Il fut attaqué par trois hommes également illustres. Le premier, nommé George Scholarius, qui fut depuis patriarche de Constantinople, connu sous le nom de Gennadius, s'appliqua particulièrement à faire voir que les principes d'Aristote s'accordaient beaucoup mieux que ceux de Platon avec la théologie chrétienne. Nous n'avons de cet ouvrage de Gennade, que ce que Pléthon lui-même nous en a conservé dans l'écrit intitulé, réponse aux raisons que Scholarius a alléguées pour la défense d'Aristote. Cette réponse n'a point été imprimée, mais elle se trouve en diverses bibliothèques. Pléthon y parle à son adversaire avec toute l'aigreur d'un homme piqué au vif, et avec toute la hauteur d'un maître qui fait la leçon à un écolier. Gennadius attendit une occasion favorable pour y répondre ; elle se présenta peu de temps après, et il ne la laissa pas échapper. Il fut que Pléthon composait un livre à l'imitation de la république de Platon, et que dans ce livre il prétendait établir un nouveau système de religion, et une théologie purement payenne. Il laissa là Platon et Aristote, et attaqua directement l'auteur du nouveau système, l'accusant de vouloir renverser la religion chrétienne, et rétablir le paganisme. Pléthon, effrayé de cette accusation, n'osa publier son livre, et il le tint caché tant qu'il vécut.

Après sa mort, Démétrius, prince grec de la famille des Paléologues, chez qui apparemment ce livre avait été déposé, le fit remettre entre les mains de Gennade pour lors patriarche, qui le parcourut promptement, et le condamna au feu. On a une lettre de Gennade à Jean l'Exarque, où ce fait est raconté tout au long, et où la doctrine contenue dans le livre de Pléthon est réfutée. Quoique la censure du livre de Pléthon, publiée par Gennade, n'attaque directement ni Platon ni les Platoniciens, on voit bien cependant que le patriarche a eu dessein de justifier ce qu'il avait écrit autrefois contre la philosophie de Platon, et de montrer combien la lecture des livres de ce philosophe était dangereuse, puisqu'elle avait tellement gâté l'esprit de Gémiste, qu'elle lui avait fait naître l'idée extravagante de reformer le gouvernement et la religion.

Théodore Gaza fut le second des adversaires de Pléthon, qui écrivirent directement contre lui. Mais George de Crète, connu sous le nom de George de Trébisonde, commença par attaquer le cardinal Bessarion, qui raconte lui-même l'origine de cette querelle dans son apologie de Platon. Voici le fait. Aristote, dans le second livre de sa physique, dit que tout ce que fait la nature, elle le fait pour quelque fin ; et que cependant elle ne fait rien à dessein, c'est-à-dire, avec préméditation, avec connaissance, avec raison. Cette thèse ayant été attaquée par Pléthon, qui prétendait avec Platon que la nature n'a rien fait qu'avec raison et avec prudence, Gaza prit le parti d'Aristote, et en écrivit au cardinal Bessarion. Le cardinal, qui était disciple de Pléthon, et qui le consultait tous les jours sur des matières de Philosophie, fit une réponse très-succincte, où expliquant les termes dont Platon et Aristote se sont servis, il montra que ces deux philosophes n'étaient pas si éloignés de sentiment qu'ils le paraissaient. George de Trébisonde en voulait depuis longtemps à Bessarion, parce qu'il lui avait préféré Gaza, et par la même raison il en voulait à ce dernier dont la réputation lui faisait ombrage. La réponse de Bessarion, sur la question dont nous venons de parler, lui étant tombée entre les mains, il feignit de croire que cet écrit était de Gaza ; et l'ayant réfuté, il offensa également Bessarion, Gaza et Pléthon.

La querelle s'étant échauffée, d'autres grecs de moindre considération y entrèrent. Michel Apostolius, attaché à Bessarion, écrivit contre Gaza et contre Aristote : son écrit, dit M. Boivin, n'était qu'un tissu d'injures grossières, et une déclamation de jeune homme, qui décide hardiment sur des matières qu'il n'entend pas. Andronic, surnommé Caliste, ou fils de Caliste, y fit une réponse. M. Boivin ne croit pas qu'il nous reste rien de ces deux pièces ; mais si l'on doit s'en rapporter à M. Fabricius, l'écrit d'Apostolius se trouve en manuscrit dans la bibliothèque impériale, et dans la bodléienne. Quoi qu'il en sait, on en fit peu de cas ; au lieu que la réponse d'Andronic fut approuvée par les personnes de bon gout, et surtout par Nicolas Secondin, homme de beaucoup d'esprit, qui le témoigna à Andronic lui-même par une lettre qu'il lui écrivit, datée de Viterbe, du 5 de Juin 1462. Il parle de l'ouvrage d'Apostolius comme d'un livre rempli d'injures et de calomnies ; et de celui d'Andronic avec de grands éloges.

Andronic, péripatéticien sage et modéré, envoya l'écrit d'Apostolius avec sa réponse au cardinal Bessarion, protecteur des Platoniciens, se soumettant entièrement à ce qu'il plairait au cardinal de décider sur les questions proposées. Bessarion, après avoir lu et examiné avec attention ces deux nouvelles pièces, condamna Apostolius, et approuva fort les réponses d'Andronic. On a dans un manuscrit de la bibliothèque du roi de France, deux lettres de même date sur ce sujet, toutes deux de Bessarion. La première adressée à Andronic, n'est que l'enveloppe de la seconde, qui est fort ample et adressée à Apostolius ; elle est datée des bains de Viterbe, le 19 Mai 1462. M. Boivin l'a donnée toute entière, en français d'abord, et ensuite en grec et en latin. Elle contient d'excellentes leçons touchant la vénération que l'on doit avoir pour les grands hommes qui ont inventé ou perfectionné les Arts et les Sciences, et surtout pour ceux dont la réputation est en quelque façon consacrée par l'approbation constante de tous les siècles.

Comme sa longueur nous empêche de l'insérer ici toute entière, nous nous contenterons d'en rapporter quelques traits par lesquels le lecteur pourra juger du reste. " Ce n'est point, dit-il, par des injures, c'est par des raisons solides et convaincantes que l'on doit défendre ses amis, et combattre ses adversaires ". Il le censure ensuite d'avoir maltraité Théodore Gaza. " J'ai souffert avec peine que vous accusassiez d'ignorance un homme aussi savant que l'est Théodore. Mais, ajoute-t-il, que vous ayez traité aussi indignement Aristote même, Aristote notre guide et notre maître en tout genre d'érudition ; que vous ayez osé lui dire des injures grossières, le nommer ignorant, extravagant, ingrat, et l'accuser de mauvaise foi.... je ne crois pas qu'il y ait d'audace pareille à celle-là. Je voudrais, ajoute le cardinal, lorsque Pléthon attaque Aristote, lorsque d'autres attaquent les deux princes des Philosophes (Platon et Aristote), je voudrais, dis-je, que cela se fit avec toute la modération qu'Aristote a gardée lorsqu'il a contredit ceux qui l'avaient précédé.... et nous qui, en comparaison de ces grands hommes, ne sommes que de très-petits personnages, nous avons la hardiesse de les traiter d'ignorants, et de les railler d'une manière incivile.... en vérité, cette conduite est bien étrange et bien insensée ". Il serait à souhaiter qu'on répétât souvent ces leçons de respect pour les grands hommes.

Dans le temps que cette lettre fut écrite, Gémiste Pléthon était extrêmement vieux, et demeurait dans le Péloponnèse où il s'était retiré depuis plusieurs années. Son grand âge, et le crédit de Scholarius son ennemi, qui était devenu patriarche de Constantinople, ne lui permettaient pas de défendre sa cause aussi vivement qu'il l'avait fait dans le commencement. Cependant ses ennemis mêmes, ou le craignaient encore, ou le respectaient. A peine fut-il mort, qu'ils se déchainèrent aussi-tôt contre Platon et contre lui. George de Trébisonde publia en latin : comparaison de Platon et d'Aristote, comparatio Platonis et Aristotelis, Venet. 1523, in-8°. Il ne se peut rien de plus amer et de plus violent que cet ouvrage ; c'est, dit M. Boivin, un déluge de bile, et de la bîle la plus noire, contre Platon et ses défenseurs.

Un écrit de cette nature ne pouvait manquer de faire beaucoup de bruit chez les Platoniciens ; aussi le cardinal Bessarion crut devoir le réfuter dans un traité qui parut à Venise en 1526, in-fol. et qui est divisé en quatre livres.

Ce fut dans ce temps-là que l'ouvrage de Pléthon fut censuré par Gennade, à cause des impiétés et du paganisme dont ce patriarche prétendait qu'il était rempli. L'ouvrage de Pléthon, condamné par Gennade, était intitulé en grec traité des Lais, en trois livres. L'auteur se proposait d'y donner une théologie conforme à celle de Zoroastre et de Platon ; une morale philosophique et stoïcienne ; un plan de république formé sur celui de Lacédémone, adouci par les principes de Platon ; une forme de culte et de cérémonies religieuses, un système de Physique tiré principalement d'Aristote ; enfin, des règles pour vivre heureusement. Léon Allatius regrette fort la perte de cet ouvrage ; il soutient que le dessein de l'auteur n'était nullement de renverser la religion chrétienne, mais seulement de développer le système de Platon et d'éclaircir ce que lui et les autres philosophes avaient écrit sur les matières de religion et de politique.

Au reste, le livre du cardinal Bessarion effaça les mauvaises idées que celui de George de Trébisonde avait données de Platon et de sa philosophie. Les sectateurs mêmes d'Aristote revinrent de leur prévention contre Platon. Les invectives cessèrent de part et d'autre, et la paix régna pendant plusieurs années entre les philosophes des deux sectes. (D.J.)