S. f. (Morale) passion féroce qui renferme en elle la rigueur, la dureté pour les autres, l'incommisération, la vengeance, le plaisir de faire du mal par insensibilité de cœur, ou par le plaisir de voir souffrir.

Ce vice détestable provient de la lâcheté, de la tyrannie, de la férocité du naturel, de la vue des horreurs des combats et des guerres civiles, de celle des autres spectacles cruels, de l'habitude à verser le sang des bêtes, de l'exemple, enfin d'un zèle destructeur et superstitieux.

Je dis que la cruauté émane de la lâcheté : l'empereur Maurice ayant songé qu'un soldat nommé Phocas devait le tuer, s'informa du caractère de cet homme ; et comme on lui rapporta que c'était un lâche, il conclut qu'il était capable de cette action meurtrière. Auguste prouva que la lâcheté et la cruauté sont sœurs, par les barbaries qu'il exerça envers les prisonniers qui furent faits à la bataille de Philippes, où il paya si peu de sa personne, que la veille même de cette bataille, il abandonna l'armée et s'alla cacher dans le bagage. La vaillance est satisfaite de voir l'ennemi à sa merci, elle n'exige rien de plus ; la poltronnerie répand le sang. Les meurtres des victoires ne se commettent que par la canaille ; l'homme d'honneur les défend, les empêche, et les arrête.

Les tyrants sont cruels et sanguinaires ; violateurs des droits les plus saints de la société, ils pratiquent la cruauté pour pourvoir à leur conservation. Philippe roi de Macédoine agité de plusieurs meurtres commis par ses ordres, et ne pouvant se confier aux familles qu'il avait offensées, prit le parti, pour assurer son repos, de se saisir de leurs enfants. Le règne de Tibere, ce tyran fourbe et dissimulé qui s'éleva à l'empire par artifice, ne fut qu'un enchainement d'actions barbares : enfin dégouté lui-même de sa vie, comme s'il eut eu dessein de faire oublier le souvenir de ses cruautés, par celles d'un successeur encore plus lâche et plus méchant que lui, il choisit Caligula. Ceux qui prétendent que la nature a voulu montrer par ce monstre le plus haut point où elle peut étendre ses forces du côté du mal, paraissent avoir rencontré juste. Il alla dans sa férocité jusqu'à se plaire aux gémissements de gens dont il avait ordonné la mort ; dernier période de la cruauté ! Ut homo hominem non timents, tantum spectaturus, occidat. Sophiste dans sa barbarie, il obligea le jeune Tibere, qu'il avait adopté à l'empire, à se tuer lui-même, parce que, disait-il, il n'était permis à personne de mettre la main sur le petit-fils d'un empereur. Lorsque Suétone écrit qu'une des marques de clémence consiste à faire seulement mourir ceux dont on a été offensé, il parait bien qu'il est frappé des horribles traits de cruauté d'un Auguste, d'un Tibere, d'un Caligula, et des autres tyrants de Rome.

La vue continuelle des combats, d'abord d'animaux, ensuite de gladiateurs, au milieu des guerres civiles et d'un gouvernement devenu tout-d'un-coup arbitraire, rendit les Romains féroces et cruels. On remarqua que Claude qui paraissait d'un naturel assez doux, et qui fit cependant tant de cruautés, devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. Les Romains accoutumés à se jouer des hommes dans la personne de leurs esclaves, ne connurent guère la vertu que nous appelons humanité. La dureté qui règne dans les habitants des colonies de l'Amérique et des Indes occidentales, et qui est inouie parmi nous, prend sa source dans l'usage des châtiments sur cette malheureuse partie du genre humain. Quand on est cruel dans l'état civil, la douceur et la bonté naturelle s'éclipsent bien promptement ; la rigueur de justice, que des gens inflexibles nomment discipline nécessaire, peut étouffer tout sentiment de pitié.

Les naturels sanguinaires à l'égard des bêtes, ont un penchant visible à la cruauté. C'est pour cette raison qu'une nation voisine, respectueuse à tous égards envers l'humanité, a exclu du beau privilège de jurés, ces hommes seuls qui sont autorisés par leur profession à répandre le sang des animaux : on a conçu que des gens de cet ordre n'étaient pas faits pour prononcer sur la vie et sur la mort de leurs pareils. C'est du sang des bêtes que le premier glaive a été teint, dit Ovide.

Primoque à caede ferarum

Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Métam. lib. XV. fab. ij.

La fureur de Charles IX. pour la chasse, et l'habitude qu'il avait contractée de tremper sa main dans le sang des bêtes, le nourrirent de sentiments féroces, et le portèrent insensiblement à la cruauté, dans un siècle où l'horreur des combats, des guerres civiles, et des brigandages, n'en offrait que trop d'exemples.

Que ne peuvent pas l'exemple et le temps ! Dans une guerre civîle des Romains, un soldat de Pompée ayant tué involontairement son frère qui était dans le parti contraire, il se tua sur le champ lui-même de honte et de regret. Quelques années après, dans une autre guerre civîle de ce même peuple, un soldat, pour avoir tué son frère, demanda récompense à son capitaine. Tacite, liv. III. ch. lj. Une action qui fait d'abord frémir, devint par le temps une œuvre prétendue méritoire.

Mais le zèle destructeur inspire surtout la cruauté, et une cruauté d'autant plus affreuse, qu'on l'exerce tranquillement, par de faux principes, qu'on suppose légitimes. Voilà quelle a été la source des barbaries incroyables commises par les Espagnols sur les Maures, les Américains, et les habitants des Pays-bas. On rapporte que le duc d'Albe fit passer dix-huit mille personnes par les mains du bourreau pendant les six années de son gouvernement ; et ce barbare eut une fin paisible, tandis qu'Henri IV. fut assassiné.

Lorsque la superstition, dit un des beaux esprits du siècle, répandit en Europe cette maladie épidémique nommée croisade, c'est-à-dire ces voyages d'outremer prêchés par les moines, encouragés par la politique de la cour de Rome, exécutés par les rais, les princes de l'Europe, et leurs vassaux, on égorgea tout dans Jérusalem, sans distinction de sexe ni d'âge ; et quand les croisés arrivèrent au saint sépulcre, ornés de leurs croix encore toutes dégouttantes du sang des femmes qu'ils venaient de massacrer après les avoir violées, ils baisèrent la terre et fondirent en larmes. Tant la nature humaine est capable d'associer extravagamment une religion douce et sainte avec le vice détestable qui lui est le plus opposé ! Voyez CROISADE.

On a remarqué (consultez l'ouvrage de l'esprit des lais), et la remarque est juste, que les hommes extrêmement heureux et extrêmement malheureux, sont également portés à la cruauté ; témoins les conquérants et les paysans de quelques états de l'Europe. Il n'y a que la médiocrité et le mélange de la bonne et de la mauvaise fortune, qui donnent de la douceur et de la pitié. Ce qu'on voit dans les hommes en particulier, se trouve dans les diverses nations. Chez les peuples sauvages qui mènent une vie très-dure, et chez les peuples des gouvernements despotiques, où il n'y a qu'un homme exorbitamment favorisé de la fortune, tandis que tout le reste en est outragé, on est également cruel.

Il faut même avouer ingénuement, que dans tous les pays, l'humanité prise dans un sens étendu est une qualité plus rare qu'on ne pense. Quand on lit l'histoire des peuples les plus policés, on y voit tant d'exemples de barbaries qu'on est également affligé et confondu. Je suis toujours surpris d'entendre des personnes d'un certain ordre, porter dans la conversation des jugements contraires à cette humanité générale dont on devrait être pénétré. Il me semble, par exemple, que tout ce qui est au-delà de la mort en fait d'exécutions de justice, tend à la cruauté. Qu'on exerce la rigueur sur le corps des criminels après leur trépas, à la bonne heure : mais avant ce terme, je serais avare de leurs souffrances ; je respecte encore l'humanité dans les scélérats qui l'ont violée ; je la respecte envers les bêtes ; je n'en prends guère en vie à qui je ne donne la liberté, comme faisait Montagne ; et je n'ai point oublié que Pythagore les achetait des aiseleurs dans cette intention. Mais la plupart des hommes ont des idées si différentes de cette vertu qu'on présente ici, que je commence à craindre que la nature n'ait mis dans l'homme quelque pente à l'inhumanité. Le principe que ce prétendu roi de l'univers a établi, que tout est fait pour lui, et l'abus de quelques passages de l'Ecriture, ne contribueraient-ils point à fortifier son penchant ?

Cependant " la religion même nous ordonne de l'affection pour les bêtes ; nous devons grâce aux créatures qui nous ont rendu service, ou qui ne nous causent aucun dommage ; il y a quelque commerce entr'elles et nous, et quelqu'obligation mutuelle ". J'aime à trouver dans Montagne ces sentiments et ces expressions, que j'adopte également. Nous devons aux hommes la justice et la bonté ; nous devons aux malheurs de nos ennemis des marques de compassion, quand ce ne serait que par les sentiments de notre bonheur, et de la vicissitude des choses d'ici-bas. Cette compassion est une espèce de souci tendre, une généreuse sympathie, qui unit tous les hommes ensemble et les confond dans le même sort. Voyez COMPASSION.

Tirons le rideau sur les monstres sanguinaires nés pour inspirer de l'horreur, et jetons les yeux sur les êtres faits pour honorer la nature humaine et représenter la divine. Quand après avoir lu les traits de cruauté de Tibere et de Caligula, on tombe sur les marques de bonté de Trajan et de Marc-Aurele, on commence à avoir meilleure opinion de soi-même, parce qu'on reprend une meilleure opinion des hommes : on adore un Périclès qui s'estimait heureux de n'avoir fait porter le deuil à aucun citoyen ; un Epaminondas, cette âme de si riche complexion, si je puis parler ainsi, qui alliait à toutes ses vertus celle de l'humanité dans un degré éminent, et de l'humanité la plus délicate ; il la tenait de naissance, sans apprentissage, et l'avait toujours nourrie par l'exercice des préceptes de la Philosophie. Enfin on sent le prix de la bonté, de la compassion, on en est rempli, quand on en a soi-même été digne : au contraire on déteste la cruauté, et par bon naturel et par principes, non-seulement parce qu'elle ne s'associe avec aucune bonne qualité, mais parce qu'elle est l'extrême de tous les vices ; je me flatte que mes lecteurs en sont bien convaincus. Art. de M. le Chev(D.J.)