissable, pour qu'elle en devint ridicule. Bientôt l'on sentit qu'il fallait transporter dans notre langue les beautés et non les mots des langues anciennes.
Réglée et perfectionnée par le gout, elle acquit assez promptement une infinité de tours et d'expressions heureuses.
Enfin on ne se borna plus à copier les romains et les grecs, ou même à les imiter; on tâcha de les surpasser, s'il était possible, et de penser d'après soi. Ainsi l'imagination des modernes renaquit peu-à-peu de celle des anciens; et l'on vit éclore presqu'en même temps tous les chefs-d'œuvre du dernier siècle, en éloquence, en histoire, en poésie, et dans les différents genres de littérature.

Malherbe, nourri de la lecture des excellents poètes de l'antiquité, et prenant comme eux la nature pour modèle, répandit le premier dans notre poésie une harmonie et des beautés auparavant inconnues.
Balzac, aujourd'hui trop méprisé, donna à notre prose de la noblesse et du nombre. Les écrivains de Port-Royal continuèrent ce que Balzac avait commencé; ils y ajoutèrent cette précision, cet heureux choix des termes, et cette pureté qui ont conservé jusqu'à présent à la plupart de leurs ouvrages un air moderne, et qui les distinguent d'un grand nombre de livres surannés, écrits dans le même temps.

Corneille, après avoir sacrifié pendant quelques années au mauvais goût dans la carrière dramatique, s'en affranchit enfin; découvrit par la force de son génie, bien plus que par la lecture, les lois du théâtre, et les exposa dans ses discours admirables sur la tragédie, dans ses réflexions sur chacune de ses pièces, mais principalement dans ses pièces même.
Racine s'ouvrant une autre route, fit paraitre sur le théâtre une passion que les anciens n'y avaient guère connue; et développant les ressorts du cœur humain, joignit à une élégance et une vérité continues quelques traits de sublime. Despréaux dans son art poétique se rendit l'égal d'Horace en l'imitant.
Molière par la peinture fine des ridicules et des mœurs de son temps, laissa bien loin derrière lui la comédie ancienne.
La Fontaine fit presque oublier Esope et Phèdre, et Bossuet alla se placer à côté de Démosthène.

Les beaux-arts sont tellement unis avec les belles-lettres, que le même goût qui cultive les unes, porte aussi à perfectionner les autres. Dans le même temps que notre littérature s'enrichissait par tant de beaux ouvrages, Poussin faisait ses tableaux, et Puget ses statues; Le Sueur peignait le cloitre des chartreux, et Le Brun les batailles d'Alexandre; enfin Lully, créateur d'un chant propre à notre langue, rendait par sa musique aux poèmes de Quinault l'immortalité qu'elle en recevait.

Il faut avouer pourtant que la renaissance de la peinture et de la sculpture avait été beaucoup plus rapide que celle de la poésie et de la musique; et la raison n'en est pas difficile à apercevoir.
Dès qu'on commença à étudier les ouvrages des anciens en tout genre, les chefs-d'œuvres antiques qui avaient échappé en assez grand nombre à la superstition et à la barbarie, frappèrent bientôt les yeux des artistes éclairés; on ne pouvait imiter les Praxiteles et les Phidias, qu'en faisant exactement comme eux; et le talent n'avait besoin que de bien voir: aussi Raphaël et Michel Ange ne furent pas longtemps sans porter leur art à un point de perfection, qu'on n'a point encore passé depuis.
En général, l'objet de la peinture et de la sculpture étant plus du ressort des sens, ces arts ne pouvaient manquer de précéder la poésie, parce que les sens ont dû être plus promptement affectés des beautés sensibles et palpables des statues anciennes, que l'imagination n'a dû apercevoir les beautés intellectuelles et fugitives des anciens écrivains. D'ailleurs, quand elle a commencé à les découvrir, l'imitation de ces mêmes beautés imparfaite, par sa servitude et par la langue étrangère dont elle se servait, n'a pu manquer de nuire aux progrès de l'imagination même.
Qu'on suppose pour un moment nos peintres et nos sculpteurs privés de l'avantage qu'ils avaient de mettre en œuvre la même matière que les anciens: s'ils eussent, comme nos littérateurs, perdu beaucoup de temps à rechercher et à imiter mal cette matière, au lieu de songer à en employer une autre, pour imiter les ouvrages même qui faisaient l'objet de leur admiration; ils auraient fait sans doute un chemin beaucoup moins rapide, et en seraient encore à trouver le marbre. à l'égard de la musique, elle a dû arriver beaucoup plus tard à un certain degré de perfection, parce que c'est un art que les modernes ont été obligés de créer.
Le temps a détruit tous les modèles que les anciens avaient pu nous laisser en ce genre; et leurs écrivains, du moins ceux qui nous restent, ne nous ont transmis sur ce sujet que des connaissances très-obscures, ou des histoires plus propres à nous étonner qu'à nous instruire.
Aussi plusieurs de nos savants, poussés peut-être par une espèce d'amour de propriété, ont prétendu que nous avons porté cet art beaucoup plus loin que les grecs; prétention que le défaut de monuments rend aussi difficile à appuyer qu'à détruire, et qui ne peut être qu'assez faiblement combattue par les prodiges vrais ou supposés de la musique ancienne. Peut-être serait-il permis de conjecturer avec quelque vraisemblance, que cette musique était tout à fait différente de la nôtre, et que si l'ancienne était supérieure par la mélodie, l'harmonie donne à la moderne des avantages. Nous serions injustes, si à l'occasion du détail où nous venons d'entrer, nous ne reconnaissions point ce que nous devons à l'Italie; c'est d'elle que nous avons reçu les sciences, qui depuis ont fructifié si abondamment dans toute l'Europe; c'est à elle surtout que nous devons les beaux-arts et le bon gout, dont elle nous a fourni un grand nombre de modèles inimitables. Pendant que les arts et les belles-lettres étaient en honneur, il s'en fallait beaucoup que la philosophie fit le même progrès, du moins dans chaque nation prise en corps; elle n'a reparu que beaucoup plus tard.
Ce n'est pas qu'au fond il soit plus aisé d'exceller dans les belles-lettres que dans la philosophie; la supériorité en tout genre est également difficile à atteindre.
Mais la lecture des anciens devait contribuer plus promptement à l'avancement des belles-lettres et du bon gout, qu'à celui des sciences naturelles.
Les beautés littéraires n'ont pas besoin d'être vues longtemps pour être senties; et comme les hommes sentent avant que de penser, ils doivent par la même raison juger ce qu'ils sentent avant de juger ce qu'ils pensent. D'ailleurs, les anciens n'étaient pas à beaucoup près si parfaits comme philosophes que comme écrivains.
En effet, quoique dans l'ordre de nos idées les premières opérations de la raison précèdent les premiers efforts de l'imagination, celle-ci, quand elle a fait les premiers pas, va beaucoup plus vite que l'autre: elle a l'avantage de travailler sur des objets qu'elle enfante; au lieu que la raison forcée de se borner à ceux qu'elle a devant elle, et de s'arrêter à chaque instant, ne s'épuise que trop souvent en recherches infructueuses.
L'univers et les réflexions sont le premier livre des vrais philosophes, et les anciens l'avaient sans doute étudié: il était donc nécessaire de faire comme eux; on ne pouvait suppléer à cette étude par celle de leurs ouvrages, dont la plupart avaient été détruits, et dont un petit nombre mutilé par le temps ne pouvait nous donner sur une matière aussi vaste que des notions fort incertaines et fort altérées.

La scolastique qui composait toute la science prétendue des siècles d'ignorance, nuisait encore aux progrès de la vraie philosophie dans ce premier siècle de lumière.
On était persuadé depuis un temps, pour ainsi dire, immémorial, qu'on possédait dans toute sa pureté la doctrine d'Aristote, commentée par les arabes, et altérée par mille additions absurdes ou puériles; et on ne pensait pas même à s'assurer si cette philosophie barbare était réellement celle de ce grand homme, tant on avait conçu de respect pour les anciens.
C'est ainsi qu'une foule de peuples nés et affermis dans leurs erreurs par l'éducation, se croient d'autant plus sincèrement dans le chemin de la vérité, qu'il ne leur est même jamais venu en pensée de former sur cela le moindre doute.
Aussi, dans le temps que plusieurs écrivains, rivaux des orateurs et des poètes grecs, marchaient à côté de leurs modèles, ou peut-être même les surpassaient; la philosophie grecque, quoique fort imparfaite, n'était pas même bien connue.

Tant de préjugés qu'une admiration aveugle pour l'antiquité contribuait à entretenir, semblaient se fortifier encore par l'abus qu'osaient faire de la soumission des peuples quelques théologiens peu nombreux, mais puissants: je dis peu nombreux, car je suis bien éloigné d'étendre à un corps respectable et très-éclairé une accusation qui se borne à quelques-uns de ses membres.
On avait permis aux poètes de chanter dans leurs ouvrages les divinités du paganisme, parce qu'on était persuadé avec raison que les noms de ces divinités ne pouvaient plus être qu'un jeu dont on n'avait rien à craindre. Si d'un côté, la religion des anciens, qui animait tout, ouvrait un vaste champ à l'imagination des beaux esprits; de l'autre, les principes en étaient trop absurdes, pour qu'on appréhendât de voir ressusciter Jupiter et Pluton par quelque secte de novateurs.
Mais l'on craignait, ou l'on paraissait craindre les coups qu'une raison aveugle pouvait porter au christianisme: comment ne voyait-on pas qu'il n'avait point à redouter une attaque aussi faible? Envoyé du ciel aux hommes, la vénération si juste et si ancienne que les peuples lui témoignaient, avait été garantie pour toujours par les promesses de Dieu même.
D'ailleurs, quelque absurde qu'une religion puisse être (reproche que l'impiété seule peut faire à la nôtre) ce ne sont jamais les philosophes qui la détruisent: lors même qu'ils enseignent la vérité, ils se contentent de la montrer sans forcer personne à la reconnaitre; un tel pouvoir n'appartient qu'à l'être tout-puissant: ce sont les hommes inspirés qui éclairent le peuple, et les enthousiastes qui l'égarent.
Le frein qu'on est obligé de mettre à la licence de ces derniers ne doit point nuire à cette liberté si nécessaire à la vraie philosophie, et dont la religion peut tirer les plus grands avantages.
Si le christianisme ajoute à la philosophie les lumières qui lui manquent, s'il n'appartient qu'à la grâce de soumettre les incrédules, c'est à la philosophie qu'il est réservé de les réduire au silence; et pour assurer le triomphe de la foi, les théologiens dont nous parlons n'avaient qu'à faire usage des armes qu'on aurait voulu employer contre elle.

Mais parmi ces mêmes hommes, quelques-uns avaient un intérêt beaucoup plus réel de s'opposer à l'avancement de la philosophie.
Faussement persuadés que la croyance des peuples est d'autant plus ferme, qu'on l'exerce sur plus d'objets différents, ils ne se contentaient pas d'exiger pour nos mystères la soumission qu'ils méritent, ils cherchaient à ériger en dogmes leurs opinions particulières; et c'était ces opinions mêmes, bien plus que les dogmes, qu'ils voulaient mettre en sûreté.
Par là ils auraient porté à la religion le coup le plus terrible, si elle eut été l'ouvrage des hommes; car il était à craindre que leurs opinions étant une fois reconnues pour fausses, le peuple qui ne discerne rien, ne traitât de la même manière les vérités avec lesquelles on avait voulu les confondre.

D'autres théologiens de meilleure foi, mais aussi dangereux, se joignaient à ces premiers par d'autres motifs.
Quoique la religion soit uniquement destinée à régler nos mœurs et notre foi, ils la croyaient faite pour nous éclairer aussi sur le système du monde, c'est-à-dire, sur ces matières que le tout-puissant a expressément abandonnées à nos disputes.
Ils ne faisaient pas réflexion que les livres sacrés et les ouvrages des pères, faits pour montrer au peuple comme aux philosophes ce qu'il faut pratiquer et croire, ne devaient point sur les questions indifférentes parler un autre langage que le peuple.
Cependant le despotisme théologique ou le préjugé l'emporta. Un tribunal devenu puissant dans le midi de l'Europe, dans les Indes, dans le nouveau monde, mais que la foi n'ordonne point de croire, ni la charité d'approuver, et dont la France n'a pu s'accoutumer encore à prononcer le nom sans effroi, condamna un célèbre astronome pour avoir soutenu le mouvement de la terre, et le déclara hérétique; à peu-près comme le pape Zacharie avait condamné quelques siècles auparavant un évêque, pour n'avoir pas pensé comme saint Augustin sur les antipodes, et pour avoir deviné leur existence six cens ans avant que Christophe Colomb les découvrit.
C'est ainsi que l'abus de l'autorité spirituelle réunie à la temporelle forçait la raison au silence; et peu s'en fallut qu'on ne défendit au genre humain de penser.

Pendant que des adversaires peu instruits ou mal intentionnés faisaient ouvertement la guerre à la philosophie, elle se réfugiait, pour ainsi dire, dans les ouvrages de quelques grands hommes, qui, sans avoir l'ambition dangereuse d'arracher le bandeau des yeux de leurs contemporains, préparaient de loin dans l'ombre et le silence la lumière dont le monde devait être éclairé peu-à-peu et par degrés insensibles.

A la tête de ces illustres personnages doit être placé l'immortel chancelier d'Angleterre, François Bacon, dont les ouvrages si justement estimés, et plus estimés pourtant qu'ils ne sont connus, méritent encore plus notre lecture que nos éloges.
à considérer les vues saines et étendues de ce grand homme, la multitude d'objets sur lesquels son esprit s'est porté, la hardiesse de son style qui réunit par-tout les plus sublimes images avec la précision la plus rigoureuse, on serait tenté de le regarder comme le plus grand, le plus universel, et le plus éloquent des philosophes.
Bacon, né dans le sein de la nuit la plus profonde, sentit que la philosophie n'était pas encore, quoique bien des gens sans doute se flattassent d'y exceller; car plus un siècle est grossier, plus il se croit instruit de tout ce qu'il peut savoir.
Il commença donc par envisager d'une vue générale les divers objets de toutes les sciences naturelles; il partagea ces sciences en différentes branches, dont il fit l'énumération la plus exacte qu'il lui fût possible: il examina ce que l'on savait déjà sur chacun de ces objets, et fit le catalogue immense de ce qui restait à découvrir: c'est le but de son admirable ouvrage de la dignité et de l'accroissement des connaissances humaines .
Dans son nouvel organe des sciences , il perfectionne les vues qu'il avait données dans le premier ouvrage; il les porte plus loin, et fait connaitre la nécessité de la physique expérimentale, à laquelle on ne pensait point encore.
Ennemi des systèmes, il n'envisage la philosophie que comme cette partie de nos connaissances, qui doit contribuer à nous rendre meilleurs ou plus heureux: il semble la borner à la science des choses utiles, et recommande par-tout l'étude de la nature.
Ses autres écrits sont formés sur le même plan; tout, jusqu'à leurs titres, y annonce l'homme de génie, l'esprit qui voit en grand.
Il y recueille des faits, il y compare des expériences, il en indique un grand nombre à faire; il invite les savants à étudier et à perfectionner les arts, qu'il regarde comme la partie la plus relevée et la plus essentielle de la science humaine: il expose avec une simplicité noble ses conjectures et ses pensées sur les différents objets dignes d'intéresser les hommes, et il eut pu dire, comme ce vieillard de Térence, que rien de ce qui touche l'humanité ne lui était étranger. Science de la nature, morale, politique, économique, tout semble avoir été du ressort de cet esprit lumineux et profond; et l'on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, ou des richesses qu'il répand sur tous les sujets qu'il traite, ou de la dignité avec laquelle il en parle.
Ses écrits ne peuvent être mieux comparés qu'à ceux d'Hippocrate sur la médecine; et ils ne seraient ni moins admirés, ni moins lus, si la culture de l'esprit était aussi chère au genre humain que la conservation de la santé.
Mais il n'y a que les chefs de secte en tout genre dont les ouvrages puissent avoir un certain éclat; Bacon n'a pas été du nombre, et la forme de sa philosophie s'y opposait.
Elle était trop sage pour étonner personne; la scolastique qui dominait de son temps, ne pouvait être renversée que par des opinions hardies et nouvelles; et il n'y a pas d'apparence qu'un philosophe, qui se contente de dire aux hommes, voilà le peu que vous avez appris, voici ce qui vous reste à chercher, soit destiné à faire beaucoup de bruit parmi ses contemporains.
Nous oserions même faire quelque reproche au chancelier Bacon d'avoir été peut-être trop timide, si nous ne savions avec quelle retenue, et pour ainsi dire, avec quelle superstition, on doit juger un génie si sublime.
Quoiqu'il avoue que les scolastiques ont énervé les sciences par leurs questions minutieuses, et que l'esprit doit sacrifier l'étude des êtres généraux à celle des objets particuliers, il semble pourtant par l'emploi fréquent qu'il fait des termes de l'école, quelquefois même par celui des principes scolastiques, et par des divisions et subdivisions dont l'usage était alors fort à la mode, avoir marqué un peu trop de ménagement ou de déférence pour le goût dominant de son siècle.
Ce grand homme, après avoir brisé tant de fers, était encore retenu par quelques chaînes qu'il ne pouvait ou n'osait rompre.

Nous déclarons ici que nous devons principalement au chancelier Bacon l'arbre encyclopédique dont nous avons déjà parlé fort au long, et que l'on trouvera à la fin de ce discours.
Nous en avions fait l'aveu en plusieurs endroits du prospectus; nous y revenons encore, et nous ne manquerons aucune occasion de le répéter. Cependant nous n'avons pas cru devoir suivre de point en point le grand homme que nous reconnaissons ici pour notre maître.
Si nous n'avons pas placé, comme lui, la raison après l'imagination, c'est que nous avons suivi dans le système encyclopédique l'ordre métaphysique des opérations de l'esprit, plutôt que l'ordre historique de ses progrès depuis la renaissance de-lettres; ordre que l'illustre chancelier d'Angleterre avait peut-être en vue jusqu'à un certain point, lorsqu'il faisait, comme il le dit, le cens et le dénombrement des connaissances humaines.
D'ailleurs, le plan de Bacon étant différent du nôtre, et les sciences ayant fait depuis de grands progrès, on ne doit pas être surpris que nous ayons pris quelquefois une route différente.

Ainsi, outre les changements que nous avons faits dans l'ordre de la distribution générale, et dont nous avons déjà exposé les raisons, nous avons à certains égards poussé les divisions plus loin, surtout dans la partie de mathématique et de physique particulière; d'un autre côté, nous nous sommes abstenus d'étendre au même point que lui, la division de certaines sciences dont il suit jusqu'aux derniers rameaux.
Ces rameaux qui doivent proprement entrer dans le corps de notre encyclopédie, n'auraient fait, à ce que nous croyons, que charger assez inutilement le système général.
On trouvera immédiatement après notre arbre encyclopédique celui du philosophe anglais; c'est le moyen le plus court et le plus facile de faire distinguer ce qui nous appartient d'avec ce que nous avons emprunté de lui.

Au chancelier Bacon succéda l'illustre Descartes.
Cet homme rare dont la fortune a tant varié en moins d'un siècle, avait tout ce qu'il fallait pour changer la face de la philosophie; une imagination forte, un esprit très-conséquent, des connaissances puisées dans lui-même plus que dans les livres, beaucoup de courage pour combattre les préjugés les plus généralement reçus, et aucune espèce de dépendance qui le forçât à les ménager.
Aussi éprouva-t-il de son vivant même ce qui arrive pour l'ordinaire à tout homme qui prend un ascendant trop marqué sur les autres.
Il fit quelques enthousiastes, et eut beaucoup d'ennemis.
Sait qu'il connut sa nation ou qu'il s'en défiât seulement, il s'était réfugié dans un pays entièrement libre pour y méditer plus à son aise.
Quoiqu'il pensât beaucoup moins à faire des disciples qu'à les mériter, la persécution alla le chercher dans sa retraite; et la vie cachée qu'il menait ne put l'y soustraire.
Malgré toute la sagacité qu'il avait employée pour prouver l'existence de Dieu, il fut accusé de la nier par des ministres qui peut-être ne la croyaient pas. Tourmenté et calomnié par des étrangers, et assez mal accueilli de ses compatriotes, il alla mourir en Suède, bien éloigné sans doute de s'attendre au succès brillant que ses opinions auraient un jour.

On peut considérer Descartes comme géomètre ou comme philosophe.
Les mathématiques, dont il semble avoir fait assez peu de cas, font néanmoins aujourd'hui la partie la plus solide et la moins contestée de sa gloire.
L'algèbre créée en quelque manière par les italiens, et prodigieusement augmentée par notre illustre Viète, a reçu entre les mains de Descartes de nouveaux accroissements.
Un des plus considérables est sa méthode des indéterminées, artifice très-ingénieux et très-subtil, qu'on a su appliquer depuis à un grand nombre de recherches. Mais ce qui a surtout immortalisé le nom de ce grand homme, c'est l'application qu'il a su faire de l'algèbre à la géométrie; idée des plus vastes et des plus heureuses que l'esprit humain ait jamais eues, et qui sera toujours la clé des plus profondes recherches, non seulement dans la géométrie sublime, mais dans toutes les sciences physico-mathématiques. Comme philosophe, il a peut-être été aussi grand, mais il n'a pas été si heureux.
La géométrie qui par la nature de son objet doit toujours gagner sans perdre, ne pouvait manquer, étant maniée par un aussi grand génie, de faire des progrès très-sensibles et apparents pour tout le monde.
La philosophie se trouvait dans un état bien différent, tout y était à commencer: et que ne coutent point les premiers pas en tout genre? Le mérite de les faire dispense de celui d'en faire de grands.
Si Descartes qui nous a ouvert la route, n'y a pas été aussi loin que ses sectateurs le croient, il s'en faut beaucoup que les sciences lui doivent aussi peu que le prétendent ses adversaires.
Sa méthode seule aurait suffi pour le rendre immortel; sa dioptrique est la plus grande et la plus belle application qu'on eut faite encore de la géométrie à la physique; on voit enfin dans ses ouvrages, même les moins lus maintenant, briller par tout le génie inventeur.
Si on juge sans partialité ces tourbillons devenus aujourd'hui presque ridicules, on conviendra, j'ose le dire, qu'on ne pouvait alors imaginer mieux: les observations astronomiques qui ont servi à les détruire étaient encore imparfaites, ou peu constatées; rien n'était plus naturel que de supposer un fluide qui transportât les planètes; il n'y avait qu'une longue suite de phénomènes, de raisonnements et de calculs, et par conséquent une longue suite d'années, qui put faire renoncer à une théorie si séduisante.
Elle avait d'ailleurs l'avantage singulier de rendre raison de la gravitation des corps par la force centrifuge du tourbillon même: et je ne crains point d'avancer que cette explication de la pesanteur est une des plus belles et des plus ingénieuses hypothèses que la philosophie ait jamais imaginées.
Aussi a-t-il fallu pour l'abandonner, que les physiciens aient été entrainés comme malgré eux par la théorie des forces centrales, et par des expériences faites longtemps après.
Reconnaissons donc que Descartes, forcé de créer une physique toute nouvelle, n'a pu la créer meilleure; qu'il a fallu, pour ainsi dire, passer par les tourbillons pour arriver au vrai système du monde; et que s'il s'est trompé sur les lois du mouvement, il a du moins deviné le premier qu'il devait y en avoir.

Sa métaphysique, aussi ingénieuse et aussi nouvelle que sa physique, a eu le même sort à peu-près; et c'est aussi à peu-près par les mêmes raisons qu'on peut la justifier; car telle est aujourd'hui la fortune de ce grand homme, qu'après avoir eu des sectateurs sans nombre, il est presque réduit à des apologistes.
Il se trompa sans doute en admettant les idées innées: mais s'il eut retenu de la secte péripatéticienne la seule vérité qu'elle enseignait sur l'origine des idées par les sens, peut-être les erreurs, qui déshonoraient cette vérité par leur alliage, auraient été plus difficiles à déraciner. Descartes a osé du moins montrer aux bons esprits à secouer le joug de la scolastique, de l'opinion, de l'autorité, en un mot des préjugés et de la barbarie; et par cette révolte dont nous recueillons aujourd'hui les fruits, la philosophie a reçu de lui un service, plus difficile peut-être à rendre que tous ceux qu'elle doit à ses illustres successeurs.
On peut le regarder comme un chef de conjurés, qui a eu le courage de s'élever le premier contre une puissance despotique et arbitraire, et qui en préparant une révolution éclatante, a jeté les fondements d'un gouvernement plus juste et plus heureux qu'il n'a pu voir établi.
S'il a fini par croire tout expliquer, il a du moins commencé par douter de tout; et les armes dont nous nous servons pour le combattre ne lui en appartiennent pas moins, parce que nous les tournons contre lui. D'ailleurs, quand les opinions absurdes sont invétérées, on est quelquefois forcé, pour désabuser le genre humain, de les remplacer par d'autres erreurs, lorsqu'on ne peut mieux faire. L'incertitude et la vanité de l'esprit sont telles, qu'il a toujours besoin d'une opinion à laquelle il se fixe: c'est un enfant à qui il faut présenter un jouet pour lui enlever une arme dangereuse; il quittera de lui-même ce jouet quand le temps de la raison sera venu.
En donnant ainsi le change aux philosophes ou à ceux qui croient l'être, on leur apprend du moins à se défier de leurs lumières, et cette disposition est le premier pas vers la vérité.
Aussi Descartes a-t-il été persécuté de son vivant, comme s'il fût venu l'apporter aux hommes.

Newton, à qui la route avait été préparée par Huygens, parut enfin, et donna à la philosophie une forme qu'elle semble devoir conserver.
Ce grand génie vit qu'il était temps de bannir de la physique les conjectures et les hypothèses vagues, ou du moins de ne les donner que pour ce qu'elles valaient, et que cette science devait être uniquement soumise aux expériences et à la géométrie.
C'est peut-être dans cette vue qu'il commença par inventer le calcul de l'infini et la méthode des suites, dont les usages si étendus dans la géométrie même, le sont encore davantage pour déterminer les effets compliqués que l'on observe dans la nature, où tout semble s'exécuter par des espèces de progressions infinies.
Les expériences de la pesanteur, et les observations de Kepler, firent découvrir au philosophe anglais la force qui retient les planètes dans leurs orbites.
Il enseigna tout ensemble et à distinguer les causes de leurs mouvements, et à les calculer avec une exactitude qu'on n'aurait pu exiger que du travail de plusieurs siècles.
Créateur d'une optique toute nouvelle, il fit connaitre la lumière aux hommes en la décomposant.
Ce que nous pourrions ajouter à l'éloge de ce grand philosophe, serait fort au-dessous du témoignage universel qu'on rend aujourd'hui à ses découvertes presque innombrables, et à son génie tout à la fois étendu, juste et profond.
En enrichissant la philosophie par une grande quantité de biens réels, il a mérité sans doute toute sa reconnaissance; mais il a peut-être plus fait pour elle en lui apprenant à être sage, et à contenir dans de justes bornes cette espèce d'audace que les circonstances avaient forcé Descartes à lui donner.
Sa théorie du monde (car je ne veux pas dire son système) est aujourd'hui si généralement reçue, qu'on commence à disputer à l'auteur l'honneur de l'invention, parce qu'on accuse d'abord les grands hommes de se tromper, et qu'on finit par les traiter de plagiaires.
Je laisse à ceux qui trouvent tout dans les ouvrages des anciens, le plaisir de découvrir dans ces ouvrages la gravitation des planètes, quand elle n'y serait pas; mais en supposant même que les grecs en aient eu l'idée, ce qui n'était chez eux qu'un système hasardé et romanesque, est devenu une démonstration dans les mains de Newton: cette démonstration qui n'appartient qu'à lui fait le mérite réel de sa découverte; et l'attraction sans un tel appui serait une hypothèse comme tant d'autres.
Si quelqu'écrivain célèbre s'avisait de prédire aujourd'hui sans aucune preuve qu'on parviendra un jour à faire de l'or, nos descendants auraient-ils droit sous ce prétexte de vouloir ôter la gloire du grand œuvre à un chimiste qui en viendrait à bout? Et l'invention des lunettes en appartiendrait-elle moins à ses auteurs, quand même quelques anciens n'auraient pas cru impossible que nous étendissions un jour la sphère de notre vue?

D'autres savants croient faire à Newton un reproche beaucoup plus fondé, en l'accusant d'avoir ramené dans la physique les qualités occultes des scolastiques et des anciens philosophes.
Mais les savants dont nous parlons sont-ils bien surs que ces deux mots, vides de sens chez les scolastiques, et destinés à marquer un être dont ils croyaient avoir l'idée, fussent autre chose chez les anciens philosophes que l'expression modeste de leur ignorance? Newton qui avait étudié la nature, ne se flattait pas d'en savoir plus qu'eux sur la cause première qui produit les phénomènes; mais il n'employa pas le même langage, pour ne pas révolter des contemporains qui n'auraient pas manqué d'y attacher une autre idée que lui.
Il se contenta de prouver que les tourbillons de Descartes ne pouvaient rendre raison du mouvement des planètes; que les phénomènes et les lois de la mécanique s'unissaient pour les renverser; qu'il y a une force par laquelle les planètes tendent les unes vers les autres, et dont le principe nous est entièrement inconnu.
Il ne rejeta point l'impulsion; il se borna à demander qu'on s'en servit plus heureusement qu'on n'avait fait jusqu'alors pour expliquer les mouvements des planètes: ses désirs n'ont point encore été remplis, et ne le seront peut-être de longtemps.
Après tout, quel mal aurait-il fait à la philosophie, en nous donnant lieu de penser que la matière peut avoir des propriétés que nous ne lui soupçonnions pas, et en nous désabusant de la confiance ridicule où nous sommes de les connaitre toutes?

A l'égard de la métaphysique, il parait que Newton ne l'avait pas entièrement négligée.
Il était trop grand philosophe pour ne pas sentir qu'elle est la base de nos connaissances, et qu'il faut chercher dans elle seule des notions nettes et exactes de tout: il parait même par les ouvrages de ce profond géomètre, qu'il était parvenu à se faire de telles notions sur les principaux objets qui l'avaient occupé.
Cependant, soit qu'il fût peu content lui-même des progrès qu'il avait faits à d'autres égards dans la métaphysique, soit qu'il crut difficile de donner au genre humain des lumières bien satisfaisantes ou bien étendues sur une science trop souvent incertaine et contentieuse, soit enfin qu'il craignit qu'à l'ombre de son autorité on n'abusât de sa métaphysique comme on avait abusé de celle de Descartes pour soutenir des opinions dangereuses ou erronées, il s'abstint presque absolument d'en parler dans ceux de ses écrits qui sont le plus connus; et on ne peut guère apprendre ce qu'il pensait sur les différents objets de cette science, que dans les ouvrages de ses disciples.
Ainsi comme il n'a causé sur ce point aucune révolution, nous nous abstiendrons de le considérer de ce côté-là.

Ce que Newton n'avait osé, ou n'aurait peut-être pu faire, Locke l'entreprit et l'exécuta avec succès.
On peut dire qu'il créa la métaphysique à peu-près comme Newton avait créé la physique.
Il conçut que les abstractions et les questions ridicules qu'on avait jusqu'alors agitées, et qui avaient fait comme la substance de la philosophie, étaient la partie qu'il fallait surtout proscrire. Il chercha dans ces abstractions et dans l'abus des signes les causes principales de nos erreurs, et les y trouva.
Pour connaitre notre âme, ses idées et ses affections, il n'étudia point les livres, parce qu'ils l'auraient mal instruit: il se contenta de descendre profondément en lui-même; et après s'être, pour ainsi dire, contemplé longtemps, il ne fit dans son traité de l'entendement humain que présenter aux hommes le miroir dans lequel il s'était vu.
En un mot il réduisit la métaphysique à ce qu'elle doit être en effet, la physique expérimentale de l'âme; espèce de physique très-différente de celle des corps non-seulement par son objet, mais par la manière de l'envisager.
Dans celle-ci on peut découvrir, et on découvre souvent des phénomènes inconnus; dans l'autre les faits aussi anciens que le monde existent également dans tous les hommes: tant pis pour qui croit en voir de nouveaux.
La métaphysique raisonnable ne peut consister, comme la physique expérimentale, qu'à rassembler avec soin tous ces faits, à les réduire en un corps, à expliquer les uns par les autres, en distinguant ceux qui doivent tenir le premier rang et servir comme de base.
En un mot les principes de la métaphysique, aussi simples que les axiomes, sont les mêmes pour les philosophes et pour le peuple.
Mais le peu de progrès que cette science a fait depuis si longtemps, montre combien il est rare d'appliquer heureusement ces principes, soit par la difficulté que renferme un pareil travail, soit peut-être-aussi par l'impatience naturelle qui empêche de s'y borner.
Cependant le titre de métaphysicien et même de grand métaphysicien est encore assez commun dans notre siècle; car nous aimons à tout prodiguer: mais qu'il y a peu de personnes véritablement dignes de ce nom ! Combien y en a-t-il qui ne le méritent que par le malheureux talent d'obscurcir avec beaucoup de subtilité des idées claires, et de préférer dans les notions qu'ils se forment l'extraordinaire au vrai, qui est toujours simple? Il ne faut pas s'étonner après cela si la plupart de ceux qu'on appelle métaphysiciens font si peu de cas les uns des autres.
Je ne doute point que ce titre ne soit bientôt une injure pour nos bons esprits, comme le nom de sophiste, qui pourtant signifie sage , avili en Grèce par ceux qui le portaient, fut rejeté par les vrais philosophes.

Concluons de toute cette histoire, que l'Angleterre nous doit la naissance de cette philosophie que nous avons reçue d'elle.
Il y a peut-être plus loin des formes substantielles aux tourbillons, que des tourbillons à la gravitation universelle, comme il y a peut-être un plus grand intervalle entre l'algèbre pure et l'idée de l'appliquer à la géométrie, qu'entre le petit triangle de Barrow et le calcul différentiel.

Tels sont les principaux génies que l'esprit humain doit regarder comme ses maîtres, et à qui la Grèce eut élevé des statues, quand même elle eut été obligée pour leur faire place, d'abattre celles de quelques conquérants. Les bornes de ce discours préliminaire nous empêchent de parler de plusieurs philosophes illustres, qui sans se proposer des vues aussi grandes que ceux dont nous venons de faire mention, n'ont pas laissé par leurs travaux de contribuer beaucoup à l'avancement des sciences, et ont pour ainsi dire levé un coin du voile qui nous cachait la vérité.
De ce nombre sont; Galilée, à qui la géographie doit tant pour ses découvertes astronomiques, et la mécanique pour sa théorie de l'accélération; Harvey, que la découverte de la circulation du sang rendra immortel; Huygens, que nous avons déjà nommé, et qui par des ouvrages pleins de force et de génie a si bien mérité de la géométrie et de la physique; Pascal, auteur d'un traité sur la cycloïde, qu'on doit regarder comme un prodige de sagacité et de pénétration, et d'un traité de l'équilibre des liqueurs et de la pesanteur de l'air, qui nous a ouvert une science nouvelle: génie universel et sublime, dont les talents ne pourraient être trop regrettés par la philosophie, si la religion n'en avait pas profité; Malebranche, qui a si bien démêlé les erreurs des sens, et qui a connu celles de l'imagination comme s'il n'avait pas été souvent trompé par la sienne; Boyle, le père de la physique expérimentale; plusieurs autres enfin, parmi lesquels doivent être comptés avec distinction les Vésale, les Sydenham, les Boerhaave, et une infinité d'anatomistes et de physiciens célèbres. Entre ces grands hommes il en est un, dont la philosophie aujourd'hui fort accueillie et fort combattue dans le nord de l'Europe, nous oblige à ne le point passer sous silence; c'est l'illustre Leibnitz.
Quand il n'aurait pour lui que la gloire, ou même que le soupçon d'avoir partagé avec Newton l'invention du calcul différentiel, il mériterait à ce titre une mention honorable.
Mais c'est principalement par sa métaphysique que nous voulons l'envisager.

Comme Descartes, il semble avoir reconnu l'insuffisance de toutes les solutions qui avaient été données jusqu'à lui des questions les plus élevées, sur l'union du corps et de l'âme, sur la providence, sur la nature de la matière; il parait même avoir eu l'avantage d'exposer avec plus de force que personne les difficultés qu'on peut proposer sur ces questions; mais moins sages que Locke et Newton, il ne s'est pas contenté de former des doutes, il a cherché à les dissiper, et de ce côté-là il n'a peut-être pas été plus heureux que Descartes.
Son principe de la raison suffisante , très-beau et très-vrai en lui-même, ne parait pas devoir être fort utile à des êtres aussi peu éclairés que nous le sommes sur les raisons premières de toutes choses; ses monades prouvent tout au plus qu'il a vu mieux que personne qu'on ne peut se former une idée nette de la matière, mais elles ne paraissent pas faites pour la donner; son harmonie préétablie semble n'ajouter qu'une difficulté de plus à l'opinion de Descartes sur l'union du corps et de l'âme; enfin son système de l'optimisme est peut-être dangereux par le prétendu avantage qu'il a d'expliquer tout. Nous finirons par une observation qui ne paraitra pas surprenante à des philosophes.
Ce n'est guère de leur vivant que les grands hommes dont nous venons de parler ont changé la face des sciences.
Nous avons déjà vu pourquoi Bacon n'a point été chef de secte; deux raisons se joignent à celle que nous en avons apportée. Ce grand philosophe a écrit plusieurs de ses ouvrages dans une retraite à laquelle ses ennemis l'avaient forcé, et le mal qu'ils avaient fait à l'homme d'état n'a pu manquer de nuire à l'auteur.
D'ailleurs, uniquement occupé d'être utile, il a peut-être embrassé trop de matières, pour que ses contemporains dussent se laisser éclairer à la fois sur un si grand nombre d'objets.
On ne permet guère aux grands génies d'en savoir tant; on veut bien apprendre quelque chose d'eux sur un sujet borné: mais on ne veut pas être obligé à réformer toutes ses idées sur les leurs.
C'est en partie pour cette raison que les ouvrages de Descartes ont essuyé en France après sa mort plus de persécution que leur auteur n'en avait souffert en Hollande pendant sa vie; ce n'a été qu'avec beaucoup de peine que les écoles ont enfin osé admettre une physique qu'elles s'imaginaient être contraire à celle de Moïse.
Newton, il est vrai, a trouvé dans ses contemporains moins de contradiction; soit que les découvertes géométriques par lesquelles il s'annonça, et dont on ne pouvait lui disputer ni la propriété, ni la réalité, eussent accoutumé à l'admiration pour lui, et à lui rendre des hommages qui n'étaient ni trop subits, ni trop forcés; soit que par sa supériorité il imposât silence à l'envie; soit enfin, ce qui parait plus difficile à croire, qu'il eut affaire à une nation moins injuste que les autres.
Il a eu l'avantage singulier de voir sa philosophie généralement reçue en Angleterre de son vivant, et d'avoir tous ses compatriotes pour partisans et pour admirateurs. Cependant il s'en fallait bien que le reste de l'Europe fit alors le même accueil à ses ouvrages.
Non seulement ils étaient inconnus en France, mais la philosophie scolastique y dominait encore, lorsque Newton avait déjà renversé la physique cartésienne, et les tourbillons étaient détruits avant que nous songeassions à les adopter.
Nous avons été aussi longtemps à les soutenir qu'à les recevoir.
Il ne faut qu'ouvrir nos livres, pour voir avec surprise qu'il n'y a pas encore vingt ans qu'on a commencé en France à renoncer au cartésianisme.
Le premier qui ait osé parmi nous se déclarer ouvertement newtonien, est l'auteur du discours sur la figure des astres , qui joint à des connaissances géométriques très-étendues, cet esprit philosophique avec lequel elles ne se trouvent pas toujours, et ce talent d'écrire auquel on ne croira plus qu'elles nuisent, quand on aura lu ses ouvrages. M De Maupertuis a cru qu'on pouvait être bon citoyen, sans adopter aveuglément la physique de son pays; et pour attaquer cette physique, il a eu besoin d'un courage dont on doit lui savoir gré.
En effet notre nation, singulièrement avide de nouveautés dans les matières de gout, est au contraire en matière de science très-attachée aux opinions anciennes.
Deux dispositions si contraires en apparence ont leur principe dans plusieurs causes, et surtout dans cette ardeur de jouir qui semble constituer notre caractère.
Tout ce qui est du ressort du sentiment n'est pas fait pour être longtemps cherché, et cesse d'être agréable, dès qu'il ne se présente pas tout d'un coup: mais aussi l'ardeur avec laquelle nous nous y livrons s'épuise bientôt; et l'âme dégoutée aussitôt que remplie, vole vers un nouvel objet qu'elle abandonnera de même.
Au contraire, ce n'est qu'à force de méditation que l'esprit parvient à ce qu'il cherche: mais par cette raison il veut jouir aussi longtemps qu'il a cherché, surtout lorsqu'il ne s'agit que d'une philosophie hypothétique et conjecturale, beaucoup moins pénible que des calculs et des combinaisons exactes.
Les physiciens attachés à leurs théories, avec le même zèle et par les mêmes motifs que les artisans à leurs pratiques, ont sur ce point beaucoup plus de ressemblance avec le peuple qu'ils ne s'imaginent.
Respectons toujours Descartes; mais abandonnons sans peine des opinions qu'il eut combattues lui-même un siècle plus tard. Sur-tout ne confondons point sa cause avec celle de ses sectateurs.
Le génie qu'il a montré en cherchant dans la nuit la plus sombre une route nouvelle quoique trompeuse, n'était qu'à lui: ceux qui l'ont osé suivre les premiers dans les ténèbres, ont au moins marqué du courage; mais il n'y a plus de gloire à s'égarer sur ces traces depuis que la lumière est venue.
Parmi le peu de savants qui défendent encore sa doctrine, il eut désavoué lui-même ceux qui n'y tiennent que par un attachement servile à ce qu'ils ont appris dans leur enfance, ou par je ne sais quel préjugé national, la honte de la philosophie.
Avec de tels motifs on peut être le dernier de ses partisans; mais on n'aurait pas eu le mérite d'être son premier disciple, ou plutôt on eut été son adversaire, lorsqu'il n'y avait que de l'injustice à l'être.
Pour avoir le droit d'admirer les erreurs d'un grand homme, il faut savoir les reconnaitre, quand le temps les a mises au grand jour.
Aussi les jeunes gens qu'on regarde d'ordinaire comme d'assez mauvais juges, sont peut-être les meilleurs dans les matières philosophiques et dans beaucoup d'autres, lorsqu'ils ne sont pas dépourvus de lumière; parce que tout leur étant également nouveau, ils n'ont d'autre intérêt que celui de bien choisir. Ce sont en effet les jeunes géomètres, tant en France que des pays étrangers, qui ont réglé le sort des deux philosophies.
L'ancienne est tellement proscrite, que ses plus zélés partisans n'osent plus même nommer ces tourbillons dont ils remplissaient autrefois leurs ouvrages.
Si le newtonianisme venait à être détruit de nos jours par quelque cause que ce put être, injuste ou légitime, les sectateurs nombreux qu'il a maintenant joueraient sans doute alors le même rôle qu'ils ont fait jouer à d'autres.
Telle est la nature des esprits: telles sont les suites de l'amour-propre qui gouverne les philosophes du moins autant que les autres hommes, et de la contradiction que doivent éprouver toutes les découvertes, ou même ce qui en a l'apparence.

Il en a été de Locke à peu-près comme de Bacon, de Descartes, et de Newton.
Oublié longtemps pour Rohaut et pour Regis, et encore assez peu connu de la multitude, il commence enfin à avoir parmi nous des lecteurs et quelques partisans. C'est ainsi que les personnages illustres, souvent trop au-dessus de leur siècle, travaillent presque toujours en pure perte pour leur siècle même; c'est aux âges suivants qu'il est réservé de recueillir le fruit de leurs lumières.
Aussi les restaurateurs des sciences ne jouissent-ils presque jamais de toute la gloire qu'ils méritent; des hommes fort inférieurs la leur arrachent, parce que les grands hommes se livrent à leur génie, et les gens médiocres à celui de leur nation. Il est vrai que le témoignage que la supériorité ne peut s'empêcher de se rendre à elle-même, suffit pour la dédommager des suffrages vulgaires: elle se nourrit de sa propre substance; et cette réputation dont on est si avide, ne sert souvent qu'à consoler la médiocrité des avantages que le talent a sur elle.
On peut dire en effet que la renommée qui publie tout, raconte plus souvent ce qu'elle entend que ce qu'elle voit, et que les poètes qui lui ont donné cent bouches, devaient bien aussi lui donner un bandeau. La philosophie, qui forme le goût dominant de notre siècle, semble par les progrès qu'elle fait parmi nous, vouloir réparer le temps qu'elle a perdu, et se venger de l'espèce de mépris que lui avaient marqué nos pères.
Ce mépris est aujourd'hui retombé sur l'érudition, et n'en est pas plus juste pour avoir changé d'objet.
On s'imagine que nous avons tiré des ouvrages des anciens tout ce qu'il nous importait de savoir; et sur ce fondement on dispenserait volontiers de leur peine ceux qui vont encore les consulter. Il semble qu'on regarde l'antiquité comme un oracle qui a tout dit, et qu'il est inutile d'interroger; et l'on ne fait guère plus de cas aujourd'hui de la restitution d'un passage, que de la découverte d'un petit rameau de veine dans le corps humain.
Mais comme il serait ridicule de croire qu'il n'y a plus rien à découvrir dans l'anatomie, parce que les anatomistes se livrent quelquefois à des recherches, inutiles en apparence, et souvent utiles par leurs suites; il ne serait pas moins absurde de vouloir interdire l'érudition, sous prétexte des recherches peu importantes auxquelles nos savants peuvent s'abandonner.
C'est être ignorant ou présomptueux de croire que tout soit vu dans quelque matière que ce puisse être, et que nous n'ayons plus aucun avantage à tirer de l'étude et de la lecture des anciens. L'usage de tout écrire aujourd'hui en langue vulgaire, a contribué sans doute à fortifier ce préjugé, et est peut-être plus pernicieux que le préjugé même.
Notre langue étant répandue par toute l'Europe, nous avons cru qu'il était temps de la substituer à la langue latine, qui depuis la renaissance des lettres était celle de nos savants.
J'avoue qu'un philosophe est beaucoup plus excusable d'écrire en français, qu'un français de faire des vers latins; je veux bien même convenir que cet usage a contribué à rendre la lumière plus générale, si néanmoins c'est étendre réellement l'esprit d'un peuple, que d'en étendre la superficie.
Cependant il résulte de-là un inconvénient que nous aurions bien dû prévoir.
Les savants des autres nations à qui nous avons donné l'exemple, on cru avec raison qu'ils écriraient encore mieux dans leur langue que dans la nôtre.
L'Angleterre nous a donc imité; l'Allemagne, où le latin semblait s'être réfugié, commence insensiblement à en perdre l'usage: je ne doute pas qu'elle ne soit bien-tôt suivie par les suédois, les danois, et les russes. Ainsi, avant la fin du dix-huitième siècle, un philosophe qui voudra s'instruire à fond des découvertes de ses prédécesseurs, sera contraint de charger sa mémoire de sept à huit langues différentes; et après avoir consumé à les apprendre le temps le plus précieux de sa vie, il mourra avant de commencer à s'instruire.
L'usage de la langue latine, dont nous avons fait voir le ridicule dans les matières de gout, ne pourrait être que très-utile dans les ouvrages de philosophie, dont la clarté et la précision doivent faire tout le mérite, et qui n'ont besoin que d'une langue universelle et de convention.
Il serait donc à souhaiter qu'on rétablit cet usage: mais il n'y a pas lieu de l'espérer.
L'abus dont nous osons nous plaindre est trop favorable à la vanité et à la paresse, pour qu'on se flatte de le déraciner.
Les philosophes, comme les autres écrivains, veulent être lus, et surtout de leur nation.
S'ils se servaient d'une langue moins familière, ils auraient moins de bouches pour les célébrer, et on ne pourrait pas se vanter de les entendre.
Il est vrai qu'avec moins d'admirateurs, ils auraient de meilleurs juges: mais c'est un avantage qui les touche peu, parce que la réputation tient plus au nombre qu'au mérite de ceux qui la distribuent. En récompense, car il ne faut rien outrer, nos livres de science semblent avoir acquis jusqu'à l'espèce d'avantage qu'il semblait devoir être particulier aux ouvrages de belles-lettres.
Un écrivain respectable que notre siècle a encore le bonheur de posséder, et dont je louerais ici les différentes productions, si je ne me bornais pas à l'envisager comme philosophe, a appris aux savants à secouer le joug du pédantisme.
Supérieur dans l'art de mettre en leur jour les idées les plus abstraites, il a su par beaucoup de méthode, de précision, et de clarté, les abaisser à la portée des esprits qu'on aurait cru le moins faits pour les saisir.
Il a même osé prêter à la philosophie les ornements qui semblaient lui être les plus étrangers, et qu'elle paraissait devoir s'interdire le plus sévèrement; et cette hardiesse a été justifiée par le succès le plus général et le plus flatteur. Mais semblable à tous les écrivains originaux, il a laissé bien loin derrière lui ceux qui ont cru pouvoir l'imiter.

L'auteur de l'histoire naturelle a suivi une route différente.
Rival de Platon et de Lucrèce, il a répandu dans son ouvrage, dont la réputation croit de jour en jour, cette noblesse et cette élévation de style qui sont si propres aux matières philosophiques, et qui dans les écrits du sage doivent être la peinture de son âme. Cependant la philosophie, en songeant à plaire, parait n'avoir pas oublié qu'elle est principalement faite pour instruire; c'est par cette raison que le goût des systèmes, plus propre à flatter l'imagination qu'à éclairer la raison, est aujourd'hui presqu'absolument banni des bons ouvrages.
Un de nos meilleurs philosophes semble lui avoir porté les derniers coups. L'esprit d'hypothèse et de conjecture pouvait être autrefois fort utile, et avait même été nécessaire pour la renaissance de la philosophie; parce qu'alors il s'agissait encore moins de bien penser, que d'apprendre à penser par soi-même.
Mais les temps sont changés, et un écrivain qui ferait parmi nous l'éloge des systèmes viendrait trop tard.
Les avantages que cet esprit peut procurer maintenant sont en trop petit nombre pour balancer les inconvénients qui en résultent; et si on prétend prouver l'utilité des systèmes par un très-petit nombre de découvertes qu'ils ont occasionnées autrefois, on pourrait de même conseiller à nos géomètres de s'appliquer à la quadrature du cercle, parce que les efforts de plusieurs mathématiciens pour la trouver, nous ont produit quelques théorèmes. L'esprit de système est dans la physique ce que la métaphysique est dans la géométrie.
S'il est quelquefois nécessaire pour nous mettre dans le chemin de la vérité, il est presque toujours incapable de nous y conduire par lui-même. éclairé par l'observation de la nature, il peut entrevoir les causes des phénomènes: mais c'est au calcul à assurer pour ainsi dire l'existence de ces causes, en déterminant exactement les effets qu'elles peuvent produire, et en comparant ces effets avec ceux que l'expérience nous découvre.
Toute hypothèse dénuée d'un tel secours acquiert rarement ce degré de certitude, qu'on doit toujours chercher dans les sciences naturelles, et qui néanmoins se trouve si peu dans ces conjectures frivoles qu'on honore du nom de systèmes.
S'il ne pouvait y en avoir que de cette espèce, le principal mérite du physicien serait, à proprement parler, d'avoir l'esprit de système, et de n'en faire jamais.
à l'égard de l'usage des systèmes dans les autres sciences, mille expériences prouvent combien il est dangereux.

La physique est donc uniquement bornée aux observations et aux calculs; la médecine à l'histoire du corps humain, de ses maladies, et de leurs remèdes; l'histoire naturelle à la description détaillée des végétaux, des animaux, et des minéraux; la chimie à la composition et à la décomposition expérimentale des corps; en un mot toutes les sciences, renfermées dans les faits autant qu'il leur est possible, et dans les conséquences qu'on en peut déduire, n'accordent rien à l'opinion, que quand elles y sont forcées.
Je ne parle point de la géométrie, de l'astronomie, et de la mécanique, destinées par leur nature à aller toujours en se perfectionnant de plus en plus. On abuse des meilleures choses.
Cet esprit philosophique, si à la mode aujourd'hui, qui veut tout voir et ne rien supposer, s'est répandu jusques dans les belles-lettres; on prétend même qu'il est nuisible à leur progrès, et il est difficile de se le dissimuler.
Notre siècle porté à la combinaison et à l'analyse, semble vouloir introduire les discussions froides et didactiques dans les choses de sentiment.
Ce n'est pas que les passions et le goût n'aient une logique qui leur appartient: mais cette logique a des principes tout différents de ceux de la logique ordinaire: ce sont ces principes qu'il faut démêler en nous, et c'est, il faut l'avouer, de quoi une philosophie commune est peu capable. Livrée toute entière à l'examen des perceptions tranquilles de l'âme, il lui est bien plus facile d'en démêler les nuances que celles de nos passions, ou en général des sentiments vifs qui nous affectent.
Hé comment cette espèce de sentiments ne serait-elle pas difficile à analyser avec justesse? Si d'un côté, il faut se livrer à eux pour les connaitre, de l'autre, le temps où l'âme en est affectée, est celui où elle peut les étudier le moins.
Il faut pourtant convenir que cet esprit de discussion a contribué à affranchir notre littérature de l'admiration aveugle des anciens; il nous a appris à n'estimer en eux que les beautés que nous serions contraints d'admirer dans les modernes.
Mais c'est peut-être aussi à la même source que nous devons je ne sais quelle métaphysique du cœur, qui s'est emparée de nos théâtres; s'il ne fallait pas l'en bannir entièrement, encore moins fallait-il l'y laisser régner.
Cette anatomie de l'âme s'est glissée jusque dans nos conversations; on y disserte, on n'y parle plus; et nos sociétés ont perdu leurs principaux agréments, la chaleur et la gaieté. Ne soyons donc pas étonnés que nos ouvrages d'esprit soient en général inférieurs à ceux du siècle précédent.
On peut même en trouver la raison dans les efforts que nous faisons pour surpasser nos prédécesseurs.
Le goût et l'art d'écrire font en peu de temps des progrès rapides, dès qu'une fois la véritable route est ouverte: à peine un grand génie a-t-il entrevu le beau, qu'il l'aperçoit dans toute son étendue; et l'imitation de la belle nature semble bornée à de certaines limites qu'une génération, ou deux tout au plus, ont bien-tôt atteintes: il ne reste à la génération suivante que d'imiter: mais elle ne se contente pas de ce partage; les richesses qu'elle a acquises autorisent le désir de les accroitre; elle veut ajouter à ce qu'elle a reçu, et manque le but en cherchant à le passer. On a donc tout à la fois plus de principes pour bien juger, un plus grand fonds de lumières, plus de bons juges, et moins de bons ouvrages; on ne dit point d'un livre qu'il est bon, mais que c'est le livre d'un homme d'esprit.
C'est ainsi que le siècle de Démétrius De Phalere a succédé immédiatement à celui de Démosthène, le siècle de Lucain et de Séneque à celui de Cicéron et de Virgile, et le nôtre à celui de Louis XIV.

Je ne parle ici que du siècle en général: car je suis bien éloigné de faire la satyre de quelques hommes d'un mérite rare avec qui nous vivons. La constitution physique du monde littéraire entraine, comme celle du monde matériel, des révolutions forcées, dont il serait aussi injuste de se plaindre que du changement des saisons. D'ailleurs comme nous devons au siècle de Pline les ouvrages admirables de Quintilien et de Tacite, que la génération précédente n'aurait peut-être pas été en état de produire, le nôtre laissera à la postérité des monuments dont il a bien droit de se glorifier.
Un poète célèbre par ses talents et par ses malheurs a effacé Malherbe dans ses odes, et Marot dans ses épigrammes et dans ses épitres.
Nous avons vu naitre le seul poème épique que la France puisse opposer à ceux des grecs, des romains, des italiens, des anglais et des espagnols.
Deux hommes illustres, entre lesquels notre nation semble partagée, et que la postérité saura mettre chacun à sa place, se disputent la gloire du cothurne, et l'on voit encore avec un extrême plaisir leurs tragédies après celles de Corneille et de Racine.
L'un de ces deux hommes, le même à qui nous devons la henriade, sur d'obtenir parmi le très-petit nombre de grands poètes une place distinguée et qui n'est qu'à lui, possède en même temps au plus haut degré un talent que n'a eu presque aucun poète même dans un degré médiocre, celui d'écrire en prose.
Personne n'a mieux connu l'art si rare de rendre sans effort chaque idée par le terme qui lui est propre, d'embellir tout sans se méprendre sur le coloris propre à chaque chose; enfin, ce qui caractérise plus qu'on ne pense les grands écrivains, de n'être jamais ni au-dessus, ni au-dessous de son sujet.
Son essai sur le siècle de Louis Xiv est un morceau d'autant plus précieux que l'auteur n'avait en ce genre aucun modèle ni parmi les anciens, ni parmi nous.
Son histoire de Charles Xii par la rapidité et la noblesse du style est digne du héros qu'il avait à peindre; ses pièces fugitives supérieures à toutes celles que nous estimons le plus, suffiraient par leur nombre et par leur mérite pour immortaliser plusieurs écrivains.
Que ne puis-je en parcourant ici ses nombreux et admirables ouvrages, payer à ce génie rare le tribut d'éloges qu'il mérite, qu'il a reçu tant de fois de ses compatriotes, des étrangers, et de ses ennemis, et auquel la postérité mettra le comble quand il ne pourra plus en jouir ! Ce ne sont pas là nos seules richesses.
Un écrivain judicieux, aussi bon citoyen que grand philosophe, nous a donné sur les principes des lois un ouvrage décrié par quelques français, et estimé de toute l'Europe.
D'excellents auteurs ont écrit l'histoire; des esprits justes et éclairés l'ont approfondie: la comédie a acquis un nouveau genre, qu'on aurait tort de rejeter, puisqu'il en résulte un plaisir de plus, et qui n'a pas été aussi inconnu des anciens qu'on voudrait nous le persuader; enfin nous avons plusieurs romans qui nous empêchent de regretter ceux du dernier siècle.

Les beaux arts ne sont pas moins en honneur dans notre nation.
Si j'en crois les amateurs éclairés, notre école de peinture est la première de l'Europe, et plusieurs ouvrages de nos sculpteurs n'auraient pas été désavoués par les anciens.
La musique est peut-être de tous ces arts celui qui a fait depuis quinze ans le plus de progrès parmi nous.
Grâce aux travaux d'un génie mâle, hardi et fécond, les étrangers qui ne pouvaient souffrir nos symphonies, commencent à les goûter, et les français paraissent enfin persuadés que Lully avait laissé dans ce genre beaucoup à faire.
M Rameau, en poussant la pratique de son art à un si haut degré de perfection, est devenu tout ensemble le modèle et l'objet de la jalousie d'un grand nombre d'artistes, qui le décrient en s'efforçant de l'imiter.
Mais ce qui le distingue plus particulièrement, c'est d'avoir réfléchi avec beaucoup de succès sur la théorie de ce même art; d'avoir su trouver dans la basse fondamentale le principe de l'harmonie et de la mélodie; d'avoir réduit par ce moyen à des lois plus certaines et plus simples, une science livrée avant lui à des règles arbitraires ou dictées par une expérience aveugle.
Je saisis avec empressement l'occasion de célébrer cet artiste philosophe, dans un discours destiné principalement à l'éloge des grands hommes.
Son mérite, dont il a forcé notre siècle à convenir, ne sera bien connu que quand le temps aura fait taire l'envie; et son nom, cher à la partie de notre nation la plus éclairée, ne peut blesser ici personne.
Mais dû.-il déplaire à quelques prétendus mécènes, un philosophe serait bien à plaindre, si même en matière de sciences et de gout, il ne se permettait pas de dire la vérité.

Voilà les biens que nous possédons.
Quelle idée ne se formera-t-on pas de nos trésors littéraires, si l'on joint aux ouvrages de tant de grands hommes les travaux de toutes les compagnies savantes, destinées à maintenir le goût des sciences et des lettres, et à qui nous devons tant d'excellents livres ! De pareilles sociétés ne peuvent manquer de produire dans un état de grands avantages, pourvu qu'en les multipliant à l'excès, on n'en facilite point l'entrée à un trop grand nombre de gens médiocres, qu'on en bannisse toute inégalité propre à éloigner ou à rebuter des hommes faits pour éclairer les autres; qu'on n'y connaisse d'autre supériorité que celle du génie; que la considération y soit le prix du travail; enfin que les récompenses y viennent chercher les talents, et ne leur soient point enlevées par l'intrigue.
Car il ne faut pas s'y tromper: on nuit plus aux progrès de l'esprit en plaçant mal les récompenses qu'en les supprimant.
Avouons même à l'honneur des lettres, que les savants n'ont pas toujours besoin d'être récompensés pour se multiplier.
Témoin l'Angleterre, à qui les sciences doivent tant, sans que le gouvernement fasse rien pour elles. Il est vrai que la nation les considère, qu'elle les respecte même; et cette espèce de récompense, supérieure à toutes les autres, est sans doute le moyen le plus sur de faire fleurir les sciences et les arts; parce que c'est le gouvernement qui donne les places, et le public qui distribue l'estime.
L'amour des lettres, qui est un mérite chez nos voisins, n'est encore à la vérité qu'une mode parmi nous, et ne sera peut-être jamais autre chose; mais quelque dangereuse que soit cette mode, qui pour un mécène éclairé produit cent amateurs ignorants et orgueilleux, peut-être lui sommes-nous redevables de n'être pas encore tombés dans la barbarie où une foule de circonstances tendent à nous précipiter.

On peut regarder comme une des principales, cet amour du faux bel esprit, qui protège l'ignorance, qui s'en fait honneur, et qui la répandra universellement tôt ou tard.
Elle sera le fruit et le terme du mauvais gout; j'ajoute qu'elle en sera le remède.
Car tout a des révolutions réglées, et l'obscurité se terminera par un nouveau siècle de lumière.
Nous serons plus frappés du grand jour, après avoir été quelque temps dans les ténèbres.
Elles seront comme une espèce d'anarchie très-funeste par elle-même, mais quelquefois utile par ses suites.
Gardons-nous pourtant de souhaiter une révolution si redoutable; la barbarie dure des siècles, il semble que ce soit notre élément; la raison et le bon goût ne font que passer.

Ce serait peut-être ici le lieu de repousser les traits qu'un écrivain éloquent et philosophe a lancé depuis peu contre les sciences et les arts, en les accusant de corrompre les mœurs.
Il nous siérait mal d'être de son sentiment à la tête d'un ouvrage tel que celui-ci; et l'homme de mérite dont nous parlons semble avoir donné son suffrage à notre travail par le zèle et le succès avec lequel il y a concouru.
Nous ne lui reprocherons point d'avoir confondu la culture de l'esprit avec l'abus qu'on en peut faire; il nous répondrait sans doute que cet abus en est inséparable: mais nous le prierons d'examiner si la plupart des maux qu'il attribue aux sciences et aux arts, ne sont point dû. à des causes toutes différentes, dont l'énumération serait ici aussi longue que délicate.
Les lettres contribuent certainement à rendre la société plus aimable; il serait difficile de prouver que les hommes en sont meilleurs, et la vertu plus commune: mais c'est un privilège qu'on peut disputer à la morale même.
Et pour dire encore plus, faudra-t-il proscrire les lais, parce que leur nom sert d'abri à quelques crimes, dont les auteurs seraient punis dans une république de sauvages? Enfin, quand nous ferions ici au désavantage des connaissances humaines un aveu dont nous sommes bien éloignés, nous le sommes encore plus de croire qu'on gagnât à les détruire: les vices nous resteraient, et nous aurions l'ignorance de plus.

Finissons cette histoire des sciences, en remarquant que les différentes formes de gouvernement qui influent tant sur les esprits et sur la culture des lettres, déterminent aussi les espèces de connaissances qui doivent principalement y fleurir, et dont chacune a son mérite particulier.
Il doit y avoir en général dans une république plus d'orateurs, d'historiens, et de philosophes; et dans une monarchie, plus de poètes, de théologiens, et de géomètres.
Cette règle n'est pourtant pas si absolue, qu'elle ne puisse être altérée et modifiée par une infinité de causes.

Après les réflexions et les vues générales que nous avons cru devoir placer à la tête de cette encyclopédie, il est temps enfin d'instruire plus particulièrement le public sur l'ouvrage que nous lui présentons.
Le prospectus qui a déjà été publié dans cette vue, et dont M Diderot mon collègue est l'auteur, ayant été reçu de toute l'Europe avec les plus grands éloges, je vais en son nom le remettre ici de nouveau sous les yeux du public, avec les changements et les additions qui nous ont paru convenables à l'un et à l'autre. On ne peut disconvenir que depuis le renouvellement des lettres parmi nous, on ne doive en partie aux dictionnaires les lumières générales qui se sont répandues dans la société, et ce germe de science qui dispose insensiblement les esprits à des connaissances plus profondes. L'utilité sensible de ces sortes d'ouvrages les a rendus si communs, que nous sommes plutôt aujourd'hui dans le cas de les justifier que d'en faire l'éloge.
On prétend qu'en multipliant les secours et la facilité de s'instruire, ils contribueront à éteindre le goût du travail et de l'étude.
Pour nous, nous croyons être bien fondés à soutenir que c'est à la manie du bel esprit et à l'abus de la philosophie, plutôt qu'à la multitude des dictionnaires, qu'il faut attribuer notre paresse et la décadence du bon gout.
Ces sortes de collections peuvent tout au plus servir à donner quelques lumières à ceux qui sans ce secours n'auraient pas eu le courage de s'en procurer: mais elles ne tiendront jamais lieu de livres à ceux qui chercheront à s'instruire; les dictionnaires par leur forme même ne sont propres qu'à être consultés, et se refusent à toute lecture suivie.
Quand nous apprendrons qu'un homme de lettres, désirant d'étudier l'histoire à fond, aura choisi pour cet objet le dictionnaire de Moréri, nous conviendrons du reproche que l'on veut nous faire.
Nous aurions peut-être plus de raison d'attribuer l'abus prétendu dont on se plaint, à la multiplication des méthodes, des éléments, des abrégés, et des bibliothèques, si nous n'étions persuadés qu'on ne saurait trop faciliter les moyens de s'instruire. On abrégerait encore davantage ces moyens, en réduisant à quelques volumes tout ce que les hommes ont découvert jusqu'à nos jours dans les sciences et dans les arts.
Ce projet, en y comprenant même les faits historiques réellement utiles, ne serait peut-être pas impossible dans l'exécution; il serait du moins à souhaiter qu'on le tentât, nous ne prétendons aujourd'hui que l'ébaucher; et il nous débarrasserait enfin de tant de livres, dont les auteurs n'ont fait que se copier les uns les autres.
Ce qui doit nous rassurer contre la satyre des dictionnaires, c'est qu'on pourrait faire le même reproche sur un fondement aussi peu solide aux journalistes les plus estimables.
Leur but n'est-il pas essentiellement d'exposer en raccourci ce que notre siècle ajoute de lumières à celles des siècles précédents; d'apprendre à se passer des originaux, et d'arracher par conséquent ces épines que nos adversaires voudraient qu'on laissât? Combien de lectures inutiles dont nous serions dispensés par de bons extraits? Nous avons donc cru qu'il importait d'avoir un dictionnaire qu'on put consulté sur toutes les matières des arts et des sciences, et qui servit autant à guider ceux qui se sentent le courage de travailler à l'instruction des autres, qu'à éclairer ceux qui ne s'instruisent que pour eux-mêmes.

Jusqu'ici personne n'avait conçu un ouvrage aussi grand, ou du moins personne ne l'avait exécuté. Leibnitz, de tous les savants le plus capable d'en sentir les difficultés, désirait qu'on les surmontât.
Cependant on avait des encyclopédies; et Leibnitz ne l'ignorait pas, lorsqu'il en demandait une.

La plupart de ces ouvrages parurent avant le siècle dernier, et ne furent pas tout à fait méprisés.
On trouva que s'ils n'annonçaient pas beaucoup de génie, ils marquaient au moins du travail et des connaissances.
Mais que serait-ce pour nous que ces encyclopédies? Quel progrès n'a-t-on pas fait depuis dans les sciences et dans les arts? Combien de vérités découvertes aujourd'hui, qu'on n'entrevoyait pas alors? La vraie philosophie était au berceau; la géométrie de l'infini n'était pas encore; la physique expérimentale se montrait à peine; il n'y avait point de dialectique; les lois de la saine critique étaient entièrement ignorées. Les auteurs célèbres en tout genre dont nous avons parlé dans ce discours, et leurs illustres disciples, ou n'existaient pas, ou n'avaient pas écrit.
L'esprit de recherche et d'émulation n'animait pas les savants; un autre esprit moins fécond peut-être, mais plus rare, celui de justesse et de méthode, ne s'était point soumis les différentes parties de la littérature; et les académies, dont les travaux ont porté si loin les sciences et les arts, n'étaient pas instituées. Si les découvertes des grands hommes et des compagnies savantes, dont nous venons de parler, offrirent dans la suite de puissants secours pour former un dictionnaire encyclopédique; il faut avouer aussi que l'augmentation prodigieuse des matières rendit à d'autres égards un tel ouvrage beaucoup plus difficile.
Mais ce n'est point à nous à juger si les successeurs des premiers encyclopédistes ont été hardis ou présomptueux; et nous les laisserions tous jouir de leur réputation, sans en excepter Ephraim Chambers le plus connu d'entr'eux, si nous n'avions des raisons particulières de peser le mérite de celui-ci.

L'encyclopédie de Chambers dont on a publié à Londres un si grand nombre d'éditions rapides; cette encyclopédie qu'on vient de traduire tout récemment en italien, et qui de notre aveu mérite en Angleterre et chez l'étranger les honneurs qu'on lui rend, n'eut peut-être jamais été faite, si avant qu'elle parut en anglais, nous n'avions eu dans notre langue des ouvrages où Chambers a puisé sans mesure et sans choix la plus grande partie des choses dont il a composé son dictionnaire.
Qu'en auraient donc pensé nos français sur une traduction pure et simple? Il eut excité l'indignation des savants et le cri du public, à qui on n'eut présenté sous un titre fastueux et nouveau, que des richesses qu'il possédait depuis longtemps. Nous ne refusons point à cet auteur la justice qui lui est dû..
Il a bien senti le mérite de l'ordre encyclopédique, ou de la chaîne par laquelle on peut descendre sans interruption des premiers principes d'une science ou d'un art jusqu'à ses conséquences les plus éloignées, et remonter de ses conséquences les plus éloignées jusqu'à ses premiers principes; passer imperceptiblement de cette science ou de cet art à un autre, et, s'il est permis de s'exprimer ainsi, faire sans s'égarer le tour du monde littéraire.
Nous convenons avec lui que le plan et le dessein de son dictionnaire sont excellents, et que si l'exécution en était portée à un certain degré de perfection, il contribuerait plus lui seul aux progrès de la vraie science que la moitié des livres connus.
Mais, malgré toutes les obligations que nous avons à cet auteur, et l'utilité considérable que nous avons retirée de son travail, nous n'avons pu nous empêcher de voir qu'il restait beaucoup à y ajouter.
En effet, conçoit-on que tout ce qui concerne les sciences et les arts puisse être renfermé en deux volumes in-folio? La nomenclature d'une matière aussi étendue en fournirait un elle seule, si elle était complète. Combien donc ne doit-il pas y avoir dans son ouvrage d'articles omis ou tronqués? Ce ne sont point ici des conjectures.
La traduction entière du Chambers nous a passé sous les yeux, et nous avons trouvé une multitude prodigieuse de choses à désirer dans les sciences; dans les arts libéraux, un mot où il fallait des pages; et tout à suppléer dans les arts mécaniques.
Chambers a lu des livres, mais il n'a guère vu d'artistes; cependant il y a beaucoup de choses qu'on n'apprend que dans les ateliers.
D'ailleurs il n'en est pas ici des omissions comme dans un autre ouvrage.
Un article omis dans un dictionnaire commun le rend seulement imparfait.
Dans une encyclopédie, il rompt l'enchainement, et nuit à la forme et au fond; et il a fallu tout l'art d'Ephraim Chambers pour pallier ce défaut.

Mais, sans nous étendre davantage sur l'encyclopédie anglaise, nous annonçons que l'ouvrage de Chambers n'est point la base unique sur laquelle nous avons élevé; que l'on a refait un grand nombre de ses articles; que l'on n'a employé presqu'aucun des autres sans addition, correction, ou retranchement, et qu'il rentre simplement dans la classe des auteurs que nous avons particulièrement consultés.
Les éloges qui furent donnés il y a six ans au simple projet de la traduction de l'encyclopédie anglaise, auraient été pour nous un motif suffisant d'avoir recours à cette encyclopédie, autant que le bien de notre ouvrage n'en souffrirait pas. La partie mathématique est celle qui nous a paru mériter le plus d'être conservée: mais on jugera par les changements considérables qui y ont été faits, du besoin que cette partie et les autres avaient d'une exacte révision. Le premier objet sur lequel nous nous sommes écartés de l'auteur anglais, c'est l'arbre généalogique qu'il a dressé des sciences et des arts, et auquel nous avons cru devoir en substituer un autre.
Cette partie de notre travail a été suffisamment développée plus haut. Elle présente à nos lecteurs le canevas d'un ouvrage qui ne se peut exécuter qu'en plusieurs volumes in-folio , et qui doit contenir un jour toutes les connaissances des hommes. à l'aspect d'une matière aussi étendue, il n'est personne qui ne fasse avec nous la réflexion suivante.
L'expérience journalière n'apprend que trop combien il est difficile à un auteur de traiter profondément de la science ou de l'art dont il a fait toute sa vie une étude particulière. Quel homme peut donc être assez hardi et assez borné pour entreprendre de traiter seul de toutes les sciences et de tous les arts? Nous avons inséré de-là que pour soutenir un poids aussi grand que celui que nous avions à porter, il était nécessaire de le partager; et sur le champ nous avons jeté les yeux sur un nombre suffisant de savants et d'artistes; d'artistes habiles et connus par leurs talents; de savants exercés dans les genres particuliers qu'on avait à confier à leur travail.
Nous avons distribué à chacun la partie qui lui convenait; quelques-uns même étaient en possession de la leur, avant que nous nous chargeassions de cet ouvrage.
Le public verra bientôt leurs noms, et nous ne craignons point qu'il nous les reproche.
Ainsi, chacun n'ayant été occupé que de ce qu'il entendait, a été en état de juger sainement de ce qu'en ont écrit les anciens et les modernes, et d'ajouter aux secours qu'il en a tirés, des connaissances puisées dans son propre fonds.
Personne ne s'est avancé sur le terrain d'autrui, et ne s'est mêlé de ce qu'il n'a peut-être jamais appris; et nous avons eu plus de méthode, de certitude, d'étendue, et de détails, qu'il ne peut y en avoir dans la plupart des lexicographes.
Il est vrai que ce plan a réduit le mérite d'éditeur à peu de chose; mais il a beaucoup ajouté à la perfection de l'ouvrage; et nous penserons toujours nous être acquis assez de gloire, si le public est satisfait.
En un mot, chacun de nos collègues a fait un dictionnaire de la partie dont il s'est chargé, et nous avons réuni tous ces dictionnaires ensemble. Nous croyons avoir eu de bonnes raisons pour suivre dans cet ouvrage l'ordre alphabétique.
Il nous a paru plus commode et plus facile pour nos lecteurs, qui désirant de s'instruire sur la signification d'un mot, le trouveront plus aisément dans un dictionnaire alphabétique que dans tout autre.
Si nous eussions traité toutes les sciences séparément, en faisant de chacune un dictionnaire particulier, non seulement le prétendu désordre de la succession alphabétique aurait eu lieu dans ce nouvel arrangement; mais une telle méthode aurait été sujette à des inconvénients considérables par le grand nombre de mots communs à différentes sciences, et qu'il aurait fallu répéter plusieurs fais, ou placer au hasard. D'un autre côté, si nous eussions traité de chaque science séparément et dans un discours suivi, conforme à l'ordre des idées, et non à celui des mots, la forme de cet ouvrage eut été encore moins commode pour le plus grand nombre de nos lecteurs, qui n'y auraient rien trouvé qu'avec peine; l'ordre encyclopédique des sciences et des arts y eut peu gagné, et l'ordre encyclopédique des mots, ou plutôt des objets par lesquels les sciences se communiquent et se touchent, y aurait infiniment perdu.
Au contraire, rien de plus facile dans le plan que nous avons suivi que de satisfaire à l'un et à l'autre: c'est ce que nous avons détaillé ci-dessus.
D'ailleurs, s'il eut été question de faire de chaque science et de chaque art un traité particulier dans la forme ordinaire, et de réunir seulement ces différents traités sous le titre d'encyclopédie, il eut été bien plus difficile de rassembler pour cet ouvrage un si grand nombre de personnes, et la plupart de nos collègues auraient sans doute mieux aimé donner séparément leur ouvrage, que de le voir confondu avec un grand nombre d'autres.
De plus, en suivant ce dernier plan, nous eussions été forcés de renoncer presque entièrement à l'usage que nous voulions faire de l'encyclopédie anglaise, entrainés tant par la réputation de cet ouvrage, que par l'ancien prospectus , approuvé du public, et auquel nous désirions de nous conformer.
La traduction entière de cette encyclopédie nous a été remise entre les mains par les libraires qui avaient entrepris de la publier; nous l'avons distribuée à nos collègues, qui ont mieux aimé se charger de la revoir, de la corriger, de l'augmenter, que de s'engager, sans avoir, pour ainsi dire, aucuns matériaux préparatoires.
Il est vrai qu'une grande partie de ces matériaux leur a été inutile, mais du moins elle a servi à leur faire entreprendre plus volontiers le travail qu'on espérait d'eux; travail auquel plusieurs se seraient peut-être refusé, s'ils avaient prévu ce qu'il devait leur couter de soins.
D'un autre côté, quelques-uns de ces savants, en possession de leur partie longtemps avant que nous fussions éditeurs, l'avaient déjà fort avancée en suivant l'ancien projet de l'ordre alphabétique; il nous eut par conséquent été impossible de changer ce projet, quand même nous aurions été moins disposés à l'approuver.
Nous savions enfin, ou du moins nous avions lieu de croire qu'on n'avait fait à l'auteur anglais, notre modèle, aucunes difficultés sur l'ordre alphabétique auquel il s'était assujetti.
Tout se réunissait donc pour nous obliger de rendre cet ouvrage conforme à un plan que nous aurions suivi par choix, si nous en eussions été les maîtres. La seule opération dans notre travail qui suppose quelque intelligence, consiste à remplir les vides qui séparent deux sciences ou deux arts, et à renouer la chaîne dans les occasions où nos collègues se sont reposés les uns sur les autres de certains articles, qui paraissant appartenir également à plusieurs d'entre eux, n'ont été faits par aucun.
Mais afin que la personne chargée d'une partie ne soit point comptable des fautes qui pourraient se glisser dans des morceaux surajoutés, nous aurons l'attention de distinguer ces morceaux par une étoile.
Nous tiendrons exactement la parole que nous avons donnée; le travail d'autrui sera sacré pour nous, et nous ne manquerons pas de consulter l'auteur, s'il arrive dans le cours de l'édition que son ouvrage nous paraisse demander quelque changement considérable. Les différentes mains que nous avons employées ont apposé à chaque article comme le sceau de leur style particulier, ainsi que celui du style propre à la matière et à l'objet d'une partie. Un procédé de chimie ne sera point du même ton que la description des bains et des théâtres anciens; ni la manœuvre d'un serrurier, exposée comme les recherches d'un théologien sur un point de dogme ou de discipline.
Chaque chose a son coloris, et ce serait confondre les genres que de les réduire à une certaine uniformité.
La pureté du style, la clarté, et la précision, sont les seules qualités qui puissent être communes à tous les articles, et nous espérons qu'on les y remarquera.
S'en permettre davantage, ce serait s'exposer à la monotonie et au dégoût qui sont presqu'inséparables des ouvrages étendus, et que l'extrême variété des matières doit écarter de celui-ci. Nous en avons dit assez pour instruire le public de la nature d'une entreprise à laquelle il a paru s'intéresser; des avantages généraux qui en résulteront, si elle est bien exécutée; du bon ou du mauvais succès de ceux qui l'ont tentée avant nous; de l'étendue de son objet; de l'ordre auquel nous nous sommes assujettis; de la distribution qu'on a faite de chaque partie, et de nos fonctions d'éditeurs.
Nous allons maintenant passer aux principaux détails de l'exécution. Toute la matière de l'encyclopédie peut se réduire à trois chefs; les sciences, les arts libéraux, et les arts mécaniques.
Nous commencerons par ce qui concerne les sciences et les arts libéraux; et nous finirons par les arts mécaniques. On a beaucoup écrit sur les sciences.
Les traités sur les arts libéraux se sont multipliés sans nombre; la république des lettres en est inondée. Mais combien peu donnent les vrais principes? Combien d'autres les noient dans une affluence de paroles, ou les perdent dans des ténèbres affectées? Combien dont l'autorité en impose, et chez qui une erreur placée à côté d'une vérité, ou décrédite celle-ci, ou s'accrédite elle-même à la faveur de ce voisinage? On eut mieux fait sans doute d'écrire moins et d'écrire mieux. Entre tous les écrivains, on a donné la préférence à ceux qui sont généralement reconnus pour les meilleurs.
C'est de-là que les principes ont été tirés.
à leur exposition claire et précise, on a joint des exemples ou des autorités constamment reçues.
La coutume vulgaire est de renvoyer aux sources, ou de citer d'une manière vague, souvent infidèle, et presque toujours confuse; en sorte que dans les différentes parties dont un article est composé, on ne sait exactement quel auteur on doit consulter sur tel ou tel point, ou s'il faut les consulter tous, ce qui rend la vérification longue et pénible.
On s'est attaché, autant qu'il a été possible, à éviter cet inconvénient, en citant dans le corps même des articles les auteurs sur le témoignage desquels on s'est appuyé; rapportant leur propre texte quand il est nécessaire; comparant par-tout les opinions; balançant les raisons; proposant des moyens de douter ou de sortir de doute; décidant même quelquefois; détruisant autant qu'il est en nous les erreurs et les préjugés; et tâchant surtout de ne les pas multiplier, et de ne les point perpétuer, en protégeant sans examen des sentiments rejetés, ou en proscrivant sans raison des opinions reçues. Nous n'avons pas craint de nous étendre quand l'intérêt de la vérité et l'importance de la matière le demandaient, sacrifiant l'agrément toutes les fois qu'il n'a pu s'accorder avec l'instruction. Nous ferons ici sur les définitions une remarque importante.
Nous nous sommes conformés dans les articles généraux des sciences à l'usage constamment reçu dans les dictionnaires et dans les autres ouvrages, qui veut qu'on commence en traitant d'une science par en donner la définition.
Nous l'avons donnée aussi, la plus simple même et la plus courte qu'il nous a été possible.
Mais il ne faut pas croire que la définition d'une science, surtout d'une science abstraite, en puisse donner l'idée à ceux qui n'y sont pas du moins initiés.
En effet, qu'est-ce qu'une science? Sinon un système de règles ou de faits relatifs à un certain objet; et comment peut-on donner l'idée de ce système à quelqu'un qui serait absolument ignorant de ce que le système renferme? Quand on dit de l'arithmétique, que c'est la science des propriétés des nombres, la fait-on mieux connaitre à celui qui ne la sait pas, qu'on ne ferait connaitre la pierre philosophale, en disant que c'est le secret de faire de l'or? La définition d'une science ne consiste proprement que dans l'exposition détaillée des choses dont cette science s'occupe, comme la définition d'un corps est la description détaillée de ce corps même; et il nous semble d'après ce principe, que ce qu'on appelle définition de chaque science serait mieux placé à la fin qu'au commencement du livre qui en traite: ce serait alors le résultat extrêmement réduit de toutes les notions qu'on aurait acquises.
D'ailleurs, que contiennent ces définitions pour la plupart, sinon des expressions vagues et abstraites, dont la notion est souvent plus difficile à fixer que celles de la science même? Tels sont les mots, science, nombre, et propriété, dans la définition déjà citée de l'arithmétique.
Les termes généraux sans doute sont nécessaires, et nous avons vu dans ce discours quelle en est l'utilité: mais on pourrait les définir, un abus forcé des signes, et la plupart des définitions, un abus tantôt volontaire, tantôt forcé des termes généraux.
Au reste, nous le répétons, nous nous sommes conformés sur ce point à l'usage, parce que ce n'est pas à nous à le changer, et que la forme même de ce dictionnaire nous en empêchait.
Mais en ménageant les préjugés, nous n'avons point dû appréhender d'exposer ici des idées que nous croyons saines.
Continuons à rendre compte de notre ouvrage. L'empire des sciences et des arts est un monde éloigné du vulgaire, où l'on fait tous les jours des découvertes, mais dont on a bien des relations fabuleuses.
Il était important d'assurer les vraies, de prévenir sur les fausses, de fixer des points d'où l'on partit, et de faciliter ainsi la recherche de ce qui reste à trouver.
On ne cite des faits, on ne compare des expériences, on n'imagine des méthodes, que pour exciter le génie à s'ouvrir des routes ignorées, et à s'avancer à des découvertes nouvelles, en regardant comme le premier pas celui où les grands hommes ont terminé leur course.
C'est aussi le but que nous nous sommes proposé, en alliant aux principes des sciences et des arts libéraux l'histoire de leur origine et de leurs progrès successifs; et si nous l'avons atteint, de bons esprits ne s'occuperont plus à chercher ce qu'on savait avant eux.
Il sera facile dans les productions à venir sur les sciences et sur les arts libéraux de démêler ce que les inventeurs ont tiré de leur fonds d'avec ce qu'ils ont emprunté de leurs prédécesseurs: on apprétiera les travaux; et ces hommes avides de réputation et dépourvus de génie, qui publient hardiment de vieux systèmes comme des idées nouvelles, seront bien-tôt démasqués. Mais, pour parvenir à ces avantages, il a fallu donner à chaque matière une étendue convenable, insister sur l'essentiel, négliger les minuties, et éviter un défaut assez commun, celui de s'appesantir sur ce qui ne demande qu'un mot, de prouver ce qu'on ne conteste point, et de commenter ce qui est clair.
Nous n'avons ni épargné, ni prodigué les éclaircissements.
On jugera qu'ils étaient nécessaires par-tout où nous en avons mis, et qu'ils auraient été superflus où l'on n'en trouvera pas.
Nous nous sommes encore bien gardés d'accumuler les preuves où nous avons cru qu'un seul raisonnement solide suffisait, ne les multipliant que dans les occasions où leur force dépendait de leur nombre et de leur concert. Les articles qui concernent les éléments des sciences ont été travaillés avec tout le soin possible; ils sont en effet la base et le fondement des autres.
C'est par cette raison que les éléments d'une science ne peuvent être bien faits que par ceux qui ont été fort loin au-delà; car ils renferment le système des principes généraux qui s'étendent aux différentes parties de la science; et pour connaitre la manière la plus favorable de présenter ces principes, il faut en avoir fait une application très-étendue et très-variée. Ce sont-là toutes les précautions que nous avions à prendre.
Voilà les richesses sur lesquelles nous pouvions compter; mais il nous en est survenu d'autres que notre entreprise doit, pour ainsi dire, à sa bonne fortune.
Ce sont des manuscrits qui nous ont été communiqués par des amateurs, ou fournis par des savants, entre lesquels nous nommerons ici M Formey, secrétaire perpétuel de l'académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse.
Cet illustre académicien avait médité un dictionnaire tel à peu-près que le nôtre; et il nous a généreusement sacrifié la partie considérable qu'il en avait exécutée, et dont nous ne manquerons pas de lui faire honneur.
Ce sont encore des recherches, des observations, que chaque artiste ou savant, chargé d'une partie de notre dictionnaire, renfermait dans son cabinet, et qu'il a bien voulu publier par cette voie.
De ce nombre seront presque tous les articles de grammaire générale et particulière.
Nous croyons pouvoir assurer qu'aucun ouvrage connu ne sera ni aussi riche, ni aussi instructif que le nôtre sur les règles et les usages de la langue française, et même sur la nature, l'origine et le philosophique des langues en général.
Nous ferons donc part au public, tant sur les sciences que sur les arts libéraux, de plusieurs fonds littéraires dont il n'aurait peut-être jamais eu connaissance. Mais ce qui ne contribuera guère moins à la perfection de ces deux branches importantes, ce sont les secours obligeants que nous avons reçus de tous côtés, protection de la part des grands, accueil et communication de la part de plusieurs savants; bibliothèques publiques, cabinets particuliers, recueils, portefeuilles, etc.
tout nous a été ouvert, et par ceux qui cultivent les lettres, et par ceux qui les aiment.
Un peu d'adresse et beaucoup de dépense ont procuré ce qu'on n'a pu obtenir de la pure bienveillance; et les récompenses ont presque toujours calmé, ou les inquiétudes réelles, ou les alarmes simulées de ceux que nous avions à consulter. Nous sommes principalement sensibles aux obligations que nous avons à m l'abbé Sallier, garde de la bibliothèque du roi: il nous a permis, avec cette politesse qui lui est naturelle, et qu'animait encore le plaisir de favoriser une grande entreprise, de choisir dans le riche fonds dont il est dépositaire, tout ce qui pouvait répandre de la lumière ou des agréments sur notre encyclopédie.
On justifie, nous pourrions même dire qu'on honore le choix du prince, quand on sait se prêter ainsi à ses vues.
Les sciences et les beaux-arts ne peuvent donc trop concourir à illustrer par leurs productions le règne d'un souverain qui les favorise.
Pour nous, spectateurs de leurs progrès et leurs historiens, nous nous occuperons seulement à les transmettre à la postérité.
Qu'elle dise à l'ouverture de notre dictionnaire, tel était alors l'état des sciences et des beaux-arts.
Qu'elle ajoute ses découvertes à celles que nous aurons enregistrées, et que l'histoire de l'esprit humain et de ses productions aille d'âge en âge jusqu'aux siècles les plus reculés.
Que l'encyclopédie devienne un sanctuaire où les connaissances des hommes soient à l'abri des temps et des révolutions.
Ne serons-nous pas trop flattés d'en avoir posé les fondements? Quel avantage n'aurait-ce pas été pour nos pères et pour nous, si les travaux des peuples anciens, des égyptiens, des chaldéens, des grecs, des romains, etc.


avaient été transmis dans un ouvrage encyclopédique, qui eut exposé en même temps les vrais principes de leurs langues ! Faisons donc pour les siècles à venir ce que nous regrettons que les siècles passés n'aient pas fait pour le nôtre.
Nous osons dire que si les anciens eussent exécuté une encyclopédie, comme ils ont exécuté tant de grandes choses, et que ce manuscrit se fût échappé seul de la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, il eut été capable de nous consoler de la perte des autres. Voilà ce que nous avions à exposer au public sur les sciences et les beaux-arts.
La partie des arts mécaniques ne demandait ni moins de détails, ni moins de soins.
Jamais peut-être il ne s'est trouvé tant de difficultés rassemblées, et si peu de secours dans les livres pour les vaincre.
On a trop écrit sur les sciences: on n'a pas assez bien écrit sur la plupart des arts libéraux; on n'a presque rien écrit sur les arts mécaniques; car qu'est-ce que le peu qu'on en rencontre dans les auteurs, en comparaison de l'étendue et de la fécondité du sujet? Entre ceux qui en ont traité, l'un n'était pas assez instruit de ce qu'il avait à dire, et a moins rempli son sujet que montré la nécessité d'un meilleur ouvrage.
Un autre n'a qu'effleuré la matière, en la traitant plutôt en grammairien et en homme de lettres, qu'en artiste. Un troisième est à la vérité plus riche et plus ouvrier: mais il est en même temps si court, que les opérations des artistes et la description de leurs machines, cette matière capable de fournir seule des ouvrages considérables, n'occupe que la très-petite partie du sien.
Chambers n'a presque rien ajouté à ce qu'il a traduit de nos auteurs. Tout nous déterminait donc à recourir aux ouvriers. On s'est adressé aux plus habiles de Paris et du royaume; on s'est donné la peine d'aller dans leurs ateliers, de les interroger, d'écrire sous leur dictée, de développer leurs pensées, d'en tirer les termes propres à leurs professions, d'en dresser des tables, et les définir, de converser avec ceux de qui on avait obtenu des mémoires, et (précaution presqu'indispensable) de rectifier dans de longs et fréquents entretiens avec les uns, ce que d'autres avaient imparfaitement, obscurément, et quelquefois infidèlement expliqué. Il est des artistes qui sont en même temps gens de lettres, et nous en pourrions citer ici: mais le nombre en serait fort petit.
La plupart de ceux qui exercent les arts mécaniques, ne les ont embrassés que par nécessité, et n'opèrent que par instinct.
à peine entre mille en trouve-t-on une douzaine en état de s'exprimer avec quelque clarté sur les instruments qu'ils emploient et sur les ouvrages qu'ils fabriquent.
Nous avons vu des ouvriers qui travaillent depuis quarante années, sans rien connaitre à leurs machines.
Il a fallu exercer avec eux la fonction dont se glorifiait Socrate, la fonction pénible et délicate de faire accoucher les esprits, obstetrix animorum . Mais il est des métiers si singuliers et des manœuvres si déliées, qu'à moins de travailler soi-même, de mouvoir une machine de ses propres mains, et de voir l'ouvrage se former sous ses propres yeux, il est difficile d'en parler avec précision.
Il a donc fallu plusieurs fois se procurer les machines, les construire, mettre la main à l'œuvre; se rendre, pour ainsi dire, apprentif, et faire soi-même de mauvais ouvrages pour apprendre aux autres comment on en fait de bons. C'est ainsi que nous nous sommes convaincus de l'ignorance dans laquelle on est sur la plupart des objets de la vie, et de la difficulté de sortir de cette ignorance.
C'est ainsi que nous nous sommes mis en état de démontrer que l'homme de lettres qui sait le plus sa langue, ne connait pas la vingtième partie des mots; que quoique chaque art ait la sienne, cette langue est encore bien imparfaite; que c'est par l'extrême habitude de converser les uns avec les autres, que les ouvriers s'entendent, et beaucoup plus par le retour des conjonctures que par l'usage des termes.
Dans un atelier c'est le moment qui parle, et non l'artiste. Voici la méthode qu'on a suivie pour chaque art.
On a traité, 1 de la matière, des lieux où elle se trouve, de la manière dont on la prépare, de ses bonnes et mauvaises qualités, de ses différentes espèces, des opérations par lesquelles on la fait passer, soit avant que de l'employer, soit en la mettant en œuvre. 2 des principaux ouvrages qu'on en fait, et de la manière de les faire. 3 on a donné le nom, la description, et la figure des outils et des machines, par pièces détachées et par pièces assemblées; la coupe des moules et d'autres instruments, dont il est à propos de connaitre l'intérieur, leurs profils, etc.
. 4 on a expliqué et représenté la main-d'œuvre et les principales opérations dans une ou plusieurs planches, où l'on voit tantôt les mains seules de l'artiste, tantôt l'artiste entier en action, et travaillant à l'ouvrage le plus important de son art. 5 on a recueilli et défini le plus exactement qu'il a été possible les termes propres de l'art. Mais le peu d'habitude qu'on a et d'écrire, et de lire des écrits sur les arts, rend les choses difficiles à expliquer d'une manière intelligible.
De-là nait le besoin de figures.
On pourrait démontrer par mille exemples, qu'un dictionnaire pur et simple de définitions, quelque bien qu'il soit fait, ne peut se passer de figures, sans tomber dans des descriptions obscures ou vagues; combien donc à plus forte raison ce secours ne nous était-il pas nécessaire? Un coup d'oeil sur l'objet ou sur sa représentation en dit plus qu'une page de discours. On a envoyé des dessinateurs dans les ateliers. On a pris l'esquisse des machines et des outils. On n'a rien omis de ce qui pouvait les montrer distinctement aux yeux.
Dans le cas où une machine mérite des détails par l'importance de son usage et par la multitude de ses parties, on a passé du simple au composé.
On a commencé par assembler dans une première figure autant d'éléments qu'on en pouvait apercevoir sans confusion.
Dans une seconde figure, on voit les mêmes éléments avec quelques autres.
C'est ainsi qu'on a formé successivement la machine la plus compliquée, sans aucun embarras ni pour l'esprit ni pour les yeux.
Il faut quelquefois remonter de la connaissance de l'ouvrage à celle de la machine, et d'autres fois descendre de la connaissance de la machine à celle de l'ouvrage.
On trouvera à l'article art quelques réflexions sur les avantages de ces méthodes, et sur les occasions où il est à propos de préférer l'une à l'autre. Il y a des notions qui sont communes à presque tous les hommes, et qu'ils ont dans l'esprit avec plus de clarté qu'elles n'en peuvent recevoir du discours.
Il y a aussi des objets si familiers, qu'il serait ridicule d'en faire des figures.
Les arts en offrent d'autres si composés, qu'on les représenterait inutilement.
Dans les deux premiers cas, nous avons supposé que le lecteur n'était pas entièrement dénué de bons sens et d'expérience; et dans le dernier, nous renvoyons à l'objet même. Il est en tout un juste milieu, et nous avons tâché de ne le point manquer ici.
Un seul art dont on voudrait tout représenter et tout dire, fournirait des volumes de discours et de planches. On ne finirait jamais si l'on se proposait de rendre en figures tous les états par lesquels passe un morceau de fer avant que d'être transformé en aiguille.
Que le discours suive le procédé de l'artiste dans le dernier détail, à la bonne heure. Quant aux figures, nous les avons restreintes aux mouvements importants de l'ouvrier et aux seuls moments de l'opération, qu'il est très-facile de peindre et très-difficile d'expliquer.
Nous nous en sommes tenus aux circonstances essentielles, à celles dont la représentation, quand elle est bien faite, entraine nécessairement la connaissance de celles qu'on ne voit pas.
Nous n'avons pas voulu ressembler à un homme qui ferait planter des guides à chaque pas dans une route, de crainte que les voyageurs ne s'en écartassent.
Il suffit qu'il y en ait par-tout où ils seraient exposés à s'égarer. Au reste, c'est la main-d'œuvre qui fait l'artiste, et ce n'est point dans les livres qu'on peut apprendre à manœuvrer.
L'artiste rencontrera seulement dans notre ouvrage des vues qu'il n'eut peut-être jamais eues, et des observations qu'il n'eut faites qu'après plusieurs années de travail.
Nous offrirons au lecteur studieux ce qu'il eut appris d'un artiste en le voyant opérer, pour satisfaire sa curiosité; et à l'artiste, ce qu'il serait à souhaiter qu'il apprit du philosophe pour s'avancer à la perfection. Nous avons distribué dans les sciences et dans les arts libéraux les figures et les planches, selon le même esprit et la même oeconomie que dans les arts mécaniques; cependant nous n'avons pu réduire le nombre des unes et des autres, à moins de six cens.
Les deux volumes qu'elles formeront ne seront pas la partie la moins intéressante de l'ouvrage, par l'attention que nous aurons de placer au verso d'une planche l'explication de celle qui sera vis-à-vis, avec des renvois aux endroits du dictionnaire auxquels chaque figure sera relative.
Un lecteur ouvre un volume de planches, il aperçoit une machine qui pique sa curiosité: c'est, si l'on veut, un moulin à poudre; à papier, à soie, à sucre, etc.
il lira vis-à-vis, figure 50, 51 ou 60 etc.
moulin à poudre, moulin à sucre, moulin à papier, moulin à soie, etc.
il trouvera ensuite une explication succincte de ces machines avec les renvois aux articles poudre, papier, sucre, soie, etc.
. La gravure répondra à la perfection des desseins, et nous espérons que les planches de notre encyclopédie surpasseront autant en beauté celles du dictionnaire anglais, qu'elles les surpassent en nombre.
Chambers a trente planches; l'ancien projet en promettait cent vingt, et nous en donnerons six cens au moins.
Il n'est pas étonnant que la carrière se soit étendue sous nos pas; elle est immense, et nous ne nous flattons pas de l'avoir parcourue. Malgré les secours et les travaux dont nous venons de rendre compte, nous déclarons sans peine, au nom de nos collègues et au nôtre, qu'on nous trouvera toujours disposés à convenir de notre insuffisance, et à profiter des lumières qui nous seront communiquées.
Nous les recevrons avec reconnaissance, et nous nous y conformerons avec docilité, tant nous sommes persuadés que la perfection dernière d'une encyclopédie est l'ouvrage des siècles.
Il a fallu des siècles pour commencer; il en faudra pour finir: mais nous serons satisfaits d'avoir contribué à jeter les fondements d'un ouvrage utile. Nous aurons toujours la satisfaction intérieure de n'avoir rien épargné pour réussir: une des preuves que nous en apporterons, c'est qu'il y a des parties dans les sciences et dans les

arts qu'on a refaites jusqu'à trois fais.
Nous ne pouvons nous dispenser de dire à l'honneur des libraires associés, qu'ils n'ont jamais refusé de se prêter à ce qui pouvait contribuer à les perfectionner toutes.
Il faut espérer que le concours d'un aussi grand nombre de circonstances, telles que les lumières de ceux qui ont travaillé à l'ouvrage, les secours des personnes qui s'y sont intéressées, et l'émulation des éditeurs et des libraires, produira quelque bon effet. De tout ce qui précède, il s'ensuit que dans l'ouvrage que nous annonçons, on a traité des sciences et des arts, de manière qu'on n'en suppose aucune connaissance préliminaire; qu'on y expose ce qu'il importe de savoir sur chaque matière; que les articles s'expliquent les uns par les autres, et que par conséquent la difficulté de la nomenclature n'embarrasse nulle part.
D'où nous inférons que cet ouvrage pourra, du moins un jour, tenir lieu de bibliothèque dans tous les genres à un homme du monde; et dans tous les genres, excepté le sien, à un savant de profession; qu'il développera les vrais principes des choses; qu'il en marquera les rapports; qu'il contribuera à la certitude et aux progrès des connaissances humaines; et qu'en multipliant le nombre des vrais savants, des artistes distingués, et des amateurs éclairés, il répandra dans la société de nouveaux avantages. Il ne nous reste plus qu'à nommer les savants à qui le public doit cet ouvrage autant qu'à nous.
Nous suivrons autant qu'il est possible, en les nommant, l'ordre encyclopédique des matières dont ils se sont chargés.
Nous avons pris ce parti, pour qu'il ne paraisse point que nous cherchions à assigner entr'eux aucune distinction de rang et de mérite.
Les articles de chacun seront désignés dans le corps de l'ouvrage par des lettres particulières, dont on trouvera la liste immédiatement après ce discours. Nous devons l'histoire naturelle à M Daubenton, docteur en médecine, de l'académie royale des sciences, garde et démonstrateur du cabinet d'histoire naturelle, recueil immense, rassemblé avec beaucoup d'intelligence et de soin, et qui dans des mains aussi habiles ne peut manquer d'être porté au plus haut degré de perfection. M Daubenton est le digne collègue de M De Buffon dans le grand ouvrage sur l'histoire naturelle, dont les trois premiers volumes déjà publiés, ont eu successivement trois éditions rapides, et dont le public attend la suite avec impatience.
On a donné dans le mercure de mars 1751 l'article abeille , que M Daubenton a fait pour l'encyclopédie; et le succès général de cet article nous a engagé à insérer dans le second volume du mercure de juin 1751 l'article agate .
On a vu par ce dernier, que M Daubenton sait enrichir l'encyclopédie par des remarques et des nouvelles vues et importantes sur la partie dont il s'est chargé, comme on a vu dans l'article abeille la précision et la netteté avec lesquelles il sait présenter ce qui est connu. La théologie est de M Mallet, docteur en théologie de la faculté de Paris, de la maison et société de Navarre, et professeur royal en théologie à Paris.
Son savoir et son mérite seul, sans aucune sollicitation de sa part, l'ont fait nommer à la chaire qu'il occupe, ce qui n'est pas un petit éloge dans le siècle où nous vivons.
M l'abbé Mallet est aussi l'auteur de tous les articles d'histoire ancienne et moderne; matière dans laquelle il est très-versé, comme on le verra bien-tôt par l'ouvrage important et curieux qu'il prépare en ce genre.
Au reste, on observera que les articles d'histoire de notre encyclopédie ne s'étendent pas aux noms de rais, de savants, et de peuples, qui sont l'objet particulier du dictionnaire de Moréri, et qui auraient presque doublé le nôtre.
Enfin, nous devons encore à m l'abbé Mallet tous les articles qui concernent la poésie , l'éloquence , et en général la littérature .
Il a déjà publié en ce genre deux ouvrages utiles et remplis de réflexions judicieuses.
L'un est son essai sur l'étude des belles-lettres , et l'autre ses principes pour la lecture des poètes .
On voit par le détail où nous venons d'entrer, combien m l'abbé Mallet, par la variété de ses connaissances et de ses talents, a été utile à ce grand ouvrage, et combien l'encyclopédie lui a d'obligation.
Elle ne pouvait lui en trop avoir. La grammaire est de M Du Marsais, qu'il suffit de nommer. La métaphysique , la logique , et la morale , de m l'abbé Yvon, métaphysicien profond, et ce qui est encore plus rare, d'une extrême clarté.
On peut en juger par les articles qui sont de lui dans ce premier volume, entr'autres par l'article AGIR auquel nous renvoyons, non par préférence; mais parce qu'étant court, il peut faire juger en un moment combien la philosophie de m l'abbé Yvon est saine, et sa métaphysique nette et précise. M l'abbé Pestré, digne par son savoir et par son mérite de seconder m l'abbé Yvon, l'a aidé dans plusieurs articles de morale.
Nous saisissons cette occasion d'avertir que m l'abbé Yvon prépare conjointement avec m l'abbé De Prades, un ouvrage sur la religion, d'autant plus intéressant, qu'il sera fait par deux hommes d'esprit et par deux philosophes. La jurisprudence est de M Toussaint, avocat en parlement, et membre de l'académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse; titre qu'il doit à l'étendue de ses connaissances, et à son talent pour écrire, qui lui ont fait un nom dans la littérature.

est de M Eidous, ci-devant ingénieur des armées de sa majesté catholique, et à qui la république des lettres est redevable de la traduction de plusieurs bons ouvrages de différents genres.

L'arithmétique et la géométrie élémentaire ont été revues par m l'abbé De La Chapelle, censeur royal et membre de la société royale de Londres.
Ses institutions de géométrie , et son traité des sections coniques , ont justifié par leur succès l'approbation que l'académie des sciences a donnée à ces deux ouvrages.

Les articles de fortification , de tactique , et en général d'art militaire , sont de M Le Blond, professeur de mathématiques des pages de la grande écurie du roi, très-connu du public par plusieurs ouvrages justement estimés, entr'autres par ses éléments de fortification réimprimés plusieurs fais; par son essai sur la castramétation; par ses éléments de la guerre des sièges , et par son arithmétique et géométrie de l'officier , que l'académie des sciences a approuvée avec éloge.

La coupe des pierres est de M Goussier, très-versé et très-intelligent dans toutes les parties des mathématiques et de la physique, et à qui cet ouvrage a beaucoup d'autres obligations, comme on le verra plus bas.

Le jardinage et l'hydraulique sont de M D'Argenville, conseiller du roi en ses conseils, maître ordinaire en sa chambre des comptes de Paris, des sociétés royales des sciences de Londres et de Montpellier, et de l'académie des arcades de Rome.
Il est auteur d'un ouvrage intitulé, théorie et pratique du jardinage, avec un traité d'hydraulique, dont quatre éditions faites à Paris, et deux traductions, l'une en anglais, l'autre en allemand, prouvent le mérite et l'utilité reconnue.
Comme cet ouvrage ne regarde que les jardins de propreté, et que l'auteur n'y a considéré l'hydraulique que par rapport aux jardins, il a généralisé ces deux matières dans l'encyclopédie, en parlant de tous les jardins fruitiers, potagers, légumiers; on y trouvera encore une nouvelle méthode de tailler les arbres, et de nouvelles figures de son invention.
Il a aussi étendu la partie de l'hydraulique, en parlant des plus belles machines de l'Europe pour élever les eaux, ainsi que des écluses, et autres bâtiments que l'on construit dans l'eau. M D'Argenville est encore avantageusement connu du public par plusieurs ouvrages dans différents genres, entr'autres par son histoire naturelle éclaircie dans deux de ses principales parties, la lithologie et la conchyliologie .
Le succès de la première partie de cette histoire a engagé l'auteur à donner dans peu la seconde, qui traitera des minéraux. La marine est de M Bellin, censeur royal et ingénieur ordinaire de la marine, aux travaux duquel sont dû.s plusieurs cartes que les savants et les navigateurs ont reçues avec empressement. On verra par nos planches de marine , que cette partie lui est bien connue.

L'horlogerie et la description des instruments astronomiques sont de M J B Le Roy qui est l'un des fils du célèbre M Julien Le Roy, et qui joint aux instructions qu'il a reçues en ce genre d'un père si estimé dans toute l'Europe, beaucoup de connaissances des mathématiques et de la physique, et un esprit cultivé par l'étude des belles-lettres. L'anatomie et la physiologie sont de M Tarin, docteur en médecine, dont les ouvrages sur cette matière sont connus et approuvés des savants.

La médecine , la matière médicale , et la pharmacie , de M De Vandenesse, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, très-versé dans la théorie et la pratique de son art. La chirurgie de M Louis, chirurgien gradué, démonstrateur royal au collège de saint Côme, et conseiller commissaire pour les extraits de l'académie royale de chirurgie.
M Louis déjà très-estimé, quoique fort jeune, par les plus habiles de ses confrères, avait été chargé de la partie chirurgicale de ce dictionnaire par le choix de M De La Peyronie, à qui la chirurgie doit tant, et qui a bien mérité d'elle et de l'encyclopédie, en procurant M Louis à l'une et à l'autre.

La chimie est de M Malouin, docteur régent de la faculté de médecine de Paris, censeur royal, et membre de l'académie royale des sciences; auteur d'un traité de chimie dont il y a eu deux éditions, et d'une chimie médicinale que les français et les étrangers ont fort goutée. La peinture , la sculpture , la gravure , sont de M Landais, qui joint beaucoup d'esprit et de talent pour écrire à la connaissance de ces beaux arts.

L'architecture de M Blondel, architecte célèbre, non seulement par plusieurs ouvrages qu'il a fait exécuter à Paris, et par d'autres dont il a donné les desseins, et qui ont été exécutés chez différents souverains, mais encore par son traité de la décoration des édifices , dont il a gravé lui même les planches qui sont très-estimées.
On lui doit aussi la dernière édition de Daviler , et trois volumes de l'architecture française en six cens planches: ces trois volumes seront suivis de cinq autres. L'amour du bien public et le désir de contribuer à l'accroissement des arts en France, lui a fait établir en 1744 une école d'architecture, qui est devenue en peu de temps très-fréquentée. M Blondel, outre l'architecture qu'il y enseigne à ses élèves, fait professer dans cette école par des hommes habiles les parties des mathématiques, de la fortification, de la perspective, de la coupe des pierres, de la peinture, de la sculpture, etc.
relatives à l'art de bâtir.
On ne pouvait donc à toutes sortes d'égards faire un meilleur choix pour l'encyclopédie.

M Rousseau de Genève , dont nous avons déjà parlé, et qui possède en philosophe et en homme d'esprit la théorie et la pratique de la musique , nous a donné les articles qui concernent cette science.
Il a publié il y a quelques années un ouvrage intitulé, dissertation sur la musique moderne .
On y trouve une nouvelle manière de noter la musique, à laquelle il n'a peut-être manqué pour être reçue, que de n'avoir point trouvé de prévention pour une plus ancienne.
Outre les savants que nous venons de nommer, il en est d'autres qui nous ont fourni pour l'encyclopédie des articles entiers et très-importants, dont nous ne manquerons pas de leur faire honneur.

M Le Monnier des académies royales des sciences de Paris et de Berlin, et de la société royale de Londres, et médecin ordinaire de s m à Saint-Germain-En-Laye, nous a donné les articles qui concernent l'aimant et l'électricité , deux matières importantes qu'il a étudiées avec beaucoup de succès, et sur lesquelles il a donné d'excellents mémoires à l'académie des sciences dont il est membre.
Nous avons averti dans ce volume, que les articles aimant et aiguille aimantée sont entièrement de lui, et nous ferons de même pour ceux qui lui appartiendront dans les autres volumes. M De Cahusac de l'académie des belles-lettres de Montauban, auteur de Zeneide que le public rêvait et applaudit si souvent sur la scène française, des fêtes de l'amour et de l'hymen , et de plusieurs autres ouvrages qui ont eu beaucoup de succès sur le théâtre lyrique, nous a donné les articles ballet, danse, opéra, décoration, et plusieurs autres moins considérables qui se rapportent à ces quatre principaux; nous aurons soin d'avertir chacun de ceux que nous lui devons.
On trouvera dans le second volume l'article ballet qu'il a rempli de recherches curieuses et d'observations importantes; nous espérons qu'on verra dans tous l'étude approfondie et raisonnée qu'il a faite du théâtre lyrique.

J'ai fait ou revu tous les articles de mathématique et de physique , qui ne dépendent point des parties dont il a été parlé ci-dessus; j'ai aussi suppléé quelques articles, mais en très-petit nombre, dans les autres parties.
Je me suis attaché dans les articles de mathématique transcendante , à donner l'esprit général des méthodes, à indiquer les meilleurs ouvrages où l'on peut trouver sur chaque objet les détails les plus importants, et qui n'étaient point de nature à entrer dans cette encyclopédie; à éclaircir ce qui m'a paru n'avoir pas été éclairci suffisamment, ou ne l'avoir point été du tout; enfin à donner, autant qu'il m'a été possible, dans chaque matière, des principes métaphysiques exacts, c'est-à-dire, simples.
On peut en voir un essai dans ce volume aux articles action, application, arithmétique universelle , etc.

Mais ce travail, tout considérable qu'il est, l'est beaucoup moins que celui de M Diderot mon collègue.
Il est auteur de la partie de cette encyclopédie la plus étendue, la plus importante, la plus désirée du public, et j'ose le dire, la plus difficile à remplir; c'est la description des arts.
M Diderot l'a faite sur des mémoires qui lui ont été fournis par des ouvriers ou par des amateurs, dont on lira bien-tôt les noms, ou sur les connaissances qu'il a été puiser lui-même chez les ouvriers, ou enfin sur des métiers qu'il s'est donné la peine de voir, et dont quelquefois il a fait construire des modèles pour les étudier plus à son aise.
à ce détail qui est immense, et dont il s'est acquitté avec beaucoup de soin, il en a joint un autre qui ne l'est pas moins, en suppléant dans les différentes parties de l'encyclopédie un nombre prodigieux d'articles qui manquaient.
Il s'est livré à ce travail avec un désintéressement qui honore les lettres, et avec un zèle digne de la reconnaissance de tous ceux qui les aiment ou qui les cultivent, et en particulier des personnes qui ont concouru au travail de l'encyclopédie. On verra par ce volume combien le nombre d'articles que lui doit cet ouvrage est considérable. Parmi ces articles, il y en a de très-étendus, comme acier, aiguille, ardoise, anatomie, animal, agriculture, etc.
.
Le grand succès de l'article art qu'il a publié séparément il y a quelques mois, l'a encouragé à donner aux autres tous ses soins; et je crois pouvoir assurer qu'ils sont dignes d'être comparés à celui-là, quoique dans des genres différents.
Il est inutile de répondre ici à la critique injuste de quelques gens du monde, qui peu accoutumés sans doute à tout ce qui demande la plus légère attention, ont trouvé cet article art trop raisonné et trop métaphysique, comme s'il était possible que cela fût autrement.
Tout article qui a pour objet un terme abstrait et général, ne peut être bien traité sans remonter à des principes philosophiques, toujours un peu difficiles pour ceux qui ne sont pas dans l'usage de réfléchir.
Au reste, nous devons avouer ici que nous avons vu avec plaisir un très-grand nombre de gens du monde entendre parfaitement cet article.

À l'égard de ceux qui l'ont critiqué, nous souhaitons que sur les articles qui auront un objet semblable, ils aient le même reproche à nous faire. Plusieurs autres personnes, sans nous avoir fourni des articles entiers, ont procuré à l'encyclopédie des secours importants.
Nous avons déjà parlé dans le prospectus et dans ce discours, de m l'abbé Sallier et de M Formey. M le comte d'Herouville De Claye, lieutenant général des armées du roi, et inspecteur général d'infanterie, que ses connaissances profondes dans l'art militaire n'empêchent point de cultiver les lettres et les sciences avec succès, a communiqué des mémoires très-curieux sur la minéralogie , dont il a fait exécuter en relief plusieurs travaux, comme le cuivre , l'alun , le vitriol , la couperose , etc.
En quatorze usines.
On lui doit aussi des mémoires sur le colzat, la garence , etc. M Falconet, médecin consultant du roi et membre de l'académie royale des belles-lettres, possesseur d'une bibliothèque aussi nombreuse et aussi étendue que ses connaissances, mais dont il fait un usage encore plus estimable, celui d'obliger les savants en la leur communiquant sans réserve, nous a donné à cet égard tous les secours que nous pouvions souhaiter.
Cet homme de lettres citoyen, qui joint à l'érudition la plus variée les qualités d'homme d'esprit et de philosophe, a bien voulu aussi jeter les yeux sur quelques-uns de nos articles, et nous donner des conseils et des éclaircissements utiles. M Dupin, fermier général, connu par son amour pour les lettres et pour le bien public, a procuré sur les salines tous les éclaircissements nécessaires. M Morand, qui fait tant d'honneur à la chirurgie de Paris, et aux différentes académies dont il est membre, a communiqué quelques observations importantes; on en trouvera dans ce volume à l'article artériotomie. Mm De Prades et Yvon, dont nous avons déjà parlé avec l'éloge qu'ils méritent, ont fourni plusieurs mémoires relatifs à l'histoire de la philosophie et quelques-uns sur la religion .
M l'abbé Pestré nous a aussi donné quelques mémoires sur la philosophie , que nous aurons soin de désigner dans les volumes suivants. M Deslandes, ci-devant commissaire de la marine , a fourni sur cette matière des remarques importantes dont on a fait usage.
La réputation qu'il s'est acquise par ses différents ouvrages, doit faire rechercher tout ce qui vient de lui. M Le Romain, ingénieur en chef de l'île de la Grenade, a donné toutes les lumières nécessaires sur les sucres , et sur plusieurs autres machines qu'il a eu occasion de voir et d'examiner dans ses voyages en philosophe et en observateur attentif. M Venelle, très-versé dans la physique et dans la chimie, sur laquelle l'a présenté à l'académie des sciences d'excellents mémoires, a fourni des éclaircissements utiles et importants sur la minéralogie . M Goussier, déjà nommé au sujet de la coupe des pierres , et qui joint la pratique du dessein à beaucoup de connaissances de la mécanique, a donné à M Diderot la figure de plusieurs instruments et leur explication. Mais il s'est particulièrement occupé des figures de l'encyclopédie qu'il a toutes revues et presque toutes dessinées; de la lutherie en général, et de la facture de l'orgue , machine immense qu'il a détaillée sur les mémoires de M Thomas son associé dans ce travail. M Rogeau, habile professeur de mathématiques, a fourni des matériaux sur le monnayage , et plusieurs figures qu'il a dessinées lui-même ou auxquelles il a veillé. On juge bien que sur ce qui concerne l'imprimerie et la librairie, les libraires associés nous ont donné par eux-mêmes tous les secours qu'il nous était possible de désirer. M Prevost, inspecteur des verreries , a donné des lumières sur cet art important. La brasserie a été faite sur un mémoire de M Longchamp, qu'une fortune considérable et beaucoup d'aptitude pour les lettres n'ont point détaché de l'état de ses pères. M Buisson, fabriquant de Lyon, et ci-devant inspecteur de manufactures, a donné des mémoires sur la teinture , sur la draperie , sur la fabrication des étoffes riches , sur le travail de la soie, son tirage, moulinage, ovalage , etc.
Et des observations sur les arts relatifs aux précédents, comme ceux de dorer les lingots , de battre l'or et l'argent , de les tirer , de les filer , etc. M La Bassée a fourni les articles de passementerie , dont le détail n'est bien connu que de ceux qui s'en sont particulièrement occupés. M Douet s'est prêté à tout ce qui pouvait instruire sur l'art du gazier qu'il exerce. M Barrat, ouvrier excellent dans son genre, a monté et démonté plusieurs fois en présence de M Diderot le métier à bas , machine admirable. M Pichard, marchand fabriquant bonnetier, a donné des lumières sur la bonneterie .

Mm Bonnet et Laurent, ouvriers en soie , ont monté et fait travailler sous les yeux de M Diderot, un métier à velours , etc.
Et un autre en étoffe brochée: on en verra le détail à l'article velours.
M Papillon, célèbre graveur en bois , a fourni un mémoire sur l'histoire et la pratique de son art.
M Fournier, très-habile fondeur de caractères d'imprimerie , en a fait autant pour la fonderie des caractères .
M Favre a donné des mémoires sur la serrurerie, taillanderie, fonte des canons , etc.
Dont il est bien instruit.
M Mallet, potier d'étain à Melun, n'a rien laissé à désirer sur la connaissance de son art.
M Hill, anglais de nation, a communiqué une verrerie anglaise exécutée en relief, et tous ses instruments avec les explications nécessaires.
Mm De Puisieux, Charpentier, Mabile, et De Vienne, ont aidé M Diderot dans la description de plusieurs arts.
M Eidous a fait en entier les articles de maréchalerie et de manège , et M Arnauld de Senlis , ceux qui concernent la pêche et la chasse . Enfin un grand nombre d'autres personnes bien intentionnées ont instruit M Diderot sur la fabrication des ardoises , les forges , la fonderie, refendrie, trifilerie , etc.
La plupart de ces personnes étant absentes, on n'a pu disposer de leur nom sans leur consentement; on les nommera pour peu qu'elles le désirent.
Il en est de même de plusieurs autres dont les noms ont échappé.
à l'égard de celles dont les secours n'ont été d'aucun usage, on se croit dispensé de les nommer.

Nous publions ce premier volume dans le temps précis pour lequel nous l'avions promis.
Le second volume est déjà sous presse; nous espérons que le public n'attendra point les autres, ni les volumes des figures; notre exactitude à lui tenir parole ne dépendra que de notre vie, de notre santé, et de notre repos.
Nous avertissons aussi, au nom des libraires associés, qu'en cas d'une seconde édition, les additions et corrections seront données dans un volume séparé à ceux qui auront acheté la première.
Les personnes qui nous fourniront quelques secours pour la suite de cet ouvrage, seront nommées à la tête de chaque volume.

Voilà ce que nous avions à dire sur cette collection immense.
Elle se présente avec tout ce qui peut intéresser pour elle; l'impatience que l'on a témoignée de la voir paraitre; les obstacles qui en ont retardé la publication; les circonstances qui nous ont forcés à nous en charger; le zèle avec lequel nous nous sommes livrés à ce travail, comme s'il eut été de notre choix; les éloges que les bons citoyens ont donnés à l'entreprise; les secours innombrables et de toutes espèces que nous avons reçus; la protection du gouvernement; des ennemis tant faibles que puissants, qui ont cherché, quoiqu'en vain, à étouffer l'ouvrage avant sa naissance; enfin des auteurs sans cabale et sans intrigue, qui n'attendent d'autre récompense de leurs soins et de leurs efforts, que la satisfaction d'avoir bien mérité de leur patrie. Nous ne chercherons point à comparer ce dictionnaire aux autres; nous reconnaissons avec plaisir qu'ils nous ont tous été utiles, et notre travail ne consiste point à décrier celui de personne.
C'est au public qui lit à nous juger: nous croyons devoir le distinguer de celui qui parle.