adj. (Grammaire) notre langue a plusieurs traités estimés sur le beau, tandis que l'idole à laquelle nos voisins nous accusent de sacrifier sans-cesse, n'a point encore trouvé de panégyristes parmi nous. La plus jolie nation du monde n'a presque rien dit encore sur le joli.

Ce silence ressemblerait-il au saint respect qui défendait aux premiers Romains d'oser représenter les dieux de la patrie, ni par des statues, ni par des peintures, dans la crainte de donner de ces dieux des idées trop faibles et trop humaines ? car on ne saurait penser que nous rougissions de nos avantages ; le plaisir d'être le peuple le plus aimable, doit nous consoler un peu du ridicule qu'on trouve aux soins que nous prenons de le paraitre. Eh, qu'importe aux François l'opinion fausse qu'on peut se faire de leurs charmes ? Heureux si par une légéreté trop peu limitée, ils ne détruisaient pas cette espèce d'agréments qui leur sont si propres, en croyant les multiplier ! L'affectation est à côté des grâces, et la plus légère exagération fait franchir les bornes qui les séparent.

Les philosophes les plus austères ont approuvé le culte de ces divinités ; leurs images enchanteresses étaient sorties des mains du plus sage de tous les Grecs. Il est vrai que le ciseau de Socrate les avait enveloppées d'un voîle que peut-être nous avons laissé tomber comme firent les Athéniens.

Speusippe, disciple et successeur de Platon, embellit aussi du portrait des grâces la même école où son maître avait éclairé le paganisme par les lumières de la plus haute raison. Eh, qui ne sait le conseil que donnait souvent Platon même à Xénocrate, dont il souffrait avec peine la triste et pédante sévérité ?

Je ne crois pourtant pas que le projet de Platon fût de rendre son disciple aussi joli que nous ; quoi qu'il en sait, c'est la nature elle-même qui nous a donné l'idée des grâces, en nous offrant des spectacles qui semblent être leur ouvrage. Elle ne veut pas nous asservir toujours sous le joug de l'admiration ; cette mère tendre et caressante cherche souvent à nous plaire.

Si le beau qui nous frappe et nous transporte, est un des plus grands effets de sa magnificence, le joli n'est-il pas un de ses plus doux bienfaits ? Elle semble quelquefois s'épuiser (si je l'ose dire) en galanteries ingénieuses, pour agiter agréablement notre cœur et nos sens, et pour leur porter le sentiment délicieux et le germe des plaisirs.

La vue de ces astres qui répandent sur nous par un cours et des règles immuables, leur brillante et féconde lumière, la voute immense à laquelle ils paraissent suspendus, le spectacle sublime des mers, les grands phénomènes, ne portent à l'âme que des idées majestueuses ; mais qui peut peindre le secret et le doux intérêt qu'inspire le riant aspect d'un tapis émaillé par le souffle de Flore et la main du printemps ? Que ne dit point aux cœurs sensibles ce bocage simple et sans art, que le ramage de mille amants ailés, que la fraicheur de l'ombre et l'onde agitée des ruisseaux savent rendre si touchant ? Tel est le charme des grâces, tel est celui du joli qui leur doit toujours sa naissance ; nous lui cédons par un penchant dont la douceur nous séduit.

Il faut être de bonne foi. Notre goût pour le joli suppose un peu moins parmi nous de ces âmes élevées et tournées aux brillantes prétentions de l'héroïsme, que de ces âmes naturelles, délicates et faciles, à qui la société doit tous ses attraits. Peut-être les raisons du climat et du gouvernement, que le Platon de notre siècle, dans le plus célèbre de ses ouvrages, donne souvent pour la source des actions des hommes, sont-elles les véritables causes de nos avantages sur les autres nations, par rapport au joli.

Cet empire du nord, enlevé de notre temps à son ancienne barbarie par les soins et le génie du plus grand de ses rais, pourrait-il arracher de nos mains et la couronne des grâces et la ceinture de Vénus ? Le physique y mettrait trop d'obstacles ; cependant il peut naître dans cet empire quelque homme inspiré fortement, qui nous dispute un jour la palme du génie, parce que le sublime et le beau sont plus indépendants des causes locales.

Ce fantôme sanglant de la liberté, qui avait causé tant de troubles chez les Romains, et qui partout subsiste si difficilement par d'autres voies, avait disparu sous l'héritier et le neveu de César. La paix ramena l'abondance, et l'abondance ne permit de songer au nouveau joug, que pour en recueillir les fruits ; l'intérêt de la chose publique ne regardait plus qu'un seul homme, et dès-lors tous les autres purent ne s'occuper que de leur bonheur et de leurs plaisirs. Otez les grands intérêts, les vastes passions aux hommes, vous les ramenez au personnel. L'art de jouir devient de tous les arts le plus précieux ; de-là naquirent bientôt le goût et la délicatesse : il fallait cette révolution aux vers que soupira Tibulle.

Tel est à peu près le tableau de ce qui se passa sous le siècle de Louis le Grand. Tandis que Corneille étonne et ravit, les grâces et le dieu du goût attendent pour naître des jours plus sereins. Voiture parait les annoncer ; ses contemporains croient les voir autour de lui ; cet écrivain en obtint même quelquefois un sourire : mais les jours heureux des plaisirs délicats, les jours de l'urbanité française, n'étaient qu'à leur crépuscule. Le rétablissement de l'autorité, d'où dépend la tranquillité publique, les vit enfin dans tout leur éclat.

Les François acquirent alors un sixième sens, ou plutôt ils perfectionnèrent les leurs ; ils virent ce qui jusques-là n'avait point encore fixé leurs yeux ; une sensibilité plus fine, sans être moins profonde, remplit leurs âmes : leurs talents de plaire et d'être heureux, une douce aisance dans la vie, une aménité dans les mœurs, une attention secrète à varier leurs amusements, et distinguer les nuances diverses de tous les objets leur firent adorer les grâces. La beauté ne fut plus que leur égale : ils sentirent même que les premières les entrainaient avec plus de douceur, ils se livrèrent à leurs chaînes : Bachaumont et Chapelle les firent asseoir à côté des muses les plus fières, tandis que la bonne compagnie de ce temps faisait de tout Paris le temple que ces divinités devait préférer au reste de la terre.

C'est à de certaines âmes privilégiées que la nature confie le soin de polir celles des autres. Tous les sentiments, tous les gouts de ces premiers se répandent insensiblement, et donnent bientôt le ton général. Telle était l'âme de cette Ninon si vantée ; telles étaient celles de plusieurs autres personnes qui vécurent avec elle, et qui l'aidèrent à dépouiller les passions, les plaisirs, les arts, le génie, les vertus mêmes de ce reste de gothique qui nuisait encore à leurs charmes. L'intérêt le plus léger, et surtout l'intérêt du plaisir viennent-ils se joindre au besoin d'imiter qu'apportent tous les hommes en naissant, tout leur devient facîle et naturel, tout s'imprime facilement chez eux ; il ne leur faut que des modèles.

Peut-on être surpris que les français qui vivaient sous Henri II. aient été si différents de nous ? Les grâces pouvaient-elles habiter une cour qui, pendant l'hiver, s'amusait (comme dit Brantome) à faire des bastions et combats, à peloter de neige, et à glisser sur l'étang de Fontainebleau ? Le joli se bornait tout au plus à la figure.

Le germe de cette qualité distinctive était sans doute dans le sein de cette nation toujours portée naturellement vers le plaisir ; il s'était annoncé quelquefois dans une fête brillante, ou sous la plume de quelques-uns de ses poètes, mais le feu d'un éclair n'est pas plus prompt à disparaitre ; ce germe était enfoui sous les obstacles que lui opposaient sans cesse l'ignorance, la barbarie ou le souffle corrupteur des guerres intestines : l'influence du climat cédait à cet égard aux circonstances.

Tout concourait au contraire, sous Louis le Grand, à répandre sur ses sujets cette sérénité, cette fleur d'agréments qui en firent la plus jolie nation de l'univers. Quelle rage aux Messinais (dit Madame de Sévigné) d'avoir tant d'aversion pour les François qui sont si aimables et si jolis !

Ils auraient payé trop cher cet avantage, s'il les eut conduits à lui sacrifier entièrement leur goût essentiel pour le beau ; il triomphe encore parmi eux, peut-être n'y fait-il pas un effet si grand que le joli, parce qu'il n'est pas toujours aisé de s'élever jusqu'à lui. Eh le moyen (dit-on) de ne pas rassembler toute sa sensibilité sur les objets qui l'avoisinent et qui la sollicitent !

C'est à l'âme que le beau s'adresse, c'est aux sens que parle le joli ; et s'il est vrai que le plus grand nombre se laisse un peu conduire par eux, c'est delà qu'on verra des regards attachés avec yvresse sur les grâces de Trianon, et froidement surpris des beautés courageuses du Louvre. C'est de-là que la musique altière de Zoroastre entraînera moins de cœurs que la douce mélodie du ballet du Sylphe, ou les concerts charmants de l'acte d'Eglé dans les talents lyriques. C'est par-là qu'un chansonnier aimable, un rimeur plaisant et facîle trouveront dans nos sociétés mille fois plus d'agrément, que les auteurs des chef-d'œuvres qu'on admire. C'est enfin par-là que le je-ne-sais-quoi dans les femmes effacera la beauté, et qu'on sera tenté de croire qu'elle n'est bonne qu'à aller exciter des jalousies et des scènes tragiques dans un serrail.

Un auteur, dont on vantait le goût dans le dernier siècle, prétend qu'on doit entendre par jolie femme, de l'agrément, de l'esprit, de la raison, de la vertu, enfin du vrai mérite. Ces deux dernières qualités ne sont-elles pas ici hors de place ? est-on joli par la raison et la vertu ?

M. l'Abbé Girard dit de son côté que juger d'un tel qu'il est joli homme, c'est juger de son humeur et de ses manières. Cependant il se trouve à cet égard en contradiction absolue avec le P. Bouhours, qui dit qu'on n'entend au plus par joli homme qu'un petit homme propre et assez bien fait dans sa taille. C'est que ces deux écrivains se sont arrêtés à de petites nuances de mode, qui n'ont rien de réel qu'un usage momentané.

Quelqu'un a dit de l'agrément que c'est comme un vent léger et à fleur de surface, qui donne aux facultés intérieures une certaine mobilité, de la souplesse et de la vivacité ; faible idée du joli en général : c'est le secret de la nature riante ; il ne se définit pas plus que le gout, à qui peut-être il doit la naissance et dans les arts et dans les manières.

Les oracles de notre langue ont dit que c'était un diminutif du beau ; mais où est le rapport du terme primitif avec son dérivé, comme de table à tablette ? L'un et l'autre ne sont-ils pas au contraire physiquement distincts ? Leur espèce, leurs lois et leurs effets ne sont ils pas entièrement différents ? On me présente une tempête sortie des mains d'un peintre médiocre, à quel degré de diminution ce sujet pourrait-il descendre au joli ? est-il de son essence de pouvoir l'être ? Qu'on se rappelle le sot qui trouvait la mer jolie, ou le fat qui traitait M. de Turenne de joli homme.

Le joli a son empire séparé de celui du beau ; l'un étonne, éblouit, persuade, entraîne ; l'autre séduit, amuse, et se borne à plaire : ils n'ont qu'une règle commune, c'est celle du vrai. Si le joli s'en écarte, il se détruit et devient maniéré, petit ou grotesque ; nos arts, nos usages et nos modes surtout sont aujourd'hui pleins de sa fausse image. (M. B.)